En mai, l’historien Joël Kotek, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste des questions de génocide et d’antisémitisme, livrait dans nos colonnes une analyse fine de “l’antisionisme radical d’atmosphère” qui touche selon lui la Belgique. Ce, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat : certains ministres n’hésitant pas à refuser de qualifier le Hamas d’organisation terroriste, quand d’autres ont demandé l’exclusion d’Israël de l’Eurovision. Quelques mois plus tard, la situation semble inchangée. Mais un sondage Ipsos, commandé par l’Institut Jonathas (créé en mars 2024 par des représentants de la communauté juive belge, présidé par Joël Kotek) et révélé en juin, jette une lumière crue sur l’ampleur et la gravité du problème de l’antisémitisme en Belgique.
Pour L’Express, Viviane Teitelbaum, sénatrice membre du Mouvement réformateur (centre droit), auteure de nombreux ouvrages sur l’antisémitisme et secrétaire générale de l’Institut Jonathas, revient sur les résultats surprenants de cette enquête. Et brosse le portrait d’un pays englué dans le clientélisme politique, victime de “l’ignorance crasse” du judaïsme ou même de l’histoire du Moyen-Orient, et pâtissant dans le même temps de ne pas avoir “une vraie laïcité à la française” et des travers du multiculturalisme à l’anglaise. La sénatrice s’inquiète aussi que notre pays tombe à son tour dans “le même piège que la Belgique”. “Je ne crois pas m’avancer en disant que beaucoup de Belges de la communauté juive regardent ce qui se passe en France, et notamment le traitement accordé à La France insoumise, avec incompréhension” avertit-elle. Entretien.
L’Express : 14 % des Belges expriment une aversion pour les juifs, soit nettement plus qu’en France, où ce sentiment plafonne à 6 %. C’est ce qui ressort d’un sondage réalisé entre le 8 et le 12 mai par l’Ipsos pour l’Institut Jonathas. L’attaque du 7 octobre a-t-elle fait ressurgir un particularisme belge en matière d’antisémitisme ?
Viviane Teitelbaum Oui. Des digues ont sauté, c’est certain. La mémoire de la Shoah n’est plus une ligne rouge. Elle ne protège plus. Depuis le 7 octobre, on a le sentiment que révéler son aversion pour les juifs n’est plus tabou (en témoigne ce sondage). A l’inverse de la France, vous n’entendrez pas ou très peu de discours forts de la part de nos ministres ou de nos députés condamnant l’antisémitisme. Bien au contraire, vous trouverez davantage des réactions systématiquement à charge contre Israël et une complaisance vis-à-vis du flou que certains entretiennent sur le “rôle” de la communauté juive dans la guerre à Gaza. La ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, comme le ministre flamand des Médias, ont par exemple appelé à l’exclusion de l’Etat hébreu du concours de l’Eurovision. Cet été, la Ville de Bruxelles a refusé d’accueillir le match de la Ligue des Nations opposant la Belgique à Israël, soi-disant pour des raisons de sécurité. De même, de jeunes adolescents israéliens n’ont pu participer à un tournoi de frisbee dans la ville de Gand, suite à des menaces et propos hostiles. Et ce ne sont que quelques exemples. Chez nous, c’est soit le déni qui prédomine, soit le soutien tacite aux discours antisionistes radicaux, voire antisémites. Or le message que cela envoie, c’est que d’une part il y a un permis de haïr les juifs en Belgique et que d’autre part ce sont les juifs qui constituent désormais une menace pour la sécurité nationale.
Comment l’expliquez-vous ?
Cela tient en un mot : clientélisme. Il faut savoir que l’antisionisme a toujours été très fort dans notre pays. Beaucoup de politiques pensent donc qu’instrumentaliser le conflit israélo-palestinien leur assurerait le soutien de certains électorats. Ce que Joël Kotek, le président de l’Institut Jonathas, appelle l’antisémitisme tertiaire, de calcul, soit totalement opportuniste. S’ajoute à cela un antijudaïsme hérité du catholicisme, de l’extrême droite, qui n’a jamais disparu (19 % des Belges pensent que “les juifs sont responsables de la mort du Christ”). Un autre touche une partie de l’extrême gauche (je dirais même d’une partie de la gauche désormais), qui fait preuve d’un antisionisme radical et associe systématiquement les juifs à l’argent… Sans oublier l’antisémitisme islamiste qui, faute de condamnations par crainte d’être accusé de stigmatiser les musulmans et d’islamophobie – ce qui n’a rien à voir – ne cesse de grandir. A Bruxelles, où la communauté musulmane est particulièrement implantée, 22 % des sondés ont exprimé une aversion pour les juifs (un record !). Ajoutez à cela la culpabilité toujours vive de la déportation des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, notamment en Flandre (où 64 % de la population juive a été déportée), qui pousse certains à nazifier à tout prix les Israéliens pour dédouaner leurs parents ou grands-parents… Bref, avec tout cela, on tombe facilement dans la surenchère du politique qui donnera le plus dans le clientélisme !
On dit du modèle belge qu’il se rapproche par endroits du multiculturalisme anglo-saxon. Modèle que beaucoup d’observateurs mettent aujourd’hui en cause concernant l’antisémitisme. Récemment, une ligne de bus sécurisée a été mise en place dans le nord de Londres à destination des juifs…
C’est un point important et ce qui se passe à Londres est très grave. Comme au Royaume-Uni, le communautarisme religieux et identitaire grandit, en effet, sous l’impulsion du relativisme culturel. Or, en parallèle, certains politiques n’ont de cesse de vouloir vider de son sens notre “neutralité” (même si c’est très différent, l’ambition de ce principe se rapproche de celle de la laïcité à la française). L’idée étant de la rendre, pour reprendre la nouvelle expression favorite de certains de nos partis de gauche, plus “inclusive”, en permettant par exemple aux fonctionnaires qui ne sont pas en contact avec le public de porter des signes religieux sur leur lieu de travail. Tant pis si une promotion ou une évolution de carrière peut venir chambouler cette disposition et favoriser le contact… Sans oublier qu’en Belgique, les représentants du culte sont rémunérés sur fonds publics. Ce qui rend toute réflexion voire condamnation d’un antisémitisme fondé sur des stéréotypes religieux très difficiles. Au fond, je dirais que la Belgique pâtit à la fois de ne pas avoir une vraie laïcité à la française (même si elle est imparfaite), et du multiculturalisme à l’anglaise. Sans parler de l’ignorance crasse du judaïsme ou même de l’histoire du Moyen-Orient, qui, je crois, n’est pas un petit facteur dans la persistance de l’antisémitisme en Belgique…
Comment cela ?
Le sondage que nous avons commandé en juin a fait ressortir que plus de 80 % des Belges ignorent combien il y a de juifs dans le monde. Avec parfois des estimations délirantes. Mieux : si les trois quarts des Belges ne savent pas combien de juifs vivent dans notre pays, 11 % pensent tout de même qu’il y en a “trop”. Et enfin, plus de 60 % de nos concitoyens ignorent que la religion juive est apparue avant la chrétienté et l’islam. Le plus désolant étant sans doute le fait que très peu de choses sont faites pour endiguer cela. A l’école, certains directeurs préfèrent dire aux élèves juifs de quitter leur établissement car ils se sentent démunis et incapables de les protéger. Enseigner la mémoire de la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est devenu un défi pour certains professeurs…
Nous sommes en retard face à l’ampleur que prend le phénomène. Il faut songer que même notre loi de 1981, qui condamne l’incitation à la haine, englobe toujours l’antisémitisme dans la notion de “racisme”. Quand on dépose plainte, on ne peut cocher une case antisémitisme en tant que tel, il faut donc le préciser dans le texte de la plainte. Mais combien de personnes le font vraiment ? Cette loi n’est d’ailleurs pas seulement dépassée pour cette raison, mais aussi car elle demande de pouvoir prouver “l’intention”. J’en ai moi-même fait l’expérience : il y a quelques mois, des agents de propreté ont crié à plusieurs reprises “mort à Viviane !” en apercevant mon visage sur une affiche de campagne électorale. Il est évident que ces propos sont directement liés au fait que je suis identifiée comme juive (en plus de mon engagement contre l’antisémitisme). Mais comment “prouver” leur intention de me nuire sinon par cette seule évidence ?
Le mode de gouvernance belge repose largement sur le compromis politique. Est-ce un frein à la lutte contre l’antisémitisme ?
La Belgique a effectivement différents niveaux d’exercice du pouvoir, notamment régionaux, mais je crois que le problème se situe davantage du côté de notre tradition de cohabitation. Chez nous, il est de coutume de former un gouvernement avec différents partis, même s’ils sont parfois très éloignés sur l’échiquier politique, selon les résultats du scrutin proportionnel. De fait, qui dit composer avec différentes forces politiques dit faire une synthèse d’opinions allant potentiellement de la gauche à la droite. Et donc privilégier les points d’accord. Ce qui, malheureusement, peut rendre difficile de prendre des positions fermes, même sur des sujets comme l’antisémitisme… J’ai déposé il y a deux ans une proposition au parlement de Bruxelles-Capitale en vue d’adopter la stratégie européenne sur la lutte contre l’antisémitisme. Il a fallu attendre le 10 octobre 2023, trois jours après les attaques du 7 octobre, pour que celle-ci soit débattue en commission. Et même après cela, mon texte a été si dénaturé et vidé de son contenu par les partis de gauche que je n’ai pas pu le voter moi-même…
La sphère intellectuelle belge est-elle au rendez-vous sur le sujet de l’antisémitisme ?
Non, c’est d’ailleurs un gros problème. Pour vous donner une idée : lors d’un colloque sur le déni de l’antisémitisme organisé par l’Institut Jonathas en avril, plusieurs de nos invités étaient… français. Comprenez-moi bien : certains universitaires et penseurs belges prennent la parole, des artistes aussi (comme les frères Dardenne), mais ils sont peu nombreux et la plupart sont juifs. Pour le reste, la majorité apporte son soutien exclusif aux Palestiniens.
Il y a quelques semaines, l’un de nos chroniqueurs flamands les plus célèbres, Herman Brusselmans, a dit dans le magazine Humo son “envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque juif qu’il rencontre”. Mais, chose qui surprendra peut-être un Français, seules les associations juives et de défense des droits humains sont montées au créneau ou presque, ainsi que quelques rares personnalités politiques. L’écrasante majorité des réactions en Flandre allant dans le sens d’une défense de la “liberté d’expression” de l’auteur ! Et je passe sur la sortie dans le journal de gauche De Morgen d’un ancien rédacteur en chef adjoint du magazine Humo, selon lequel les organisations (en parlant des associations juives) “riches arrivent à intimider non seulement Brusselmans, mais les médias et la société”. La ficelle est épaisse.
Vous connaissez bien la France. Pensez-vous qu’elle soit mieux armée que votre pays pour lutter contre l’antisémitisme ?
Comme je l’ai dit, votre pays a ceci d’exceptionnel que les dérives antisémites se sont toujours vu opposer une parole politique forte au plus haut niveau de l’Etat. Mais il faut reconnaître que l’équilibre est fragile, et la France pourrait bien sombrer dans un scénario belge. Je m’explique : vous avez désormais un Premier ministre, mais il va maintenant falloir que les partis présents dans l’hémicycle s’accordent… Notamment avec La France insoumise et, il faut le dire, son antisémitisme larvé et son antisionisme radical très clairement exprimé. De ce point de vue, je crois, la Belgique n’a rien à vous envier. Certes, nos partis de gauche, PS et Ecologistes, ont le même discours que LFI sur le conflit actuel et l’avenir du Proche-Orient. Mais chez vous, la gauche modérée et démocrate en est non seulement arrivée à soutenir le pire de l’extrême gauche (ce qui est parfois le cas chez nous aussi), mais en plus, elle s’est fait voler la vedette par cette gauche antidémocratique. Ce qui est fait est fait. Maintenant, il faut surtout que la France ne tombe pas dans le même piège que la Belgique.
De quel piège voulez-vous parler ?
La cécité. La Belgique a été très marquée par le nazisme et la déportation des juifs sur son sol. Depuis, et c’est heureux, nos médias comme nos politiques se sont attachés à démonter rigoureusement les discours antisémites de l’extrême droite. Le problème, c’est qu’ils ont oublié de regarder le monde évoluer. Aujourd’hui, nous avons un train de retard sur la compréhension des extrémismes. Comme si la pendule s’était arrêtée sur l’extrême droite comme unique danger démocratique. Or, c’est cette cécité sur le danger que représente une certaine extrême gauche et l’islamisme qui vaut à une bonne partie de la communauté juive de se demander si elle a encore un avenir en Belgique. Je ne crois pas m’avancer en disant que beaucoup de Belges de la communauté juive regardent ce qui se passe en France, et notamment le traitement accordé à La France insoumise, avec incompréhension. Ouvrez les yeux, l’extrême droite reste un danger, mais il n’est plus le seul danger qui guette les juifs…
Source