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André Breton, le despote éclairé du surréalisme : ses mystères, ses secrets, ses affres


C’était à lire dans L’Express du 9 août 1962. André Breton, âgé de 66 ans, est interviewé par Madeleine Chapsal. Il revient sur un épisode méconnu de sa vie, quand, au début de sa vingtaine, alors qu’il avait plaqué la médecine, il était à deux doigts de tomber dans la misère : “Paul Valéry, alerté, est venu à mon secours, ainsi que Gide. Ils m’ont trouvé un petit emploi chez Gallimard. Sur leur recommandation, je fus aussi chargé de revoir sur épreuves un ouvrage de Proust qui, par suite des incessants ajoutages et surcharges de sa main, présentait, comme vous le savez, l’aspect d’un labyrinthe. L’œuvre de Proust, en raison du milieu social qu’elle dépeint, ne me sollicitait guère mais l’homme, qu’ainsi j’ai souvent pu rencontrer, était d’un grand charme et d’une affabilité extrême.”

On trouve ces propos exquis dans un tirage spécial de la Pléiade regroupant les deux Manifestes du surréalisme, d’autres textes de Breton, et 150 pages des plus captivantes : la retranscription d’entretiens radiophoniques menés par André Parinaud en 1952, où l’intelligence (le génie ?) de Breton illumine toutes ses réponses. Le centenaire du surréalisme, célébré en grande pompe par diverses expositions et ventes, est l’occasion de relire son théoricien. On connaît ses casseroles : son côté dictatorial, sa morgue et sa fâcheuse homophobie – laquelle alimenta selon certains son mépris de Cocteau, qu’il tenait pour “l’être le plus haïssable de ce temps”. Mais son style et sa vista forcent l’admiration.

Né en 1896 d’un père gendarme, Breton n’est pas un “fils de”. Dès ses 18 ans, l’apprenti poète rencontre Valéry, qui sera pour lui un soutien essentiel au sein de l’institution littéraire. Il se passionne pour Rimbaud quand la Grande Guerre éclate. Une aubaine ! Infirmier militaire à Nantes, il y rencontre Jacques Vaché, dont le dandysme le marquera – jusqu’à ce que Vaché succombe à une overdose d’opium. C’est aussi dans un hôpital, en 1916, que Breton voit Apollinaire (“le lyrisme en personne”) pour la première fois, le lendemain de la trépanation de l’auteur d’Alcools.

Un an plus tard, interne au Val-de-Grâce, il croise la route d’Aragon. Ensemble, ils découvrent Lautréamont, qui restera le plus gros choc de la vie de Breton. Avec Aragon et lui, Philippe Soupault est le troisième mousquetaire de la bande originelle, qui lance la revue Littérature en 1919. Soupault et Breton tâtent de l’écriture automatique (Les Champs magnétiques), mais ça ne nourrit pas son homme. C’est à ce moment-là que, sans le sou, Breton décroche ce petit boulot incroyable : aller relire à Proust, à haute voix, les épreuves corrigées de La Recherche. Il est ensuite engagé comme bibliothécaire par le couturier-collectionneur Jacques Doucet. Preuve du flair du jeune Breton, il fait acheter à Doucet des œuvres de Duchamp, Chirico, Miró, Picabia, et surtout Les Demoiselles d’Avignon de Picasso (il en parle de manière hilarante dans ses entretiens avec Parinaud). Après avoir flirté avec le mouvement Dada, Breton s’en émancipe. Et en 1924, c’est le scandale : avec ses camarades, unis par l’humour noir, le goût pour le merveilleux et le dédain des vaches sacrées, ils publient la brochure Un cadavre, qui déboulonne (injustement) la statue d’Anatole France. Choqué, Doucet renvoie Breton. A 28 ans, il va devoir voler de ses propres ailes. Cela tombe à pic : le Manifeste du surréalisme s’apprête à paraître.

Difficile d’applaudir Staline quand on vénère Alfred Jarry

Dans la préface de ce nouveau tome de la Pléiade, Philippe Forest parle de “feu d’artifice rhétorique” au sujet du Manifeste… Il a raison. Si Breton a piqué le terme de “surréalisme” à Apollinaire (dans Les Mamelles de Tirésias), tout le reste est de lui. Il fait parfois preuve d’une verve polémique à se tordre de rire, par exemple quand il attaque les journaux “s’appliquant à flatter l’opinion dans ses goûts les plus bas” et “l’attitude réaliste” qui “engendre ces livres ridicules” : “Une conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par exemple, est l’abondance des romans. Chacun y va de sa petite observation. Par besoin d’épuration, M. Paul Valéry proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de romans, de l’insanité desquels il attendait beaucoup. Les auteurs les plus fameux seraient mis à contribution.” Heureux Breton qui n’a pas eu à se farcir certaines vedettes de la rentrée littéraire en cours ! Il se moquera toute sa vie du roman, ce genre niais, préférant chercher “l’or du temps” et mener une vie poétique. Guy Debord fera-t-il différemment, une génération plus tard ? Debord et Breton se ressemblent dans leur posture hautaine et leur écriture étincelante ; hélas pour le premier, le situationnisme n’a rien produit artistiquement, alors que le surréalisme a marqué le XXe siècle et court toujours cent ans après le Manifeste…

Que reproche-t-on le plus au pape du surréalisme ? D’avoir excommunié successivement Soupault, Desnos ou Aragon – et presque tous ses meilleurs amis les uns après les autres. Ce serait la preuve qu’il n’avait pas de cœur. Reconnaissons-lui un mérite : il a ainsi réussi à tenir jusqu’au bout une ligne esthétique cohérente, qui n’a jamais varié. Autre fait de gloire : ne pas s’être noyé dans le communisme. Trop élitiste, trop snob, ou tout simplement irréductible à la politique, Breton se méfiait de la “querelle sociale”. Dans son Second manifeste…, paru en 1929 puis réédité et complété dès 1930, il consacre quelques pages croustillantes à Pierre Naville, rentier ex-surréaliste reconverti dans le trotskisme. Après lui avoir réglé son compte, il écrit plus posément : “Je ne crois pas à la possibilité d’existence actuelle d’une littérature ou d’un art exprimant les aspirations de la classe ouvrière. Si je me refuse à y croire, c’est qu’en période prérévolutionnaire l’écrivain ou l’artiste, de formation nécessairement bourgeoise, est par définition inapte à les traduire. […] J’en fais pour lui une question de sensibilité et d’honnêteté.” Difficile aussi d’applaudir Staline quand on vénère Alfred Jarry…

“L’approbation du public est à fuir par-dessus tout”

Que penserait Breton s’il vivait toujours ? Il y a deux ans, une toile de Magritte, L’Empire des lumières, s’est arrachée à 71,5 millions d’euros chez Sotheby’s. L’exposition Surréalisme, qui se tient au Centre Pompidou, est accueillie par une presse unanime. Breton le notait dans son Second manifeste… : “L’approbation du public est à fuir par-dessus tout. Il faut absolument empêcher le public d’entrer si l’on veut éviter la confusion. J’ajoute qu’il faut le tenir exaspéré à la porte par un système de défis et de provocations. JE DEMANDE L’OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME.” Il ne dira jamais autre chose. Sa postérité est donc paradoxale : le mot “surréaliste” est mis à toutes les sauces, souvent pour le pire. Où est l’esprit de Breton ? On le cherche.

Quoi qu’il en soit, s’inspirer de sa pensée reste une idée neuve. Toujours dans son interview accordée à L’Express à la fin de sa vie, Breton clôt la conversation par ces mots testamentaires, qui sont aussi les dernières lignes de ce fascinant volume de la Pléiade : “Si la vie, comme à tout autre, m’a infligé quelques défaites, pour moi l’essentiel est que je n’ai pas transigé avec les trois causes que j’avais embrassées au départ et qui sont la poésie, l’amour et la liberté. Cela supposait le maintien d’un certain état de grâce. Ces trois causes ne m’ont apporté aucune déconvenue. Mon seul orgueil serait de n’en avoir pas démérité.” Peut-on se souhaiter autre chose ?

Manifestes du surréalisme, par André Breton. La Pléiade/Gallimard, 1135 p., 65 €.




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