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Tariquet : l’incroyable saga d’une petite exploitation gersoise devenue un mastodonte


Dès la rentrée, les Foires aux vins s’installent dans la plupart des enseignes de la grande distribution, chez les cavistes et sur les sites marchands. Après une édition 2023 en recul tant, en valeur – 988 millions d’euros (- 2 %) – qu’en volume – 133,5 millions de bouteilles achetées (- 5 %) -, le rendez-vous de cette année sera primordial pour l’ensemble du secteur, a fortiori dans un contexte de baisse du pouvoir d’achat. Pour vous guider, L’Express présente en pages centrales sa sélection exclusive selon les différentes régions, fruit de la dégustation de centaines d’échantillons et de l’analyse de dizaines de catalogues. Sur notre site internet, vous trouverez également le détail, enseigne par enseigne, avec les différentes dates de ces fêtes bacchiques devenues incontournables. De quoi enrichir votre cave à moindre coût.

Tariquet, “la source tarie” : l’étymologie probable du plus grand domaine familial de France prête à sourire. Autrefois petit producteur d’armagnac, le château gersois niché dans les coteaux d’Eauze possède 1 125 hectares de vignes à 35 kilomètres à la ronde : une fontaine au glouglou gourmand qui remplit 6 à 7 millions de bouteilles par an, synonymes d’un plaisir abordable.

Rafraîchissantes quilles fleurant les agrumes et les fruits exotiques, les blancs d’Yves Grassa et désormais de ses fils, Armin et Rémy, animent depuis deux bonnes décennies les soirées étudiantes de Bordeaux et de Toulouse, les ferias du Pays basque et les apéritifs sur la côte landaise ou le bassin d’Arcachon. Mais tel d’Artagnan, la notoriété de Tariquet a débordé sa région : dans une chanson du rappeur Jul, le breuvage gascon rivalise avec le rosé tropézien superstar Minuty. Le domaine exporte dans 60 pays, du Royaume-Uni, où il a vendu ses premiers vins secs, dans les années 1980, jusqu’au Japon où il est le partenaire officiel des ostréiculteurs.

A l’origine, une histoire de plantigrades

Comment la petite exploitation qui distillait 40 hectares d’ugni blanc à côté d’un élevage de Blondes d’Aquitaine a pu devenir ce mastodonte ? Le proverbe recommande de ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Et bien sans ours, Tariquet n’existerait pas. Il faut remonter à 1885, quand l’Ariégeois Pierre Artaud quitte son village de Cominac pour chercher meilleure fortune sur les routes, en faisant danser ses plantigrades pyrénéens dans les foires. Son chemin de bateleur le mène jusqu’à Londres (au château de Buckingham), puis à New York. Mais l’aventurier n’a pas l’âme d’un migrant : en 1912, Pierre, de retour en France, acquiert le château du Tariquet, coquette bâtisse à tourelles rondes du XVIIe siècle. Et se met au travail sur les terres.

Sa petite-fille Hélène épouse, en 1946, le voisin Pierre Grassa. Le couple a quatre enfants. Maïté et Yves, l’aînée et le benjamin, reprennent la ferme en 1972 : le début d’une folle épopée et un tournant pour le vignoble gersois. Tout feu tout flamme, le duo se retire de la coopérative pour distiller et embouteiller son propre armagnac – les archives signalent la présence d’un alambic à Tariquet dès 1683 – et démarcher cavistes et restaurateurs en direct, au volant de la Simca. “Le temps de latence entre la distillation et les ventes, après vieillissement, inquiète cependant mon père, qui imagine un produit à rotation courte pour créer de la trésorerie”, raconte Armin Grassa. Le premier blanc sec sort en 1981 à 20 000 exemplaires, trois ans avant la naissance des côtes-de-gascogne. C’est un vin de table d’ugni blanc, cépage de chauffe dont personne n’a encore exploité le potentiel de fraîcheur. “Cela ne marchera jamais”, leur prédit-on. Maïté glisse deux bouteilles dans toutes les expéditions d’armagnac. Et c’est en Angleterre que cet ovni léger, fruité, facile à boire, trouve son public.

Un domaine touché par la crise de l’Armagnac

Durant dix ans, la totalité de la production, en hausse constante sur les terres à céréales converties en vignes, est exportée au Royaume-Uni. Yves perfectionne l’assemblage avec l’introduction du colombard dans ce qui devient le Classic, complété à partir des années 1990 par une version Réserve élevée en fûts, deux moelleux (les Premières et Dernières Grives, respectivement issus de gros-manseng sur-mûri et de petit-manseng passerillé), et une gamme très anglo-saxonne de monocépages – sauvignon, chardonnay, chenin… Le domaine devient vite trop petit, alors que la viticulture locale subit de plein fouet la crise de l’armagnac : le paysan doué et bon vivant mué en vorace businessman rachète à tour de bras les exploitations vacillantes alentour. Mais les Grassa n’abandonnent pas leur fier spiritueux : premiers metteurs en marché familiaux (140 000 bouteilles), ils lui consacrent toujours 120 hectares sur leurs plus belles parcelles de sables fauves. Six granges éparpillées à travers leur immense propriété, sol de terre battue et murs noircis par les émanations d’alcool, abritent 5 000 barriques en élevage – vingt ans de stock.

En 2007, l’exploitation qu’Yves transmet à Armin et Rémy, alors âgés de 30 et 29 ans, dépasse déjà 800 hectares, avec des installations géantes de 160 000 hectolitres (des cuves hautes comme des immeubles) construites quatre ans plus tôt. La cinquième génération a stoppé les acquisitions, soucieuse “de faire grandir Tariquet en maturité plus qu’en taille, avec des vins plus structurés pour sortir de la case huître-apéro-feria”, souligne Armin, le directeur technique. Le Classic, best-seller, a connu une petite révolution en 2022 quand le gros-manseng, introduit en 2012, est devenu majoritaire dans l’assemblage (32 %) pour étoffer ugni blanc, colombard et sauvignon, avec un ajout pas banal de chardonnay et chenin pour la complexité. “Les gens buvant moins, la même bouteille doit pouvoir suivre de l’apéritif au plat principal.” Les frères ont rallongé la gamme (onze blancs, un mousseux, deux rosés et deux rouges) avec Amplitude, un 100 % gros-manseng gastronomique ; Imprévu, assemblage de riesling et d’ugni blanc à 9,5 degrés, clin d’œil à leur mère allemande ; et Entracte, effervescent (70 % chenin, 30 % chardonnay) élaboré en cuves closes, façon prosecco.

Une véritable usine de verre

Depuis quarante ans, la technologie sans cesse perfectionnée est au service d’un style “sur les arômes primaires” ciselé par le froid : neige carbonique dans les citernes posées à même les parcelles pour protéger les baies déversées par huit vendangeuses mécaniques ; macération pelliculaire dans huit cuves-pressoirs capables de stocker 50 tonnes de raisin (une journée de récolte) ; conservation du vin fini à 2 °C, en cuves jusqu’à l’embouteillage (au fur et à mesure des commandes) dans une véritable usine de verre.

Les jeunes Grassa ont hérité l’obsession familiale de “la complète maîtrise de la production, du plant de vigne jusqu‘à l’expédition du carton”. Armin projette même de fabriquer, sous licence de son fournisseur Bioboon, les traitements innovants à base de plantes destinés à réduire les doses de cuivre. Pas de label bio pour autant car ils n’ont pas renoncé aux désherbants sur ce terroir de boulbène sablo-argileuse. “Mais tous les choix techniques, à la vigne comme au chai, obéissent à l’amélioration de la qualité des vins en même temps qu’ils doivent diminuer l’impact environnemental”, dit-il. Pour guider Tariquet dans l’âge adulte après sa poussée de croissance, les premiers vignerons de l’Hexagone ont deux mantras : “R & D et RSE”.




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