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Nouveau gouvernement : “L’Outre-mer est écrabouillé entre Bercy et le Conseil d’Etat”


Loin des yeux, loin du cœur ? Dans la nuit du 18 au 19 septembre, deux personnes sont mortes en Nouvelle-Calédonie, dans des affrontements avec les forces de l’ordre. De l’autre côté de l’Atlantique, un couvre-feu a été instauré après des émeutes contre la vie chère en Martinique. Mayotte continue de s’enfoncer dans la crise. Du Pacifique aux Antilles, en passant par l’océan Indien, les territoires ultramarins français enchaînent les difficultés, dans l’impuissance de la classe politique française. Les yeux rivés sur Matignon, rares sont ceux qui, à Paris, alertent sur une situation de plus en plus difficile.

Le nouveau Premier ministre, Michel Barnier, a bien envoyé une lettre au sénateur calédonien Georges Naturel ce 18 septembre, assurant qu’il “mesurait la gravité de la situation actuelle et des enjeux”. Sept unités de forces mobiles supplémentaires devraient s’ajouter aux 34 déjà présentes d’ici au 24 septembre, d’après une information de L’Opinion. Face à des forces politiques locales divisées, la sortie de crise peine à se dessiner. En Martinique, difficile de ne pas voir dans les protestations actuelles contre la vie chère les mêmes germes que ceux ayant provoqué les mobilisations de 2009 sur le territoire et en Guadeloupe. Comme si, depuis plus de quinze ans, rien n’avait changé. Entretien avec le haut fonctionnaire Jean-Jacques Brot, ancien préfet de Mayotte, de Guadeloupe, et haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie.

Une crise à Mayotte, une autre en Nouvelle-Calédonie, désormais des mobilisations en Martinique… Comment expliquez-vous cette multiplication des “points chauds” dans les Outre-mer ?

Cela fait plusieurs années que nos compatriotes ultramarins et ceux qui comprennent l’importance de l’Outre-mer perçoivent différentes causes à cette situation. D’abord, il y a la fragilité intrinsèque des économies et des sociétés dans leur extrême diversité – nous parlons après tout de 12 départements et collectivités d’Outre-mer. Une fragilité incontestable en dépit de la départementalisation de cinq de ses territoires, y compris, plus récemment, de Mayotte.

Deuxièmement, il y a une tension presque idéologique entre les dirigeants politiques ou technocratiques qui, à Bruxelles ou à Paris, considèrent que les Outre-mer sont dépassés et sont uniquement des lignes budgétaires déficitaires. Ce poids d’une vision utilitariste et financière pèse de plus en plus dans l’esprit des décideurs publics français. D’autant plus que ceux-ci connaissent de moins en moins l’histoire de France – et donc des Outre-mer dans leur diversité.

Comment expliquez-vous cette méconnaissance au sein des élites ?

La suspension du service militaire par Jacques Chirac a accru cette situation. Toutes les classes d’âge, depuis lors, n’ont pas bénéficié du brassage relatif, qui avait beaucoup d’imperfections mais qui, au moins, permettait aux Ultramarins, métropolitains et aux Français de l’étranger de se connaître un peu.

Ajoutons à cela le renouvellement des générations politiques, aussi bien dans les médias, à l’université, dans la fonction publique, à l’Hémicycle… Dans ces différents groupes, des gens méconnaissent les réalités françaises dans leur diversité. Ils ne comprennent pas qu’on ne peut pas d’un côté évoquer la grandeur de la France, l’exception culturelle, la splendeur des résultats aux Jeux olympiques, si, d’un autre côté, on n’envisage pas la France dans toute sa somme. Y compris des portions qui sont françaises depuis Louis XIV – ou plus récemment.

Ces raisons font qu’il y a une désaffection objective et un ressenti d’abandon de la part de nos compatriotes ultramarins, qui s’est accru ces dernières années. En deux ans, il y a eu quatre titulaires du poste des Outre-mer ! Le portefeuille apparaît comme quelque chose de résiduel, qui n’entre pas dans la continuité d’une vision politique stratégique globale pour l’ensemble des Français, qu’ils soient à l’étranger, en Outre-mer ou dans la partie européenne du territoire.

N’avons-nous donc plus de fonctionnaires et de politiques encore intéressés par les Outre-mer ?

Il existe des fonctionnaires civils et militaires – en nombre beaucoup plus limité que ces dernières années, mais il en reste – qui, loin de vouloir décider eux-mêmes, sont capables d’analyser, dans la durée, la gravité des situations. Il y a un gisement dans le cas de la rue Oudinot, aux Outre-mer – donc à Beauvau -, au ministère des Armées, au moins chez quelques diplomates. Notre actuel ambassadeur au Vanuatu, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, est un excellent connaisseur de l’Indo-Pacifique, mais aussi des réalités locales. Nous ne sommes certes plus au temps de la France d’outre-mer, ou du gaullisme, et du chiraquisme, où il y avait beaucoup de fonctionnaires et de politiques qui connaissaient personnellement, charnellement ces territoires. Mais il reste des capacités d’expertise, de conseil et de passion pour le sujet. Soulignons qu’il y a tout de même 2,7 millions de nos compatriotes qui vivent en outre-mer. Ce n’est tout de même pas une chose à traiter à la sauvette ! Or il semble à beaucoup d’observateurs que, depuis quelques années, ce sont des réalités graves qui sont sous-estimées et donc traitées par à-coups, lors de crise, sans vision à long et moyen termes.

Prenons l’exemple d’une personnalité comme Jean Montpezat, qui fut longtemps un des directeurs des Outre-mer, directeur des affaires politiques. Par sa connaissance personnelle, ancrée dans son histoire professionnelle de quarante ans, il est encore capable de rappeler les conditions de tel voyage du général de Gaulle en Nouvelle-Calédonie, de telle décision concernant les Comores ou les Antilles. Il est à la retraite mais est tout à fait accessible. Il habite à Paris, on peut le voir quand on veut, et c’est une mémoire vivante. Il y a encore en activité dans le monde, dans la fonction publique, le monde universitaire, une génération capable de fournir des arguments impartiaux et documentés. Mais il faut pour cela que le politique prenne son temps et ne considère pas l’Outre-mer comme une sorte de gadget accessoire.

La méconnaissance ou le désintérêt sont-ils les seules explications de cette multiplication des crises ?

Le poids des contraintes budgétaires européennes et l’omnipotence de Bercy au sein des décisions interministérielles françaises ont eu un impact considérable. Selon moi, ces évolutions font que les intérêts nationaux historiques de la France et de nos compatriotes ultramarins ne sont pas défendus avec assez de vigueur. Il y a aussi un poids idéologique de la construction européenne qui n’est pas favorable – en dépit des programmes financés et budgétés, et dont la sous-utilisation est dramatique. L’autre problème, c’est la capacité ou non de l’Etat en France, actuellement, à mettre en œuvre des politiques publiques. Voilà d’ailleurs un autre élément d’explication de la situation : le démantèlement de l’Etat et des services publics. Cela est évidemment sensible en métropole, mais est encore plus dramatique – je pèse mes mots – en Outre-mer.

L’Etat y tentait traditionnellement de jouer le rôle d’impartialité, de contrôle, de soutien social, économique, humain. Or, là aussi, avec les vagues de construction européenne qui ont transféré à Bruxelles une grande partie de l’autonomie budgétaire et financière française, la situation s’est dégradée. A cela, il faut également considérer le poids de la décentralisation depuis Mitterrand, auquel s’ajoute l’attitude du président Sarkozy concernant les questions locales, qui a manifesté une hostilité militante à l’égard de l’Etat traditionnel organisé sur un plan départemental. Cela s’est fait au détriment de services publics de proximité, en faveur de tentatives de substitution qui n’ont absolument pas abouti et cela s’est ressenti partout – encore plus en Outre-mer.

En Martinique, la crise de la vie chère actuelle évoque les mobilisations de 2009 sur le sujet. Faisons-nous du surplace ?

Cette crise démontre un manque total de continuité du côté de l’Etat, de volontarisme, d’idées. Surtout, il faut bien le dire, une priorité toujours plus folle est donnée aux réponses juridiques et institutionnelles, que ce soit en Martinique, en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui. C’est tellement plus simple de faire des congrès, des colloques, des spéculations sur l’organisation institutionnelle du département ou de la région ou du territoire ! C’est une manie qui méconnaît la réalité pragmatique qui touche nos concitoyens. Tout cela se cumule. Je reviens sur cette question de la politique “par à-coups”. C’est absolument désastreux et navrant. A chaque fois qu’il y a un nouveau cabinet ou un nouveau ministre, on recommence tout pour expliquer une nouvelle fois le b.a.-ba. Comment voulez-vous que l’on s’en sorte ? Comment voulez-vous que nos compatriotes qui vivent au quotidien à la limite de la survie – au point de vue de la santé, de la sécurité, de l’économie, du social – puissent ne pas être exaspérés et démoralisés ?

Vous ne pensez donc pas que le statut institutionnel des Outre-mer est une des raisons de leur crise ?

Ce genre d’approches me navre. Tenons compte des réalités institutionnelles actuelles, et que l’Etat fasse son travail de solidarité nationale. Après, nous verrons. Céder à la permanente revendication de certains élus locaux – où qu’ils soient – qui ont les yeux rivés sur les prochaines élections locales – y compris provinciales en Nouvelle-Calédonie. C’est, à chaque fois, revenir à un débat électoral et politicien alors qu’on a besoin d’une vision stratégique, adaptée à chaque territoire, cohérente en interministériel. C’est pourquoi j’en reviens à la question de la place de la rue Oudinot dans l’édifice ministériel. C’est bien d’être un ministère délégué, ce serait mieux d’être un ministère de plein exercice, car toute la question est : quel est le poids que votre représentant a dans les réunions interministérielles à Matignon ? Si, comme c’était le cas jusqu’à maintenant, c’est un sympathique membre de cabinet qui doit tout et devra tout au ministre de l’Intérieur, et dont le patron ou patronne n’a qu’une faible existence politique, comment voulez-vous que les arbitrages soient rendus avec cohérence, envisagée dans la durée ? A chaque fois, le représentant de l’Outre-mer est écrabouillé entre Bercy et le Conseil d’Etat.

Mayotte, où vous avez été préfet, s’enfonce également dans la crise, cette fois pour des raisons démographiques et migratoires.

Mayotte est l’exemple le plus extravagant d’une divergence constante depuis 1976 entre la politique étrangère de la France et les intérêts de ce qui est désormais le département de Mayotte. Nous n’arrivons pas, ne serait-ce que sur le point dramatique de la submersion démographique par les immigrants clandestins comoriens, à avoir une politique française cohérente. Les efforts de M. Darmanin ont été ce qu’ils ont été, mais n’ont été ni précédés ni accompagnés d’une politique diplomatique d’envergure avec la République des Comores.

On ne peut pas faire comme si les trois autres îles n’existaient pas. Les Comoriens, qui ont souhaité l’indépendance, veulent à la fois profiter du département de Mayotte et de la nationalité française ! On ne peut pas avoir le goût de l’indépendance et la sécurité sociale française. J’ai été préfet de Mayotte pendant deux ans et demi et même si je n’y suis plus en poste, sa problématique n’a pas bougé d’un iota avec la départementalisation sous Nicolas Sarkozy. Au contraire, cela s’est aggravé. L’Etat n’a jamais mis les moyens pour accompagner la départementalisation, comme un rapport de la Cour des comptes de 2016 l’a remarquablement établi.

François-Noël Buffet, sénateur (LR) du Rhône, vient d’être nommé au poste de ministre délégué chargé des Outre-mer dans le gouvernement Barnier. Qu’en pensez-vous ?

C’est une très bonne nouvelle pour les Ultramarins et ceux qui se sentent impliqués par le sujet. M. Buffet est un très bon analyste, connaisseur et professionnel. Il a une implantation politique dans le Rhône particulièrement appuyée. Il est président de la commission des Lois au Sénat, ce qui est considérable. Le fait que ce soit un sénateur est un point extrêmement important : Gérard Larcher, le président du Sénat, est le meilleur connaisseur français de tout l’Outre-mer. Depuis sa première élection au Sénat en 1986, c’est la seule personne que je connaisse qui a une telle connaissance intime et une vision des Outre-mer.




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