Ce qui m’avait frappé en premier quand j’avais rencontré Sophie Charnavel, c’était son incroyable énergie. Je savais qu’elle venait de Savoie, d’un village près de Morzine. Avec son sourire et sa vitalité, elle m’avait rappelé ces monitrices de ski de mon enfance, chaleureuses et presque maternelles, qui m’empoignaient pour me remettre d’autorité sur les remonte-pentes. Sophie était faite pour aider les autres à se relever. Elle n’avait pas la tête de quelqu’un qui tombe.
Née en 1976 juste avant Noël, elle disait avoir découvert sa vocation en lisant Où la mémoire s’attarde de Raymond Aubrac. Pour sa part, elle a toujours résisté à la frilosité et à la morosité. Après ses études d’histoire à Lyon, et un passage à Sciences Po et à la Sorbonne, elle a mené sa carrière tambour battant : Hachette, Denoël, Stock, Privé, Flammarion, Fayard, Plon et enfin Robert Laffont – un vrai slalom géant. Il serait injuste de la réduire à une fonceuse, même s’il faut avoir un bon casque quand on descend les pistes noires de l’édition et que l’on est capable de publier à la fois Eugénie Bastié et Jean-Luc Mélenchon.
Je me souviens d’une soirée à Brive où, alors que tout le monde se pressait au Cardinal, la boîte de nuit locale, elle m’avait confié d’un air timide ne pas aimer danser. Je l’avais vue différemment. Avec ses équipes, chaque bonne nouvelle était célébrée au champagne. Elle rayonnait tout autant quand elle présentait ses livres aux journalistes, aux représentants et aux libraires. Si Sophie avait l’élégance de mettre en avant sa gaieté, elle avait aussi sa mélancolie. Elle était considérée dans son milieu professionnel comme une éditrice de documents (“de coups”, disaient les jaloux), mais avait un regard très clair devant les manuscrits prétendument littéraires que nous lui soumettions, et qu’elle décortiquait avec beaucoup de finesse. Ne pas être issue du sérail ne l’empêchait pas, grâce à son intelligence, son humour et son inoxydable panache, de rappeler les grands éditeurs du passé.
A nous de mettre un peu de soleil dans l’eau froide
Par ailleurs mère de deux fils, elle avait la particularité d’être coupeuse de feu – un don qu’elle tenait de sa famille, qu’elle retournait régulièrement voir à Morzine. Une drôle de dame, décidément… Quand il nous arrivait de déjeuner dans l’une de ses adresses parisiennes préférées (Marcello, rue Mabillon), elle était toujours joyeuse et demeurait mystérieuse. Ces dernières années ne l’avaient pas épargnée. Elle avait perdu son père accidentellement. Puis la maladie l’avait frappée quand personne ne s’y attendait.
Une des dernières images que je garderai de Sophie date de l’automne dernier. Elle souffrait déjà en secret et avait tenu à venir au cocktail donné à l’Oenosteria pour le prix Médicis essai de Laure Murat. Il faisait froid dehors. Sur le trottoir de la rue Grégoire-de-Tours, j’avais trouvé Sophie pâle et frêle. Elle devait porter ce soir-là l’un de ses amples cols roulés dans lesquels elle disparaissait. Connaissant son état, je l’avais incitée à rentrer. Il nous semblait alors impossible qu’elle parte si tôt mais, quand le taxi avait démarré, je m’étais demandé de quoi seraient faits les prochains mois.
Ce même automne, j’avais moi aussi été en lice pour un prix. Elle m’écrivait régulièrement pour me soutenir, je lui répondais invariablement que c’était dérisoire, qu’elle ne devait penser qu’à se soigner. Quand j’avais finalement échoué, elle m’avait envoyé ces lignes bien dans son style : “Ce n’est que partie remise même si c’est frustrant. On fera une fête de tous les diables. Je t’embrasse.” Relire aujourd’hui ce message me serre le cœur. Nous aurions bu beaucoup de champagne et n’aurions surtout pas dansé. Cette fête de tous les diables n’aura pas lieu. A nous de mettre un peu de soleil dans l’eau froide, comme aurait dit Françoise Sagan (dont Sophie avait publié un inédit). Notre amie continuera de veiller sur nous, là-haut, dans ses montagnes magiques.
Source