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DGSI : en Nouvelle-Calédonie, enquête sur la faillite des services de renseignement


Le 31 mai 2024, une poignée de “calédologues”, petit cercle de hauts fonctionnaires spécialistes de l’archipel, sont réunis rue Oudinot, à Paris, au ministère des Outre-mer. Depuis quinze jours, la Nouvelle-Calédonie est secouée par de violentes émeutes à la suite de l’adoption par l’Assemblée nationale d’un projet de réforme constitutionnelle sur la modification du corps électoral. Le major général de la gendarmerie, André Petillot, est là, ainsi que le directeur de la police nationale, Frédéric Veaux, et Céline Berthon, la patronne de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l’agence de renseignement intérieur.

“Nous nous attendions à une intervention sur le profil des émeutiers mais nous n’avons absolument rien appris, regrette Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre de la Justice et ex-rapporteur de la mission d’information parlementaire sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, présent dans la salle. Après son propos, j’avais l’impression que les capteurs de la DGSI n’existaient pas. Ou que, s’ils existaient, ils n’étaient pas au bon endroit.” Décrite comme quasi-muette lors de cette rencontre, la patronne du contre-espionnage illustre ce que beaucoup considèrent être une faille du renseignement français : ne pas avoir su prévoir le soulèvement qui déchire la Nouvelle-Calédonie.

Deux mois plus tôt, trois députés ont eu la même impression que Jean-Jacques Urvoas. Le 14 mars, Davy Rimane, élu de Guyane (Gauche démocrate et républicaine), Tematai Le Gayic (GDR), alors représentant de Polynésie, et Philippe Gosselin (LR), député de la Manche, sont à Nouméa, pour une mission d’information sur les outre-mer. Ils viennent de sillonner le territoire, de recueillir les doléances de militants de plus en plus en colère. De premières manifestations agitées ont eu lieu. En rendez-vous avec le Haut-commissaire, équivalent local du préfet, Louis Le Franc, ils constatent avec surprise… le grand optimiste du fonctionnaire, pourtant destinataire des notes de renseignement. “Il nous a dit que ni les indépendantistes ni les loyalistes n’étaient capables de mobiliser suffisamment pour que nous nous en inquiétions”, se rappelle Philippe Gosselin. Les députés échangent un regard médusé. “On lui a répété que nous risquions une explosion en votant le texte dans cette situation, ajoute Davy Rimane. Qu’il allait y avoir un drame”. Au 19 septembre, 13 morts sont à déplorer, ainsi que 300 blessés et 2 milliards d’euros de dommages, dans une situation proche de la guerre civile. Pour y faire face, Beauvau a annoncé au journal L’Opinion l’envoi de sept unités de forces mobiles supplémentaires d’ici au 24 septembre, s’ajoutant aux 34 déjà présentes.

Le déplacement des députés donnera lieu à un pré-rapport parlementaire, très lucide sur la colère indépendantiste. “C’était un document de travail, raconte Philippe Gosselin. Il avait vocation à être relu avant publication.” Les élus n’en auront pas l’occasion. Dans la foulée de sa rédaction, il est ébruité dans les rangs de LR et de Renaissance. Aussitôt, les rapporteurs reçoivent des coups de téléphone de ténors des deux partis. “Il n’y avait pas de pression, mais plutôt des tensions, estime Philippe Gosselin. Nous sommes arrivés à un bon compromis sur le document final, mais cet épisode a jeté de l’huile sur le feu.”

Fuite de rapport parlementaire

Publié le 29 avril, le document final alerte sur la situation sociale extrêmement tendue à Nouméa. Citant L’Eveil océanien, un petit parti modéré perçu comme un “faiseur de rois” en Nouvelle-Calédonie, les parlementaires évoquent une “peur du chaos”. Ils enchaînent : “La très forte mobilisation, des deux côtés, lors des manifestations des indépendantistes et des loyalistes à Nouméa le 13 avril, doit inciter à la prudence. A bien des égards, les braises sont chaudes.” Prémonitoire. Comment l’Etat n’a-t-il pu rien voir venir, ou presque ? Au mois d’août 2024, Gérald Darmanin s’est étonné de cette cécité auprès d’une élue calédonienne en visite à Paris. Dans la torpeur estivale, le ministre de l’Intérieur a relu toutes les notes envoyées par la DGSI avant les émeutes. On n’y trouve aucune trace des violences à venir. Pas le moindre avertissement. “Les notes ne nous donnaient pas d’indications sur l’ampleur des événements, confirme une source gouvernementale. Nous étions à mille lieues d’imaginer ce qui allait se passer le 13 mai.”

Le sujet est éminemment sensible, car il touche à un outil très précieux de l’appareil d’Etat. “Les notes de renseignement disent simplement ce qu’il se passe, quelles sont les perspectives d’évolution possible, sans pouvoir dire que des violences vont éclater tel jour à cause de telles personnes, nuance aujourd’hui l’entourage de Gérald Darmanin. Elles ne prédisent pas l’avenir.” Au sein du gouvernement, des voix s’élèvent pour admettre un “problème de capteurs sur place”. Accusé à Paris comme à Nouméa de ne pas avoir pris les signaux d’alerte sur le terrain suffisamment au sérieux, le ministère de l’Intérieur est prié de faire son examen de conscience. “Je pense que Gérald Darmanin s’attend à avoir une commission d’enquête à ce sujet. Et je gage que pour l’anticiper, il a dû relire toutes les notes de la DGSI. Je ne serais donc pas surpris qu’il puisse affirmer que ‘personne ne m’a prévenu'”, analyse Jean-Jacques Urvoas. Malgré plusieurs alertes, personne, des élus locaux jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, n’a en tout cas semblé capable de voir, ou d’entendre, l’insurrection qui venait.

“J’ai déjà acheté mon cercueil”

Une enquête judiciaire a été ouverte le 17 mai – instruite depuis le 20 juin – à l’encontre de Christian Tein, le porte-parole de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), une organisation indépendantiste kanake, et 12 autres militants, pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation de crimes et délits. Elle décrit une organisation méticuleuse des évènements. Les réquisitions du procureur, que L’Express a pu consulter, mettent en avant un “plan d’actions” ayant “pour but, dans un contexte de radicalisation violente, de déstabiliser les unités économiques, les administrations et les services de l’Etat en Nouvelle-Calédonie”. “Comprenant trois “phases progressives”, il passait, selon les enquêteurs, par “la destruction de locaux commerciaux et d’entrepôts”, “les blocages des axes stratégiques”, “les actes de pillages”, les “agressions sur les personnes ainsi que les violences exercées sur les forces de l’ordre avec usages d’armes à feu”.

Les enquêteurs citent également les “discours vindicatifs de Tein” prononcés en amont des émeutes. Dans l’un d’eux, énoncé cinq jours avant les heurts, l’homme galvanisait ses partisans, déclarant vouloir “s’attaquer aux banques, aux assurances, aux multinationales”, aux intérêts de “ceux qui font de l’argent, car ils ne veulent pas voir des travailleurs kanaks”. “J’ai dit au général de gendarmerie que j’ai déjà acheté mon cercueil”, concluait-il. Une analyse que contestent les conseils des mis en cause, dont François Roux, avocat du FLNKS, et Florian Medico, défendant Christian Tein. “Aucun élément ne permet de mettre en cause Christian Tein sur l’essentiel des charges retenues à son encontre”, assure Me Medico.

Déploiement d’une logistique

Le dossier pointe aussi le “déploiement d’une véritable logistique” pour “le recrutement et la mobilisation des émeutiers, le ciblage des objectifs et la collecte des moyens matériels”. Parmi eux : des drones, des talkies-walkies, mais aussi des armes, en circulation abondante en Nouvelle-Calédonie. “Des mairies ont été visées, des structures administratives, plusieurs casernes de gendarmerie. Des axes stratégiques de circulation ont été bloqués de manière concomitante, insiste auprès de L’Express Yves Dupas, le procureur de Nouméa. Tout cela laisse supposer un plan préparé, coordonné, doté d’une logistique qui laisse supposer l’anticipation.”

Dans ses agissements, la CCAT a pu compter sur une nouvelle génération de militants, jeunes et particulièrement déterminés. “Ses leaders se sont rendu compte du pouvoir que représentait une jeunesse nombreuse et frustrée, en rupture avec les leaders indépendantistes classiques, qui se plaçait directement sous leur coupe”, analyse un ancien Haut-commissaire. Ce bouleversement n’est perçu ni à Paris ni à Nouméa, où l’on traite depuis plus de trente ans avec les mêmes interlocuteurs. “Quand on est Haut-commissaire, on l’est de toute la Nouvelle-Calédonie, pas simplement de Nouméa, tance un autre ancien occupant de la fonction, décrivant des fonctionnaires retranchés dans la capitale. Sinon, on ne perçoit pas les changements intimes de l’archipel”.

Capteurs défaillants

A l’époque rassuré par les élus loyalistes, notamment l’ancienne ministre Sonia Backès, “sûre qu’elle allait arriver à un grand accord avec les indépendantistes”, résume un ancien Haut-commissaire, l’exécutif est conforté par les notes des services de renseignement. “Les signaux faibles n’ont pas été remontés, déplore une source gouvernementale. Ils étaient seulement perceptibles dans le monde kanak.” Obtenir l’information aurait nécessité une infiltration difficile en Nouvelle-Calédonie, ce “village” où “tout le monde se connaît”, remarque David Guyenne, président de la Chambre de commerce et d’industrie locale : “Honnêtement, n’importe qui est capable de dire qui fait partie des renseignements généraux sur l’archipel”. Un autre problème, encore plus sensible, entraverait également l’action des services. “La politique menée depuis Nicolas Sarkozy, plaçant des personnes nées en outre-mer en poste sur leur territoire s’est faite au détriment du renseignement, estime une source au sein de l’exécutif. Quand les capteurs sont du cru, il ne faut pas s’étonner qu’ils fournissent des informations tronquées ou atténuées.”

Durablement chamboulés par la réforme du renseignement menée par la droite en 2008, les renseignements territoriaux, successeurs des légendaires “RG”, semblent avoir perdu en acuité. “C’est un problème en trois lames, analyse l’ancien préfet Jean-Jacques Brot. La première est que les personnels ne se sont jamais vraiment remis de cette réforme. Il y a un problème de motivation, de formation, de sélection. La deuxième tient à la’calédonisation’des emplois. La troisième vient de la suppression des bureaux d’études.” Ces organes, présents dans les Haut-commissariats et les préfectures, dépendaient de la direction du renseignement militaire et fournissaient de précieuses notes aux fonctionnaires en poste. “Ils étaient des observateurs capables de donner des analyses d’évolution et de prospective politique, ce que ne font pas les renseignements territoriaux”, observe Jean-Jacques Brot. Auparavant préfet de Guadeloupe et de Mayotte, puis Haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie, l’ancien haut fonctionnaire a expérimenté les deux époques : “Nous avons perdu en capacité d’analyse pour le décisionnaire, c’est-à-dire l’autorité préfectorale, puis gouvernementale.” Aux Haut-commissaires et aux préfets, désormais, d’étendre eux-mêmes leurs réseaux de renseignement. Avec plus ou moins de succès.

Sans yeux, sans oreilles, c’est un Etat semblant avancer à l’aveuglette qui a souhaité mener une réforme d’ampleur en Nouvelle-Calédonie. “Les notes des services arrivent en flux continu, et on se pose toujours la question de pouvoir en faire non seulement une note d’information immédiate, mais aussi un produit pour faire de la prospective politique. Cet exercice est une vraie difficulté pour les services”, admet un ambassadeur, fin connaisseur de la région. La piste d’une éventuelle défaillance des services de renseignement ne doit pas faire perdre de vue la responsabilité politique. “Il y a toujours la tentation, chez les hiérarques, a fortiori chez les entourages politiques, de clamer ‘on ne nous a rien dit'”, observe ce diplomate. Avec la rentrée parlementaire du 1er octobre, plusieurs députés, de droite comme de gauche, disent vouloir lancer une commission d’enquête sur la Nouvelle-Calédonie.




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