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Choix des ministres : entre Macron et Barnier, le jeu du chat et de la souris


Michel Barnier n’avait aucune intention de garder Stéphane Séjourné comme ministre des Affaires étrangères. Parce qu’il a occupé cette fonction au début des années 2000 et y a gardé de nombreux contacts, il avait de mauvais échos sur son lointain successeur. Circonstance aggravante : celui-ci n’avait pas retenu l’idée, pourtant séduisante aux yeux du nouveau Premier ministre, de placer son fils sur la liste macroniste aux européennes de 2019. Exit donc Séjourné, envoyé à Bruxelles, ce n’est pas un problème.

En revanche, dans le schéma institutionnel inédit né de la dissolution, le jeu de chaises musicales engendré par la démission du commissaire européen Thierry Breton soulève deux vraies questions. D’abord, qui a en charge la politique européenne de la France et, conséquemment, qui désigne son représentant à la Commission ? Moi, a répondu Emmanuel Macron. C’est une règle d’or en période de cohabitation, ou de “coopération exigeante” comme il paraît qu’on dit : qui n’ose rien n’a rien. Le droit s’écrit en marchant, l’interprétation de son propre pouvoir vaut toutes les audaces. Car nous sommes là en pleine terre inconnue.

Longtemps, dans les cohabitations précédentes, la France désignait deux commissaires, et tout était facile : le président en choisissait un, le Premier ministre un autre. Aujourd’hui, la France n’a plus qu’un représentant et aucun texte ne précise clairement qui, au sein de l’exécutif, a le dernier mot.

Les macronistes tentent aussi de pousser leur avantage sur un autre point : les Affaires étrangères et la Défense feraient partie des domaines réservés – cette expression qui n’existe nulle part dans les textes, faut-il le rappeler ? – du chef de l’Etat. C’est tout juste s’ils ne suggèrent pas que le choix de ces deux ministres devrait se faire à l’Elysée et non à Matignon, où l’on évoque des domaines “partagés”.

Jeu du chat et de la souris

L’histoire de la Ve République montre l’enjeu de ces bras de fer. En 1986 se déroule la première cohabitation de l’histoire. Jacques Chirac Premier ministre reconnaît les prérogatives présidentielles en matière de diplomatie et de défense : “Nous sommes gaullistes et nous reconnaissons la primauté du président de la République dans ces domaines.” Mais pas un instant il n’estime que les titulaires de ces ministères doivent être choisis sur proposition du président. Ce serait une négation de l’article 8 de la Constitution, qui précise dans son alinéa 2 : “Sur la proposition du Premier ministre, le président nomme les autres membres du gouvernement.” Un droit de regard donc, comme le théorise alors Edouard Balladur, pas moins, pas plus. Le nom de Valéry Giscard d’Estaing est ainsi évoqué. “Vous vous imaginez dans un Conseil européen, encadré par le président et l’ancien président ?”, fait remarquer Mitterrand à Chirac.

C’est le jeu du chat et de la souris. Le Premier ministre ne parle pas de Jean Lecanuet, alors le président prend les devants pour le récuser, le jugeant trop atlantiste. Le chat et la souris, encore : l’Elysée suggère qu’un diplomate de carrière serait une judicieuse idée, Matignon avance qu’un politique ferait mieux l’affaire. Le chat et la souris, toujours. François Léotard à la Défense ? Chirac ne le dit pas, Mitterrand le devance : “Votre ami serait fichu de déclarer une guerre sans que nous ne nous en apercevions ni l’un ni l’autre.” Ce seront finalement deux suggestions émanant de Matignon – l’ambassadeur Jean-Bernard Raimond et l’ancien ministre de l’Industrie André Giraud – qui seront avalisées par l’Elysée.

En 1993, Edouard Balladur Premier ministre fait passer à un émissaire de Mitterrand le nom d’Alain Juppé pour les Affaires étrangères. Lors d’une discussion confidentielle avec Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, il tient à souligner : “Si ce n’était pas Alain Juppé, cela me poserait un problème sérieux car il faut quelqu’un de capable et de sérieux. Il a eu parfois quelques propos de campagne électorales (“le président devrait normalement se retirer”, a dit celui qui est aussi secrétaire général du RPR), mais le président de la République est homme à comprendre cela, et puis Juppé a dit oui au traité européen de Maastricht.” Alain Juppé fut nommé, et François Mitterrand n’eut pas à le regretter.

Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites… “Compte tenu des enjeux, l’éducation fait partie du domaine réservé du président” : en août 2023, dans une interview au Point, Emmanuel Macron fait coup double. Il assume le terme de “domaine réservé”, et l’élargit à l’éducation. Est-ce à dire qu’il aimerait être consulté de près sur le sort de Nicole Belloubet, alors que la droite, Annie Genevard notamment, peine à dissimuler son appétit pour le poste ? Ce serait vraiment pousser le bouchon loin. A-t-on déjà vu un chat vouloir se faire aussi gros que le bœuf ?




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