Le 23 février 1942, à Petrópolis, au Brésil, deux jours après avoir envoyé à ses éditeurs le manuscrit du Joueur d’échecs, Stefan Zweig s’empoisonne avec un barbiturique auprès de Lotte, sa seconde épouse. Le 2 juillet 1961, de bon matin, dans son chalet de l’Idaho, Ernest Hemingway se tire une balle dans la tête avec son fusil de chasse à double canon. Entre ces deux drames, le 27 août 1950, dans un hôtel de Turin, Cesare Pavese se donne la mort en avalant une dose létale de somnifères. Il laisse un mot disant : “Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages.”
Quelques décennies après ces brefs adieux, trois écrivains français se chargent de raconter la fin de ces légendes de la littérature du XXe siècle. Ecrire n’est pas une fête. Animé par “le besoin d’aller réveiller de vieux fossiles”, Pierre Adrian s’était fait connaître avec La Piste Pasolini, où il partait sur les traces du maître à penser de sa vingtaine. Désormais trentenaire, il enquête sur Pavese. Hotel Roma est un éloge jamais hagiographique au “Piémontais ténébreux, dur, laconique, sentencieux”, en qui il a trouvé un “compagnon lucide”. “L’amour des femmes aura été la grande tragédie de Pavese”, note Adrian, qui y voit l’une des clefs de sa noirceur. On le disait impuissant, il n’aura en tout cas jamais réussi à construire une relation apaisée avec quelqu’un. Ses carnets, son journal intime et ses recueils servaient à éponger la mélancolie de ce grand taiseux qui écrivait comme pour se consoler : “Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé les peines de beaucoup.”
De la même façon qu’Adrian sillonne Turin dans Hotel Roma, se mettant en scène en train d’avancer sur son livre, Sébastien Lapaque arpente le Brésil dans Echec et mat au paradis. Un fait historique le tracasse : qu’ont pu se raconter Georges Bernanos et Stefan Zweig quand le premier a reçu le second en janvier 1942 dans sa ferme de la Croix-des-Ames, à Barbacena ? On sait juste que leur conversation s’est déroulée en français – tout le reste, il fallait l’inventer. Entre les différents actes de ce dialogue imaginaire aux airs de pièce de théâtre, Lapaque digresse (avec une érudition époustouflante) sur la situation politique du Brésil des années 1940 ainsi que sur la vie et l’œuvre de ses deux duellistes. Si Lapaque apprécie l’alcool (en témoigne son récent On aura tout bu), c’est surtout le vin de messe qui coule dans ses veines : ses livres sont toujours irrigués par une dimension mystique. Echec et mat au paradis est une sorte de sermon au Corcovado, où le père Sébastien se ferait le porte-voix du Christ Rédempteur en opposant le “juif humaniste, sceptique” plombé par le désespoir et le “catholique errant” chantre de l’espérance (ce “désespoir surmonté”). Page 123, l’auteur nous laisse cette phrase à méditer : “En écrivant ce livre, j’ai compris que le suicide était une défaite intime dont ne devaient pas être exclues les causes extérieures : l’échec public, la trahison, l’éloignement de sa patrie, le vide social.”
Un goût pour les colosses aux pieds d’argile
Comment expliquer que le robuste Hemingway ait lui aussi mis fin à ses jours ? C’est le sujet d’Il ne rêvait plus que de paysages et de lions au bord de la mer, où Gérard de Cortanze reconstitue mois après mois la dernière année de l’auteur de Pour qui sonne le glas. A l’été 1960, le (pas si) vieil homme est amer. A priori, cet ogre qui buvait plus que Lapaque n’avait rien à voir avec un fantôme kafkaïen comme Pavese. Voilà que lui aussi est miné par l’impuissance. Il a du mal à écrire et tourne en rond à Cuba, surveillé par le FBI. Il part s’aérer en Espagne, mais doit aussitôt rentrer se soigner aux Etats-Unis, plus précisément à la clinique Mayo, dans le Minnesota, où il est soumis à des électrochocs qui aggravent sa paranoïa aiguë.
L’année 1961 est pour lui une descente aux enfers, jusqu’à son geste fatal, qui l’inscrit dans un funeste héritage (son père s’était déjà suicidé, avec un revolver). Trois ans après Le Roi qui voulait voir la mer, son beau livre sur Louis XVI, Cortanze confirme son goût pour les colosses aux pieds d’argile. Le Hemingway qu’il décrit est fragile et humain. Comme pour Lapaque avec Zweig et Bernanos, on sent un long compagnonnage entre Cortanze et Hemingway. A l’heure où le développement personnel cartonne en librairie, mieux vaut se tourner vers ces âmes tourmentées pour tenter de comprendre quelque chose au délicat métier de vivre.
Hotel Roma, par Pierre Adrian. Gallimard, 192 p., 19,50 €.
Echec et mat au paradis, par Sébastien Lapaque. Actes Sud, 336 p., 22,50 €.
Il ne rêvait plus que de paysages et de lions au bord de la mer, par Gérard de Cortanze. Albin Michel, 320 p., 22,90 €.
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