Le pétrole c’est la paix, l’écologie c’est la guerre. La thèse, dans un monde chamboulé par l’urgence de la crise climatique, peut sembler provocatrice. Dans son essai Vers l’écologie de guerre : une histoire environnementale de la paix (Ed. La Découverte, 2024), Pierre Charbonnier, chargé de recherche CNRS à Sciences Po, remonte aux origines du discours pacifiste post-Seconde Guerre mondiale, construit sur l’exploitation à très grande échelle des énergies fossiles – “utilisées comme une arme antifasciste”, écrit le philosophe – et dont découle l’impasse climatique actuelle. Il explique comment la décarbonation de nos sociétés finit par poser des questions de sécurité aux Etats. Et comment cette problématique pourrait réorganiser l’ordre mondial.
L’Express : La transition écologique mondiale est-elle compatible avec la paix ?
Pierre Charbonnier : Les nations, pour ne pas se livrer à des agressions les unes contre les autres, doivent avoir suffisamment d’intérêts communs. Généralement, ce sont des liens commerciaux, et en particulier les échanges de ressources qui jouent ce rôle. Ainsi, le pétrole a servi jusqu’ici de pilier principal aux politiques mondiales : il détermine la paix, la stabilité, mais aussi la guerre. Une conscience collective existe sur le fait que l’ordre international et l’énergie sont très profondément liés, mais à présent que le pétrole est un facteur de destruction autant que de production, ce lien change totalement. L’épreuve climatique oblige à une réorganisation des rapports internationaux qui peut difficilement être pacifique. Cela ne veut pas dire que des guerres seront nécessairement provoquées par la crise climatique, mais que l’ordre actuel des hiérarchies de puissance va bouger. Car lorsqu’on essaie de se défaire des énergies fossiles, des pays gagnants deviennent perdants, des alliances qui existaient peuvent se défaire.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, vous dites que la “paix de carbone” a maintenu les relations entre les pays. C’est-à-dire que la sécurité planétaire a été assurée par les combustibles fossiles (pétrole, charbon). Mais cet usage massif menace désormais la paix. Y a-t-il une porte de sortie ?
C’est une des idées centrales du livre. On n’a pas nécessairement bien compris ce rôle géopolitique précis des énergies fossiles, qui consistait à créer des liens entre les nations. C’était la grande idée de Robert Schuman en 1950 : si on mutualise la production et la consommation de charbon entre l’Allemagne et la France, elles ne se feront plus jamais la guerre. Le problème est qu’il faut pour cela utiliser beaucoup de charbon. On repousse l’idée que cette ressource manquera peut-être un jour. Et on rejette surtout à plus tard l’idée qu’elle peut avoir des impacts négatifs sur la stabilité de la planète.
Cette “paix de carbone”, cette “paix fossile”, qui repose sur des infrastructures, des éléments très matériels, a assez bien marché, du moins en Europe. Mais elle n’est pas durable, et elle s’accompagne d’inégalités qui menacent la sécurité de tous. Il faut trouver autre chose. Quand on dit que l’épreuve climatique est une source de menaces, qu’elle demande de changer totalement le système énergétique sur lequel on vit, cela veut dire qu’il faut essayer de réfléchir à la manière dont les nouvelles infrastructures énergétiques, idéalement liées aux énergies renouvelables, peuvent redistribuer les cartes géopolitiques et générer de la stabilité. Ce n’est pas gagné.
Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine se livrent à une rivalité commerciale intense pour capter les profits des nouvelles industries dites vertes, qu’il s’agisse de batteries électriques, ou de panneaux solaires. Il est donc tout à fait possible que ce qui, parfois, prend la forme d’une émulation positive, puisse aussi se convertir en une rivalité dangereuse. Ces questions façonnent aussi l’axe Nord-Sud. Les grandes puissances – la Chine, les États-Unis, et dans une moindre mesure l’Europe – proposent aux grands pays producteurs de ressources naturelles – l’Indonésie, le Congo, le Brésil, etc – des accords commerciaux. Ces derniers ne sont pas toujours d’accord. Ainsi l’Indonésie essaie de relocaliser sur son territoire toute la chaîne de production liée au nickel, de la mine à l’usine, pour capter les bénéfices du minerai mais aussi de tous ses dérivés technologiques et électroniques. Ces tensions géopolitiques ne prennent pas la forme de conflits ouverts et armés, mais elles sont aussi importantes que celles engendrées par les énergies fossiles dans le passé.
Les énergies fossiles n’ont donc pas toujours un effet stabilisateur…
C’est effectivement une des équivoques de l’expression “paix de carbone”. Cet effet stabilisateur est en réalité distribué de manière inégale. Il est extrêmement prononcé pour l’Europe, mais il ne va pas sans conflit. On a vu les lignes de faille géopolitiques se creuser entre pays producteurs et pays consommateurs, par exemple avec la création de l’Opep, puis au moment des crises pétrolières des années 1970. C’est d’ailleurs à cette époque que la France se lance dans le projet nucléaire, pour compenser les difficultés croissantes d’accès au pétrole. Enfin, il y a les grandes guerres du pétrole au Proche et Moyen-Orient dans les années 1980-1990. La légitimité postulée de ces guerres était la suivante : elles sont justes parce qu’elles permettent de garantir l’approvisionnement en énergies fossiles, et donc la croissance, l’emploi, la stabilité. La “paix de carbone” ne veut pas dire que les armes sont silencieuses partout dans le monde. Cela veut dire, qu’idéalement, c’est seulement au nom de l’approvisionnement fossile qu’il est légitime de faire la guerre. C’est la doctrine de sécurité américaine depuis les années 1970. Elle détermine où et quand se déroulent les conflits, qui sont les gagnants et les perdants.
La guerre en Ukraine a-t-elle représenté un tournant ? D’un point de vue climatique, quel bilan tirer de deux ans et demi de conflit ?
En 2022, on a entendu partout cette idée que l’Europe allait accélérer la décarbonation de son économie au nom du climat, de la science, etc, mais aussi au nom de la solidarité avec l’Ukraine. Pour la première fois, on a entendu de manière nette qu’il avait une convergence entre les politiques de sécurité et énergétiques. Cela a rendu plus acceptables certaines politiques climatiques, notamment aux pays d’Europe de l’Est. Il y a aussi eu un effet, celui-ci temporaire, sur la sobriété dans le discours public : baisser le chauffage, faire du vélo… Cependant, le développement des filières de production et d’emplois bas-carbone, en France par exemple, est encore très insuffisant. Il y a bien eu certains choix politiques, comme le soutien à la rénovation des bâtiments ou le leasing social pour les voitures électriques, mais de manière locale ou sous-dimensionnée. Cette opportunité historique n’est donc pas encore pleinement saisie.
De plus, ces dispositifs ont fait l’objet d’un retour de bâton, d’un front du refus extrêmement puissant, bien organisé. Le plus spectaculaire s’est produit dans le domaine de l’agriculture, mais pas seulement. Pour une raison compréhensible : le démantèlement accéléré de la dépendance aux énergies fossiles est vécu comme une punition, un coût, par de très larges segments de la population et des partis politiques, qui s’organisent pour freiner cette transformation.
Les puissances du futur seront-elles forcément des puissances climatiques ?
Il n’y a pas du tout de fatalité à ce que demain ou après-demain, les grandes puissances soient aussi les plus vertes. Rien n’est écrit. Mais pour l’heure, les grandes puissances sont aussi les plus émettrices de gaz à effet de serre (GES), donc les plus néfastes au climat. On ne pourra pas sortir de cette impasse sans leur intervention.
Pour l’instant, ces pays savent très bien accélérer l’émergence des secteurs industriels bas-carbone. Ce qu’ils ne savent pas encore faire, c’est accélérer le déclin des secteurs carbonés. Pour une raison simple : la première partie de l’équation, l’accélération, est assez compatible avec l’économie politique standard. Mais le capitalisme ne peut pas créer des actifs échoués artificiellement.
Toutefois, il est possible que les alliances, les lignes de clivage géopolitiques se réorganisent en fonction de l’intérêt à la décarbonation. L’une des variables clefs sera l’investissement vers les grands pays émergents : l’Indonésie, l’Inde, le Brésil, ainsi que certains pays d’Afrique et d’Amérique latine. A l’image du Brésil, ces nations sont déjà très impactées par le choc climatique. Alors il est possible que, sous cette pression, ces pays acceptent de faire fonctionner leurs économies selon des règles différentes de celles qui prévalent jusqu’aujourd’hui. De dire : on va conditionner nos partenariats avec vous – les pays les plus riches – à une accélération sur les politiques climatiques. C’est-à-dire utiliser ce qu’il y a de plus sombre dans la politique humaine, la volonté de puissance, pour ce qu’il y a de plus nécessaire, la décarbonation.
La décarbonation peut-elle alors être un nouvel atout géopolitique pour les pays ?
Ce n’est pas qu’elle peut l’être, elle doit l’être. C’est simple : tant que l’on présentera l’impératif climatique comme quelque chose d’abstrait – “il faut absolument laisser le pétrole dans le sous-sol pour le bien de l’humanité, parce que les scientifiques le disent” – tant que ce discours prévaudra, alors jamais rien ne changera. Il faut absolument utiliser la carte de la puissance. Faisons-le car cela fournit avant tout de la sécurité. Un État qui, aujourd’hui, entretient la dépendance aux énergies fossiles, ne protège pas sa population. Il n’y a de décarbonation possible que si elle est liée à cette justification fondamentale de l’État moderne : sécurité, stabilité et donc soutenabilité.
Les mouvements écolos doivent-ils investir le terrain du “réalisme politique” pour convaincre ?
La structuration historique de l’écologie politique n’est pas tout à fait alignée avec ce type de discours. Elle est plutôt liée à un pacifisme universaliste, un petit peu utopiste, qui voudrait essayer de se défaire des logiques de puissance. Les écolos traditionnels avaient d’ailleurs bien compris qu’il existe un lien fondamental entre la puissance et l’énergie, et donc que si on voulait utiliser moins d’énergie pour sauver la planète, peut-être fallait-il aussi se débarrasser de la puissance. Il y avait une certaine cohérence.
Sauf qu’à partir du moment où cela n’est plus efficace, il faut changer son fusil d’épaule. Ce qui est curieux, c’est que les partis écologistes, au moment de la guerre en Ukraine, ont adopté la position correcte, disant qu’il y a une convergence entre la sécurité de l’Union européenne et la décarbonation. C’était un moment réaliste. Mais il ne me semble pas que cela ait contribué à réorienter de manière structurée et durable leur discours politique sur les enjeux de sécurité et de géopolitique.
Certains pays ont-ils déjà, selon vous, intégré cette notion de “réalisme” ?
C’est assez difficile à dire. A l’échelle européenne, la contre-offensive contre les politiques climatiques a eu lieu quasiment partout. Il est d’ailleurs est assez profondément lié aux succès électoraux de l’extrême droite. Donc je ne vois pas d’exception, à part l’Espagne, qui pratique le plus ce que j’appelle une écologie de guerre. Mais il existe des organisations qui militent sur cette ligne. L’une d’elles, anglaise, promeut par exemple un traité de non-prolifération des combustibles fossiles. Elle réfléchit par analogie avec les traités de non-prolifération nucléaire du temps de la guerre froide, en disant : le pétrole était une force de production mais c’est aujourd’hui une force de destruction. Il faut alors le traiter d’un point de vue international comme une arme, non une ressource, et donc créer des accords internationaux de baisse progressive de l’armement fossile.
Le processus onusien a-t-il jusqu’à présent échoué sur la crise climatique ?
On peut mettre à son actif le fait d’avoir rassemblé la totalité des États souverains de la planète et de leur avoir fait reconnaître la nécessité de fixer des normes relatives au niveau d’émissions de gaz à effet de serre. Les Nations Unies ont toujours servi à cela : fixer des normes. Cela ne veut pas dire qu’elles ont été capables de les faire respecter.
Le problème, c’est qu’avec le climat, on ne peut pas s’en contenter. Il faut changer les structures productives, et les COP n’ont pas ce pouvoir transformateur. Ce dispositif est beaucoup trop lié à l’universalisme libéral : on va écouter la science, on va créer du consensus, on va faire des marchés. C’est une espèce de solution, mais elle est extrêmement inefficace. Une bonne partie des gens qui font partie des milieux de la diplomatie climatique en réalise aujourd’hui les limites. Des solutions existent sous forme de politiques industrielles de transition ou de nouvelles formes d’intervention de l’État dans l’économie. Mais elles n’ont pas encore atteint la masse critique pour être plus fortes, plus convaincantes et plus sécurisantes que l’ordre fossile dont on essaie de se défaire.
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