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Pierre-André Taguieff : “Michel Barnier ne pouvait qu’être extrême-droitisé par LFI”


Il y a huit ans, la question lui avait inspiré un ouvrage – Macron, miracle ou mirage ? (L’Observatoire). La boussole du philosophe penchait alors pour la seconde hypothèse (“confirmée depuis”). Aujourd’hui, Pierre-André Taguieff, essayiste prolifique et fin observateur des turpitudes de la société française, n’en est plus là. “Le sauveur d’hier est devenu le maudit d’aujourd’hui”, constate l’historien des idées. En revanche, la nomination de Michel Barnier à Matignon constitue pour lui un signe positif “en direction d’une sortie de la prison des postures sectaires et arrogantes accompagnées de diabolisations réciproques et toujours renaissantes”.

En cette rentrée politique, le philosophe examine les racines de la crise de notre “démocratie de fin d’époque”. A commencer, selon lui, par une extrême gauche qui, ne s’appuyant plus sur une “grande théorie” comme le marxisme, “se réduit à une somme d’émotions ou de passions”, et dont les outrances verbales “alimentent la force d’attraction de l’extrême droite”. Mais pas seulement. L’intellectuel se montre tout aussi sévère vis-à-vis du “sectarisme de l’hyper-centrisme intolérant”, qu’il qualifie de “machine à détruire la démocratie de l’intérieur”. Et juge que pour endiguer la “dislocation nationale”, il importe de recourir à un “libéralisme politique et culturel” respectueux des débats et ouvert aux discussions. Entretien.

L’Express : Après la nomination de Michel Barnier à Matignon, des manifestations dénonçant le “coup de force” d’Emmanuel Macron ont émergé partout en France… L’arrivée de ce nouveau Premier ministre signe-t-elle une sortie de crise, ou est-ce un nouveau chapitre dans celle déclenchée par la dissolution de l’Assemblée nationale ?

Pierre-André Taguieff : Dans ce moment de crise globale, il y a mieux à faire que ressasser paresseusement les slogans antimacroniens. Le sauveur d’hier est devenu le maudit d’aujourd’hui. Pour tous les impatients qui aspirent à exercer le pouvoir, le président Macron, insupportable obstacle, incarne désormais la causalité diabolique. À l’automne 2017, j’ai publié un essai intitulé Macron : miracle ou mirage ? Et je penchais pour la thèse du mirage, confirmée depuis. C’est dire que je ne me fais aucune illusion sur la capacité de ce brillant et infatigable orateur à relever notre France qui tombe.

Mais on est en droit d’espérer, avec toutefois un zeste de scepticisme, qu’avec la nomination de Michel Barnier, gaulliste social réputé à la fois réaliste et ferme, mais aussi nuancé et ouvert à la négociation, au poste de Premier ministre, un signe a été donné en direction d’une sortie de la prison des postures sectaires et arrogantes accompagnées de diabolisations réciproques et toujours renaissantes. Ce défenseur d’une Europe des nations dans la tradition gaulliste a défendu des positions lucides et courageuses concernant la politique de l’immigration, qui n’est pas une propriété du Rassemblement national. Il est aussi un homme de concertation, affirmant qu’”il y a de bonnes idées partout” et promettant de respecter “toutes les forces politiques” y compris le RN qui a recueilli les suffrages de onze millions de Français (dont les “voix comptent”, comme il l’a déclaré sur TF1 au lendemain de sa nomination). Sans oublier qu’il s’est également clairement opposé aux sectaires de tous bords : “le sectarisme est une preuve de faiblesse. Je pense qu’il faut ouvrir la porte et ouvrir la table à tous ceux qui le voudront”.

Si la société française est de droite, ou du moins penche à droite, alors Michel Barnier en est une expression assez fidèle. Mais il ne pouvait qu’être extrême-droitisé par les “vertueux” et suspicieux leaders du Nouveau Front populaire (NFP), qui l’accusent de connivence avec Marine Le Pen. L’indigéniste mélenchonienne Danièle Obono, coutumière des amalgames polémiques attendus, n’a ainsi pas manqué de dénoncer, le 9 septembre sur RFI, “le premier gouvernement macrono-lepéniste”, alors même que ledit gouvernement n’avait pas été formé… Bel exemple de diabolisation par contact imaginé et par contamination fantasmée, d’inspiration complotiste.

Mais Michel Barnier sera-t-il capable d’endiguer la crise démocratique que nous connaissons depuis le mois de juin ?

Il serait irresponsable aujourd’hui de s’écrier “vive la crise !”, en attendant avec confiance que la dialectique historique mette de l’ordre dans notre histoire nationale. Oublions donc provisoirement, par prudence ou sagesse pratique soucieuse de respecter le champ des possibles, nos aspirations à une France “meilleure” et nos espoirs naïfs d’une démocratie enfin régénérée. La précipitation n’est pas ici de mise. La tâche la plus urgente est de l’ordre de la critique théorique et pratique du triste état dans lequel se trouve le système politique en France.

Il est temps d’en finir avec ces pitoyables parades des bien-pensants de tous bords qui s’habillent des poncifs de la “politique morale” des derniers Tartuffe en date, tel l’intarissable démagogue Mélenchon, pour lancer leurs accusations cyniques, comme le prétendu “coup de force” reproché au président Macron. Car ils sont de plus en plus nombreux à plastronner et à sévir sur la scène d’une démocratie de fin d’époque ou, plus piteusement, de basse époque, où tout est spectacle ou finit dans le spectacle. Et où l’étalage et l’instrumentalisation des bons sentiments tiennent lieu d’enseignement moralisateur dispensé par de petits “insoumis” madrés, faux rebelles encartés aux ordres du chef, convaincus d’avoir pris le train rapide allant dans le sens de l’Histoire.

Quelles sont les racines de cette crise de la démocratie française que vous décrivez ?

Il faut regarder du côté de l’extrême gauche, où abondent les croyants fanatisés. L’identité idéologico-politique de l’extrême gauche contemporaine – qu’on dira, pour aller vite, “postmoderne” – est devenue faible et indistincte, en ce qu’elle s’est réduite à un pot-pourri d’emprunts à des thématiques au goût du jour. Ne s’appuyant plus sur une “grande théorie” comme le marxisme, elle se réduit à une somme d’émotions ou de passions à l’expression lexicalement et rhétoriquement codifiée, au service d’une “radicalité” devenue le principal objet de désir des militants. Elle se confond dès lors avec un mouvement d’opinion intellectualisé par des élites faisant profession de critiquer et de récuser l’ordre politique existant en écho au malaise et au ressentiment des milieux “défavorisés” (qui ont remplacé les “couches inférieures” de la population) et des intellectuels déclassés rêvant de prendre leur revanche. Ce, au nom du “changement”, cette vache sacrée de toutes les gauches – des marxisantes aux libérales.

Dans la vision messianique du “changement”, forme intrinsèquement positive du “mouvement” supposé cause motrice de “la vie” comme de “l’histoire”, on attend du “changement” qu’il sauve, régénère ou rédime le groupe humain considéré (ethnique, national, civilisationnel, etc.). Or, le “changement” ainsi valorisé implique d’abord une rupture avec l’ordre établi, réduit à un désordre imposé, ensuite une transformation radicale de la société, en vue de réaliser telle ou telle fin sublime (émancipation ou libération de tous, justice pour tous, etc.). À l’heure des réseaux sociaux et de la “pensée tweet”, les grandes idéologies se sont évanouies, mais les esprits se sont tous idéologisés. Ce présentisme sans mémoire ni horizon définit peut-être un nouveau moment nihiliste dans les démocraties occidentales.

Vous ne mentionnez pas la montée en puissance de l’extrême droite… N’est-ce pas une partie essentielle du problème ?

Dans les pays où l’extrême droite est en cours de dédiabolisation, comme en France ou en Allemagne, le meilleur carburant de la normalisation, voire de la respectabilisation des partis nationaux-populistes dits “d’extrême droite” est la radicalité provocatrice de l’extrême gauche. Les outrances verbales de celle-ci alimentent la force d’attraction de l’extrême droite, surtout si cette dernière se garde de donner dans la violence verbale, ce qui a été le cas pour le RN au cours de ces dernières années. En clair : le résultat de l’auto-extrémisation de l’extrême gauche est l’intensification de la polarisation du champ politique, qui profite à la seule extrême droite – en France le RN, en Allemagne l’AfD. Et celle-ci profite elle-même du débat empêché sur l’immigration, comme s’il était d’emblée “fasciste” de mettre en œuvre une politique migratoire. Le déni des problèmes – pratiqué par ceux qui n’en souffrent jamais – ne les fait pas disparaître par enchantement. Ils reviennent en boomerang par les mouvements politiques qui décident d’exploiter démagogiquement le sujet négligé.

N’est-ce pas réducteur d’attribuer la crise politique que nous vivons à la seule mue de l’extrême gauche contemporaine?

J’y vois un facteur déterminant, mais non exclusif, de la crise politique, qui est multidimensionnelle. Mais ce facteur est indissociable des effets de la vision et de la pratique macronistes de la politique, qui se sont finalement traduites par la mise en œuvre de la stratégie autodestructrice du double “cordon sanitaire”, qui réalise le rêve hyper-centriste et purificateur d’une totale neutralisation des extrêmes, tels qu’ils sont construits précisément par cet hyper-centrisme politique. Ce rêve irréalisable est celui de la grande exclusion de toutes les formations politiques perçues comme irrémédiablement étrangères au centre ou au “bloc central” – ce dernier étant censé monopoliser le Bien politique et moral –, voire désignées comme des forces ennemies avec lesquelles toute négociation, tout compromis et toute coalition sont impossibles.

Ce “bloc central”, doté d’une “bonne” aile gauche (à visage social-démocrate) et d’une “bonne” aile droite (incarnée par les républicains libéraux), est ainsi transformé, subrepticement, en espace politique légitime, espace bipolarisé au sein duquel s’exerce désormais, d’une façon exclusive, la compétition politique. Tout ce qui est réputé ne pas pouvoir y entrer, même dans les marges, est voué à être exclu, annulé, et ainsi frappé d’inexistence. Le clivage droite/gauche tend à perdre son sens. Il s’ensuit que la démocratie libérale, pluraliste et représentative est non seulement bloquée dans son fonctionnement, mais, plus gravement, trahie dans son projet et son esprit.

Comment cela ?

Dans cette version pervertie, l’opposition droite/gauche étant devenue indistincte, la démocratie libérale confère une légitimité à l’intolérance face aux contradicteurs, au refus du dialogue et à l’exclusion des non-conformes, traités comme des mal-pensants ou des irresponsables dangereux. Elle donne une apparence morale à l’intransigeantisme le plus aveugle et au sectarisme le plus rigide. L’extrémisation de l’adversaire apparaît dès lors comme une mise à mort symbolique de tout contradicteur. Elle illustre la présence active de l’esprit totalitaire dans la vie démocratique, ainsi menacée de l’intérieur. Se réclamant d’un consensus imaginaire autour de quelques formules creuses (du type “partage de richesses”, pour les gauches), les adeptes d’un néo-totalitarisme soft, souriant et paternaliste se sont ainsi installés dans les lieux du pouvoir comme dans ses marges.

Vous y allez fort…

Il faut parfois philosopher à coups de marteau, pour le dire comme Nietzsche. Le sectarisme de l’hyper-centrisme intolérant est une machine à détruire la démocratie de l’intérieur, et ce, au nom de la lutte contre l’intolérance et pour les “valeurs démocratiques”. Perversité suprême, celle des nouveaux “bien-pensants”, faux dévots, hypocrites et vrais imposteurs d’aujourd’hui, tous plus “démocrates” les uns que les autres, alors même que la démocratie, à force de servir d’étiquette valorisante pour toutes les variétés de dictature, a perdu toute signification. Ce démocratisme tapageur est un démagogisme.

Mais il faut également souligner le fait que les extrémisés par les stratèges de l’hyper-centrisme se montrent tout aussi intransigeants, intolérants et sectaires. La fermeture sur soi s’accompagne d’une banalisation du regard soupçonneux et du désir d’excommunier, voire d’annuler les concurrents. Il s’ensuit que l’esprit de censure est le mieux partagé par tous les groupes politiques, ce qui donne souvent à l’Assemblée nationale, en France, l’image d’un collège de censeurs, amateurs et consommateurs compulsifs de “lignes rouges”, de “plafonds de verre” et de “barrages” infranchissables.

De quoi ce recours compulsif aux “barrages” et aux “lignes rouges” est-il le nom ?

Je pense qu’il est l’expression du malaise et d’un sentiment d’impuissance face à la marée montante des extrêmes droites dédiabolisées. Par ailleurs, dans l’espace politique et culturel, aujourd’hui, le vertuisme militant et pointilleux, qui professionnalise l’expression publique des sentiments d’indignation et de révolte au nom de la triade des valeurs-normes absolutisées (égalité, diversité, inclusion), est l’un des symptômes de l’entrée dans un âge de décadence – celui qu’on appelle depuis quelques années l’âge du “wokisme” ou de la “religion woke”, dont les versions militantes ne doivent pas cacher les versions diffuses, imbriquées dans les discours et les pratiques. C’est là l’effet civilisationnel de la trahison des élites, qui a suivi leur démission.

Il nous reste à espérer qu’en France, la banalisation croissante de l’indignation vertueuse, de l’esprit de délation, du nihilisme endimanché et du révolutionnarisme carnavalesque ne signent pas l’entrée dans la fin de notre histoire nationale. Telle serait la dissolution finale de ce qui nous importe le plus. Disons, une dislocation nationale, qu’on a bien des raisons de croire en cours. Mais l’on peut faire le pari qu’elle ne sera ni irrésistible ni irréversible.

Alors que faire pour endiguer cette “dislocation nationale” si, comme vous le craignez, celle-ci est déjà en cours ?

Il importe d’abord de dénouer lesdits cordons sanitaires. C’est pourquoi s’impose aujourd’hui, du moins au regard du sage, le recours au critère fondamental du libéralisme politique et culturel qui, respectueux du pluralisme et du dialogisme, postule que notre adversaire peut avoir raison contre nous, et qu’en conséquence, il convient de faire preuve de respect envers lui en acceptant d’engager des discussions et des négociations pour forger des compromis. Telle est la position rejetée a priori comme intolérable, voire impensable, par les nouveaux sectaires à la bonne conscience bétonnée, qu’on trouve surtout désormais à gauche, certes avec des exceptions notables. Pour les adeptes de l’intransigeantisme sectaire, tout compromis implique une compromission, voire une souillure, et doit être rejeté.

Rares sont ceux qui, dans la classe politique, font preuve d’une ouverture non feinte aux arguments formulés par des adversaires ou des concurrents, et se montrent disposés à les discuter sans mauvaise foi, avec pour seule boussole l’intérêt national ou le bien commun. La difficile question est de savoir comment favoriser leur multiplication. Mais, faut-il le rappeler, la politique ne se réduit pas à l’art de la discussion et de la négociation, elle implique l’exercice d’une capacité de décision. Pourquoi donc, pour gouverner la France, ne pas faire confiance à un homme politique expérimenté qui inspire la confiance comme Michel Barnier, s’il ne se contente pas d’être l’ombre portée du président Macron ? On sait cependant que, quoi qu’il puisse faire, les semeurs de chaos se mettront au travail. Censeurs et bloqueurs sont aux aguets.




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