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“Houris”, de Kamel Daoud : un livre monument sur la guerre civile algérienne, par Abnousse Shalmani


“Les livres qu’on n’a pas écrits, ça ne pardonne pas”, dit Aïssa à Aube. Il conduit sa camionnette en racontant, Aube l’écoute en poursuivant son dialogue intérieur avec la fille dans son ventre. Elle veut avorter – ou non ? – pour ne pas lui faire vivre une vie impossible, une vie de femme dans un pays qui ne les aime pas, qui les humilie et les égorge. Ils cheminent vers hier, ils s’accompagnent de mots dans un voyage qui est une déchirure dans le voile qui couvre le passé, qui offre une sépulture aux morts, qui danse et qui pleure, mais sans jamais être en repli victimaire. Houris est un roman qui frappe précisément là, entre le cœur et le ventre. Houris est un livre monument. Monument par son écriture : des monologues qui s’enchevêtrent pour tenter de circonscrire une guerre civile oubliée et pardonnée, mais qui reste un sourire éternel sur la gorge d’Aube, qui n’a pas droit à la parole. Elle l’a perdue avec ses cordes vocales, alors il faut bien l’écrire ce roman pour offrir une voix. Houris est l’unique monument aux morts de la guerre civile algérienne.

Kamel Daoud n’est pas douleur, nostalgie, ressentiment. Il aime trop la vie, comme homme et comme écrivain. Il aime trop la littérature pour la laisser sangloter dans un coin. L’humour transperce malgré tout comme la dignité de ceux qui ont été oubliés, comme l’oxygène qui permet à Aïssa et à Aube de raconter, eux qui viennent d’une culture où on ne dit pas, où on ne dit rien, gardant prisonnières en soi les émotions – le rire étant la plus radicale dans un monde calfeutré par les regards inquisiteurs qui scrutent de quoi vous condamner : “Tous parlaient du halal et du haram, de ce que Dieu permettait et de ce que le Coran interdisait : cigarettes, alcool, maquillage, musique, chansons, rires, pantalons serrés, parfums…”

C’est ainsi, au nom du permis non permis, qu’un gynécologue qui était d’abord communiste, joyeux musicien et buveur de vin, se fit religieux et installa dans son cabinet un rideau noir comme la mort derrière lequel sa femme fouillait l’intimité des femmes, décrivant à son médecin de mari ce qu’elle voyait, ce qu’elle sentait sous ses doigts aussi profanes que dégoûtés, la sentence médicale tombant de derrière le rideau noir, aveugle aux corps des femmes. Scène de pure comédie qui s’achève par un sanglot de rage devant tant de mépris des femmes – même pas assez pures pour être auscultées par la science des hommes.

“Toi, tu es un livre”

Khadija, la mère d’Aube, le raconte, entre colère et rire sardonique : “Au début des années 1990, alors que les islamistes manifestaient dans les rues pour le califat, ils hurlaient ‘Les femmes aux cuisines !’ avant de prendre les armes, et puis ils se sont tous déclarés cuisiniers quand ils ont dû les déposer […]. Le pays se peupla dès lors de cuistots, et cet art de sourire pour railler la vérité se répandit comme une pluie.” La cuisine qui devient aussi la seule catégorie de livres que les islamistes permettent au père d’Aïssa d’éditer : “On fit alors le grand ménage, par peur qu’il soit tué, mon père. On brûla les stocks impies des livres condamnés par les islamistes. On imprima aussi des livres de cuisine que l’ont mis ostensiblement en vitrine. Et comme pour accentuer l’ironie, mon père se retrouva à gagner plus d’argent avec cette nouvelle affaire qu’avec le Coran ou les hadiths ou la guerre d’indépendance.”

Le livre se planque, mais le livre se bat et devient chair, “toi, tu es un livre”, répète Khadija à Aube, car, après l’effacement du passé, des massacres, des cadavres, face à l’absence de livres, d’oraisons funèbres, il restera toujours la véritable trace de ce qui a été vécu sur la peau, sur la gorge d’Aube. Ce sourire qui parle à ceux qui savent lire. Il restera un livre de chair et de sang qui se dresse dans un superbe mouvement de résistance, de joie, dans une interminable logorrhée d’amoureuse. Car il y a de l’amour dans Houris, un tas d’amour pour les Hommes qui ont le courage de la liberté et de la vie.

L’écriture de Kamel Daoud est jouissive comme une revanche sur les années noires, sur ceux qui penchent la tête vers le sol aride d’espérance et refusent le ciel pour ce qu’il est : un horizon et une infinie rêverie d’Homme mortel.

Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste




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