C’est le cinquième jour d’un procès qui questionne, bouscule, révulse. En cet après-midi du 6 septembre, Bruno Daunizeau, expert psychologue et psychanalyste, s’avance devant la cour criminelle de Vaucluse, à Avignon. Son rôle : déterminer l’impact traumatique de Gisèle Pélicot, lorsqu’elle a su que son mari la droguait afin que des hommes la violent, durant dix ans. A la barre, Bruno Daunizeau égrène “les difficultés d’endormissement”, “les crises d’angoisse”, “l’hypersensibilité au bruit” ou encore “les envies de suicide”, qui rythment désormais le quotidien de la victime.
Mais un autre passage de son exposé interpelle : le 21 décembre 2020, lors de sa rencontre avec Gisèle Pélicot pour réaliser son expertise, le psychologue dit avoir effectué le test de la page blanche, destiné à mesurer son degré d’”influençabilité”. “Je lui ai demandé de signer ce document vierge, ce qu’elle a fait”, signe “d’une disposition à suivre les consignes sans remettre en question, par respect ou confiance”, explicite l’expert, sollicité par L’Express. D’après lui, 98 % des personnes se trouvent dans cette configuration pendant ce test, les 2 % qui refusent montrant à l’inverse “une plus grande réticence à agir”, ce qui peut indiquer “une indépendance d’esprit, une méfiance plus marquée, ou une volonté de contrôler la situation”, poursuit-il.
Problème : ce test, issu de “sa longue expérience clinique” – une manière de dire qu’il s’agit d’une invention -, n’a aucun fondement scientifique, et rappelle d’autres théories fumeuses, souvent mobilisées en procès par des experts d’orientation psychanalytique. “Dès lors qu’un outil d’évaluation psychologique ne répond pas aux critères psychométriques établis depuis plusieurs décennies par la recherche, il ne peut être considéré comme valide”, critique Mickaël Morlet Rivelli, psychologue et expert judiciaire près la cour d’appel de Reims. Pour ce professionnel, le taux de 98 % de réponses positives, évoqué par Bruno Daunizeau, signifie simplement que “cet exercice n’est pas suffisamment discriminant pour permettre une interprétation quelconque”. “Moult raisons peuvent expliquer qu’un individu applique une consigne donnée, notamment dans un contexte d’expertise judiciaire”, rappelle-t-il.
Maëlle en sait quelque chose. Le 2 août 2018, la jeune femme alors âgée de 22 ans est aussi expertisée par Bruno Daunizeau, dans le cadre d’une affaire de viols et de violences conjugales, commis par son ancien conjoint. Durant près de deux heures, l’expert lui pose des questions sur son enfance ou sa sexualité. A la fin de l’entretien, ce dernier lui tend une feuille blanche et lui demande, là encore, de la signer. “Comme on a longuement discuté et que c’est un professionnel, je ne me suis pas vraiment posé de questions, pensant qu’il allait peut-être analyser mon écriture”, se souvient-elle.
Dans le compte rendu de l’expertise, Maëlle apprend alors qu’elle “semble être quelqu’un de particulièrement influençable et impressionnable”… Interrogé par L’Express sur la fiabilité de son test, Bruno Daunizeau précise : “Cette approche est utilisée comme un complément à d’autres observations cliniques et psychologiques, et non comme un test autonome ou décisif. Je ne me base pas uniquement sur ce geste pour évaluer la crédibilité d’une personne, mais je l’utilise en combinaison avec d’autres indicateurs de suggestibilité et d’influençabilité, notamment l’observation comportementale et le discours verbal.”
Une pratique basée sur l’intuition
Dans ses expertises, Bruno Daunizeau indique en effet s’intéresser aux “micro-expressions et autres signaux corporels involontaires”, des “indicateurs précieux”, selon lui, pour “comprendre l’état émotionnel d’une personne à un moment donné”. Au procès des viols de Mazan, le président de la cour l’a d’ailleurs questionné sur la possibilité d’évaluer la sincérité de Gisèle Pélicot, ce à quoi l’expert a répondu que des signes, comme “les yeux qui bougent en permanence” ou “les mains moites”, témoignaient chez elle d’”un facteur d’insincérité assez bas”.
Dans le cas où Bruno Daunizeau ne pourrait serrer la main d’une personne pour vérifier sa moiteur, le psychologue a imaginé un autre test, qui “consiste à poser la main sur une feuille de papier et à observer si elle y adhère”, développe-t-il. Mais pour Frédéric Tomas, docteur en psychologie, maître de conférences à la Tilburg University aux Pays-Bas et spécialiste du mensonge, “les micro-expressions, si tant est qu’elles existent, n’ont pas de rapport direct avec les émotions exprimées ni avec la duperie”.
Les mains moites, par exemple, peuvent aussi bien s’expliquer par “de la nervosité que par une sudation extrême pathologique (l’hyperhidrose) ou contextuelle (environnement humide et chaud)”, note-t-il, “autant de raisons pour lesquelles une feuille collerait soi-disant à la paume d’une personne”. “Le discours de cet expert psychologue démontre, une fois de plus, le fossé qui subsiste entre la pratique clinique ‘à la française’, principalement étayée sur l’intuition ou l’expérience, et une pratique basée sur des preuves issues de la recherche scientifique”, appuie Mickaël Morlet Rivelli, qui défend depuis plusieurs années un contrôle méthodologique des experts judiciaires, comme aux Etats-Unis.
Car Bruno Daunizeau n’est pas le seul à mobiliser des concepts dénués de fondement scientifique. Dominique Pélicot, le principal accusé, a été expertisé par le psychiatre Paul Bensussan, connu pour défendre depuis des années le concept controversé de “syndrome d’aliénation parentale”. Cette théorie n’a pas été mobilisée dans cette affaire précisément, mais elle désigne l’influence qu’exercerait un parent sur son enfant pour qu’il dénigre l’autre parent, au point parfois de l’accuser injustement de maltraitances physiques ou de violences sexuelles.
Ce concept ne figure pourtant dans aucune classification des troubles mentaux, et l’OMS, comme le ministère de la Justice français, ont rejeté son usage “faute de preuves scientifiques suffisantes”, estimant qu’il visait “à discréditer la parole ou l’attitude de l’enfant”. Plusieurs expertises réalisées par Bensussan y font malgré tout référence, au point que quatre associations de protection de l’enfance ont saisi le Conseil national de l’ordre des médecins, en avril 2022. Si l’institution a estimé que “les manquements déontologiques n’étaient pas prouvés”, la plainte a toutefois été transférée à la chambre disciplinaire, et demeure en cours d’instruction. “On souhaiterait que le Dr Bensussan ne soit pas renouvelé sur la liste des experts, le temps qu’il y ait une vraie enquête”, soutient Pascal Cussigh, président de l’association CDP-Enfance. Contacté par L’Express, Paul Bensussan dit “réserver ses réponses à la juridiction ordinale”.
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