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“Emilia Perez” et “Les Graines du figuier sauvage” : quand l’art pur et la vie dure se rencontrent


Je sentais bien qu’entre Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof et Emilia Perez de Jacques Audiard, on allait pouvoir parler cinéma. Comme on parle des deux mâchoires de l’étau qui nous serre le cœur d’admiration, ou les tripes de jalousie. De découragement, aussi, tant le travail que ces deux films ont demandé est soufflant, essoufflant. Un travail de nature très différente. Bien que les hommes y soient de gros salopards et les femmes des malheureuses, tout oppose ces deux films, la prise de risque, les moyens, le genre, et je ne parle pas de l’esthétique, du rythme. Seuls les palmes de Cannes et le succès des salles leur donnent un air de famille. Sinon, est-ce vraiment du même art qu’il s’agit ? Si je peux seulement témoigner que oui, c’est parce que j’étais chaque fois assis dans un fauteuil et devant un écran “de cinéma”.

Le réel et l’imagination, vieille histoire ici même déjà rabâchée. Ineffable déchirement. Le cinéma n’a plus beaucoup d’identité nationale, la mondialisation et l’Internet sont passés par là où l’intelligence artificielle finira de raser la table.

Se pourrait-il qu’il faille désormais voir les films deux par deux, comme s’il fallait une maman et un papa pour se faire une idée sur ce qu’on a vu ? Ce serait l’avènement du grand jour où se dire “Ça t’a plu, toi, ouais, moi j’ai adoré” ne suffira plus. Pourquoi le film d’Audiard met tant de temps à démarrer ? Le temps que je me calme sur ce que j’attends de lui ? C’est possible. Il y a aussi que l’improbable, le loufoque, le non crédible, exige une période d’acclimatation, la traversée du jardin du même nom. Que font ces animaux sauvages au bois de Boulogne ? Mais c’est tourné en studio, imbécile, c’est normal que tu n’y croies pas. Il t’en faut du temps pour comprendre que tu n’es pas là pour y croire, me dira en substance Dora, qui, elle, tout de suite, s’est sentie rassurée, ayant tellement eu peur d’avoir peur. Si ça chante, c’est que ça ne va pas faire mal. Et si le méchant grossier vérolé narco devient une belle plante, je suis dans un conte de fées.

Quand Audiard étale sa science

Moi, ce que j’observe, c’est la finesse, la durée du regard d’Emilia sur son passé disparu de son entrejambe, quoi, six images, douze images, il faudrait que je puisse demander ça à Juliette Welfling, la monteuse attitrée aux cinq titres inégalés : la durée de ce regard axial qui fait le basculement du récit, du film, à l’aune de cette fraction de seconde se mesure l’élégance des deux complices. Si vous avez raté ça, vous n’avez pas vu le film. Retournez-y. Tout Jacques Audiard est là. Déjà, dans De Rouille et d’os, il y avait ce plan très large, en forêt, près d’un lac, je ne me souviens que de l’éloignement de la caméra qui rendait minuscule la surface occupée par l’action-clé du film. J’ai oublié de quoi il s’agissait. On s’en fout de l’histoire quand c’est intelligent.

Plus facile, non moins basculant, le moment où l’enfant reconnaît l’odeur de son père. On ne me l’avait pas encore faite, celle-là, moi qui suis en quelque sorte le spécialiste mondial du chagrin filial au cinéma. Larme d’applaudissement.

Pour synthétiser, ça me vient, je dirais que Rasoulof a raconté une histoire pendant qu’Audiard étalait sa science. C’est beau d’étaler sa science, je ne comprends pas pourquoi c’est pris comme une méchanceté. Je ne parle pas du talent, du génie, je dis la science, celle d’un type qui a la sienne et la développe, la nourrit, et qui l’étale un peu plus à chaque film. Alors évidemment, on n’a pas, comme en sortant du film de Rasoulof, l’envie de sauver la planète, de préserver les espèces, celles qui arrachent le voile, celle qui change de sexe. Jacques Audiard ne risque pas d’aller en prison à cause de ce film. Quoique… Et Rasoulof a encore de belles années devant lui pour se fabriquer une science cinématographique susceptible d’être étalée.

L’art pur et la vie dure, comme les deux mâchoires du début, grincent des dents, disent des gros mots, genre putain, c’est bon le cinéma.

Christophe Donner, écrivain




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