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Nicolas Castoldi, aux premières loges du Covid : “C’est comme si nous n’avions rien appris de la crise”


En 2020, en pleine première vague du Covid-19, Nicolas Castoldi quittait ses fonctions de directeur de cabinet de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation pour participer à la gestion de la pandémie au sein du ministère de la Santé, avant de rejoindre Martin Hirsch à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) en tant que directeur délégué. Cette expérience lui a inspiré un essai. Non pas sur la crise sanitaire, mais sur ce qu’elle a révélé, à savoir ce que l’auteur qualifie de “sentiment d’empêchement”. “A peine la crise terminée, tout est revenu à l’état antérieur, comme si rien ne s’était passé et comme si nous n’avions pas appris quelque chose à cette occasion”, déplore-t-il.

Pour L’Express, ce haut fonctionnaire, philosophe de formation, explique pourquoi la France vit l’épuisement d’un modèle : “L’exécutif est au centre de tout, il n’a pas à composer, à construire avec les autres forces politiques, avec les collectivités locales, à partager la décision et les responsabilités associées avec les grands corps sociaux.” Entretien.

L’Express : Votre ouvrage s’ouvre sur un paradoxe. Selon vous, la gestion de la crise sanitaire a été une réussite, mais dans le même temps, vous pensez que cette période a fait surgir un sentiment “d’empêchement” au sein de la société française. Expliquez-nous.

Nicolas Castoldi : Avec cette crise, nous avons réappris à faire, à miser sur les autres – à commencer par les citoyens, qui ont activement participé à cette gestion de la pandémie en se confinant pour protéger les plus à risque – et à se prêter main forte en sortant des voies toutes tracées. Il y a eu un véritable élan. A l’époque, certains doivent s’en souvenir, beaucoup s’interrogeaient sur “l’après”, gageant que plus rien ne serait pareil après cet épisode. Mais les faits sont là : l’effort engagé collectivement pendant ces deux longues années de crise ne semble pas avoir porté en germe autre chose que lui-même. Bien sûr, à échelle individuelle, beaucoup de choses ont été modifiées. Certains ont changé de carrière, d’autres ont déménagé, les vies personnelles ont été bouleversées. Mais si l’on réfléchit à une échelle plus large, cet épisode n’a pas suscité de vraie réflexion sur ce qui a rendu possible cet immense effort collectif.

Le fait qu’aujourd’hui, beaucoup peinent encore à mettre le mot “réussite” sur cette gestion de crise me semble révélateur de ce que celle-ci est allée de pair avec l’émergence d’un important sentiment de solitude des décideurs, comme des acteurs sociaux. Nous avons su faire, mais cela s’est fait dans la douleur. Et ce qu’il en reste aujourd’hui, c’est ce sentiment d’empêchement, sans l’élan pour le surmonter.

Je peux parler de ce que j’ai vu : pour faire face à l’urgence, il a fallu mettre entre parenthèses nombre des règles, procédures et habitudes qui organisent l’action publique – pour acheter ce qui nous manquait, pour coopérer, pour autoriser les dépistages du Covid faits dans tel ou tel lieu ou par telle ou telle personne. Cela nous a rendu beaucoup plus efficaces. Il le fallait. Mais à peine la crise terminée, tout est revenu à l’état antérieur, comme si rien ne s’était passé et comme si nous n’avions pas appris quelque chose à cette occasion. C’est vrai aussi sur le plan des concepts et des discours : face à une crise exceptionnelle, il a fallu parler et penser autrement. Mais nous avons depuis renoué avec un mode d’expression politique qui est encore et toujours le même. Les concepts, les mots-clefs, les rhétoriques sont identiques à ce qu’ils étaient il y a dix, vingt ou trente ans. Je les connais, je les ai pratiqués, ils ont eu de la valeur, mais ils sonnent aujourd’hui creux.

Pensez-vous que ce problème se pose au-delà de la sphère de la haute fonction publique et des “décideurs” ?

Absolument. Se sentir empêché, c’est ne plus se sentir le sujet des actions collectives. Nous appartenons à des collectifs, nous vivons au milieu des autres, mais c’est comme si chaque fois que nous portions des projets qui nous tenaient à cœur, nous nous heurtions à des murs invisibles. Ils peuvent être juridiques, financiers, administratifs, intellectuels… Ils créent le sentiment d’une immense complexité dans laquelle nous sommes comme englués. Je suis intimement convaincu que ce sentiment de blocage est aussi bien partagé par des personnages publics de premier plan que des intellectuels, en passant par des gilets jaunes empêchés sur le plan économique, par exemple parce qu’ils ne peuvent pas se payer un plein d’essence. Il est diffus, mais omniprésent. Je dirais même que le sentiment d’empêchement est devenu caractéristique de notre société française du début du XXIe siècle.

Votre livre ne cible pas vraiment de responsables pour expliquer cette situation. Parce qu’il n’y en a pas ?

Ce qui se passe n’est pas le fait d’un individu ou groupe d’individus en particulier. C’est une crise de l’organisation sociale et collective, une maladie propre aux sociétés qui ont atteint un niveau important de développement intellectuel, social et économique. Et qui, dans leur élan, ont cédé à la course au raffinement des rôles, des normes, des professions… Les cadres de pensée, les concepts sont devenus de plus en plus spécifiques à des métiers, des territoires. Les financiers vous parlent “modèle économique”, les juristes “conformité” et ainsi de suite, sans chercher à comprendre ce que vous faites et en vous demandant de vous couler dans leur moule, avant de passer au suivant. Cette fragmentation progressive de la société sur l’autel de la spécialisation a conduit à nous enfermer dans des univers mentaux imperméables aux autres, au point de ne plus arriver à coopérer réellement.

Selon vous, “l’expertise” est notamment devenue un frein à notre capacité à faire…

Absolument. L’expertise n’est pas l’alpha et l’oméga de la prise de décision. Tous les experts ont tendance à vous expliquer que certaines choses sont impossibles parce qu’ils pensent en fonction de leur propre cadre d’exercice et de pensée. Or le cadre peut le plus souvent être modifié – que ce soit le cadre intellectuel ou la manière d’organiser les grandes activités sociales. Il n’y a aucune nécessité absolue à structurer de telle ou telle manière le système de santé ou le monde éducatif.

Le monde académique et le monde politique devraient davantage échanger leurs savoirs

Bien sûr, connaître le mode de fonctionnement des grands champs de la vie collective est une expertise indispensable : c’est un savoir-faire, c’est-à-dire une connaissance qui rend une action possible. Mais à force de survaloriser cette expertise, on en a quasiment fait un savoir à part entière, comme un savoir scientifique ! Or cela n’a rien à voir. L’autre effet négatif de tout cela, c’est l’enfermement dans son expertise. Je ne compte plus le nombre de fois où quelqu’un m’a répondu (de bonne foi !) “je ne suis pas spécialiste de cela” pour me dire qu’il ne pouvait pas me répondre ou m’aider sur un projet. L’ironie là-dedans étant que la plupart du temps, la réponse attendue relève de l’évidence ou du bon sens…

Le problème que vous décrivez est-il intrinsèque à la société française ?

Disons que la France se caractérisant par une organisation politique dans laquelle le pouvoir exécutif a un niveau de responsabilités très supérieur à bien d’autres pays, il est encore plus difficile pour certains mondes de se parler ou de pouvoir peser dans un processus décisionnel. Je l’explique dans mon livre, parmi les milieux qui devraient davantage (et mieux !) échanger leurs savoirs, il y a le monde académique et le monde politique.

A l’étranger, comme au Royaume-Uni ou au Québec par exemple, la vie académique est mêlée à la vie administrative et politique. Les acteurs académiques disposent ainsi des clés et des accès essentiels pour comprendre les sphères exécutives, et donc participer à l’élaboration des politiques publiques. Mais en France, nous ne fonctionnons pas ainsi. Et la Ve République n’arrange rien à cet état de fait…

Que voulez-vous dire ?

La Ve République a été construite dans une période où l’instabilité était majeure, pour résister aux crises et aux périodes d’exception – mission que notre Constitution remplit parfaitement. Mais le problème tient à son corollaire : en période non exceptionnelle, la Ve République peine à créer du collectif : l’exécutif est au centre de tout, il n’a pas à composer, à construire avec les autres forces politiques, avec les collectivités locales, à partager la décision et les responsabilités associées avec les grands corps sociaux. Il échange bien sûr avec eux, mais à la fin des fins, il les surplombe. Croyez-moi, je suis le premier étonné de cette pensée, mais je crois de plus en plus que la Ve République est en train de faire son chant du cygne. Nous vivons l’épuisement profond d’un modèle : il est temps de nous demander comment nous pouvons faire pour le remplacer, recréer du débat public, redonner une capacité d’action aux Français. Bref, trouver un équilibre nouveau.

Vous y avez réfléchi…

A mes yeux, deux approches sont possibles. L’une peut venir “d’en haut”, c’est-à-dire en modifiant nos pratiques politiques et d’organisation dans la vie publique – ce qui impliquerait donc, comme je l’évoquais, de s’interroger sur l’avenir de la Ve République, l’équilibre des pouvoirs, la place de la démocratie participative. Je crois aux conventions citoyennes sur les questions complexes – y compris sur un sujet comme celui des retraites, précisément parce qu’il est compliqué.

En matière de démocratie participative, on fait toujours deux pas en arrière quand on a fait un pas en avant

Dans le second scénario, cela peut aussi venir “d’en bas”. Si les cadres collectifs ne sont pas satisfaisants, il est toujours possible d’y réfléchir collectivement pour proposer d’autres modes opératoires. Il y a eu dans l’histoire récente des clubs de réflexion, des mouvements politiques et sociaux qui sont nés spontanément et qui ont changé la face du pays. L’oublier, c’est céder au sentiment d’empêchement.

En l’occurrence, les expériences des conventions citoyennes n’ont pas toujours brillé par leur réussite. D’aucuns reprochent par exemple que, pour l’heure, les “cahiers de doléances” créés à la suite de la crise des gilets jaunes n’aient pas eu de traduction concrète…

Je ne suis pas d’accord avec l’idée que ces expériences auraient fait la preuve de leur inefficacité. Prenez le cas de la Convention citoyenne pour le climat. Le fait que celle-ci ait été mise en place et qu’elle ait pu se tenir, avec des participants prenant à la fin du processus des options précises, tranchées, mais en veillant aux effets de leurs propositions, est déjà un succès en soit. De même pour la convention sur la fin de vie. C’est non seulement la preuve que lorsque nous le voulons, nous savons nous écouter et réfléchir ensemble, mais aussi que tout n’a pas à se jouer entre experts.

Cela étant posé, le pouvoir politique se saisit-il des résultats de ce type de consultations ? Si l’on est honnête, c’est plutôt non. Les cahiers de doléances du Grand débat eux-mêmes ne sont pas accessibles et c’est inexplicable. Il est frappant qu’en matière de démocratie participative, on fasse toujours deux pas en arrière quand on a fait un pas en avant. Mais ce qui compte, c’est de savoir qu’au niveau de la société, il est possible de se parler, d’aller au bout d’un sujet et de produire autre chose que de l’eau tiède. Autrement dit, ça ne me rassure pas sur la capacité du politique à se saisir de ce type d’outils. Mais c’est bon signe pour le collectif. Nous n’avons rien à perdre à tenter de multiplier ce type d’initiatives.

Contre l’empêchement, par Nicolas Castoldi. CNRS éditions, 174 p., 12 €.




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