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Susan Neiman : “Dans le milieu universitaire, le wokisme est loin d’être fini”


Encore un livre sur les woke ? Si les essais contre la mouvance “éveillée” ont pullulé ces derniers mois en France – alors même que dans les pays anglo-saxons, des observateurs avertis évoquent déjà un recul de la question identitaire -, l’ouvrage de Susan Neiman se distingue par la finesse de son approche philosophique, tout comme par le fait qu’on ne peut nullement soupçonner son auteure d’avoir basculé du côté des réactionnaires. Directrice du Einstein Forum à Potsdam après avoir enseigné à Yale et à l’université de Tel-Aviv, cette spécialiste des Lumières avertit, dans La gauche n’est pas woke, contre les penchants “tribalistes” de son camp politique, qui sapent ses fondements universalistes et progressistes. Susan Neiman nous explique comment on peut avoir une position universaliste sur le conflit israélo-palestinien, pourquoi il est important pour un progressiste de croire au progrès, et pourquoi Kamala Harris fait bien de se tenir loin des politiques identitaires face à un adversaire dénué de tous scrupules moraux.

L’Express : On peut selon vous être anti-woke sans forcément être réactionnaire, ou même de droite…

Susan Neiman : Mon livre va même plus loin. Le mouvement woke s’appuie sur des émotions traditionnellement de gauche : empathie pour les opprimés et les marginalisés, indignation face au sort des opprimées, volonté de corriger les erreurs de l’Histoire… Mais pour cela, il applique des idées basées sur l’identité qui sont en réalité très réactionnaires. Les militants woke sont plein de bonnes intentions, mais ils ne se rendent pas compte de ce qu’impliquent les hypothèses philosophiques sur lesquelles ils s’appuient.

Aujourd’hui, l’anti-wokisme n’est-il pas un marqueur de l’extrême droite ? Ron DeSantis et Donald Trump aux Etats-Unis, Eric Zemmour en France ou même Vladimir Poutine en Russie ont tous anglé leur discours là-dessus…

C’est pour ça, je pense, que mon livre a été traduit en douze langues. Il va même être publié en arabe. J’ai demandé à un confrère syrien comment ce livre pouvait intéresser un éditeur égyptien. “Ah, les gens à gauche en ont simplement assez des concepts du postcolonialisme, et sont ravis qu’on les questionne” m’a-t-il répondu. Mais c’est aussi ce pourquoi des amis m’ont déconseillé d’utiliser le mot “woke” en titre, car il a été considérablement instrumentalisé par la droite. Pourtant, dès la première page, je me définis comme une socialiste. Par ailleurs, on n’écartera pas l’extrême droite en faisant comme si la pensée woke était un non-problème ou un fantasme inventé par la droite pour faire taire toute demande de justice sociale. Au contraire, si les progressistes de gauche sont incapables de dénoncer les excès de la pensée woke, cela poussera des personnes dans les bras de la droite.

Selon vous, la grande opposition idéologique se joue aujourd’hui entre universalisme et tribalisme. Et le tribalisme peut se situer à droite comme à gauche…

L’universalisme est un sujet délicat en France plus qu’ailleurs, car en étant le pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il s’agit pour vous d’un pilier national. Mais l’universalisme doit sincèrement inclure toutes les composantes d’une population. Se contenter de simplement dire “nous avons toujours été universalistes, donc il est impossible que nous soyons racistes ou sexistes” ne suffit pas. Tous les pays, y compris la France, peuvent faire mieux dans l’application de cette idée abstraite qu’est l’universalisme.

Cela dit, revenons au XVIIIe siècle. Joseph de Maistre écrivait : “Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. Je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan. Mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu”. Michel Foucault a expliqué que l’humain est une invention récente, datant du XVIIIe siècle, et que celle-ci disparaîtra sans doute comme des dessins sur le sable. Effectivement, l’humanisme est une invention de la modernité, mais ayons conscience d’à quel point cette invention a été une réussite ! Nous percevons désormais des gens de différentes nationalités, couleurs et langues comme ayant une même humanité et une même dignité, qu’il faut donc respecter. Avant cela dominait l’idée que seules les personnes avec qui on pouvait s’identifier appartenaient forcément à la même tribu que nous. Les Lumières ont mis en avant l’universalisme, dont a découlé la solidarité sociale de gauche. Peut-être qu’il est plus facile de comprendre les gens de sa propre tribu, mais à travers l’art, la littérature, la culture, il est possible d’élargir ce cercle de l’empathie. C’est pour ça que la notion d’appropriation culturelle me pose autant de problèmes. Même Frantz Fanon, aujourd’hui perçu comme le saint-patron du post-colonialisme, était opposé au tribalisme et à l’essentialisme racial, écrivant que “toutes les formes d’exploitation sont identiques, car elles s’appliquent toutes à un même ‘objet’ : l’Homme”.

Je déteste les mots “pro-palestinien” ou “pro-israélien”

Comment peut-on avoir une position universaliste sur le conflit israélo-palestinien ? Des deux côtés, il y a aujourd’hui beaucoup de tribalisme…

Je déteste les mots “pro-palestinien” ou “pro-israélien”. Je suis pro-paix et pro-droits de l’homme. Le problème, c’est qu’il est bien plus aisé d’être tribaliste. Il ne fait pas de doute que le Hamas a craqué l’allumette le 7 octobre, et que le massacre de plus de 1 200 citoyens israéliens n’avait rien d’un acte de “résistance”. Mais il ne fait pas non plus de doute que l’Etat d’Israël a répondu par une campagne de bombardements de civils avec des crimes de guerre, et que Netanyahou veut aujourd’hui prolonger le conflit pour préserver sa coalition fasciste – je n’utilise pas ce mot avec légèreté – et éviter d’aller en prison pour corruption. Joe Biden a eu les bons mots quand il s’est rendu à Tel-Aviv une semaine après le massacre, disant aux Israéliens qu’il comprenait leur rage et douleur, mais qu’ils ne devaient pas commettre la même erreur que les Etats-Unis après le 11 septembre 2001. Mais il n’était pas dans l’intérêt de Netanyahou de suivre cet excellent conseil. Aujourd’hui, mes amis israéliens sont terrifiés. Le Hezbollah est sans conteste une organisation terroriste islamiste, et l’opération menée contre lui est spectaculaire. Mais Israël mène des assassinats ciblés depuis longtemps, et cela n’a pas pour autant résolu les conflits dans la région. On sait que si vous transformez quelqu’un en martyr, d’autres personnes vont le remplacer.

Vous rappelez aussi l’importance de la distinction entre justice et pouvoir. Pourquoi ?

Il faut en revenir au XVIIe siècle, époque où l’aristocratie pouvait encore faire ce qu’elle voulait, symbolisée par le droit du seigneur. L’idée d’une égalité de tous devant la loi a elle aussi été introduite au XVIIIe siècle. Encore une fois, nous savons que dans les faits, des personnes plus riches peuvent faire appel à de meilleurs avocats. Mais pour autant, on ne peut pas jeter ce principe de justice universelle par la fenêtre, comme le fait Michel Foucault, devenu le parrain de la gauche woke. Pour lui, la justice n’existe pas, et ce qui apparaît comme des progrès sont en réalité des formes de répression encore plus sinistres. Foucault s’est certes intéressé aux marginaux de la société, les hors-la-loi et les fous, ouvrant de nouvelles pistes de recherche. Surveiller et punir s’ouvre par la saisissante description du supplice de Robert-François Damiens, écartelé sur place publique au milieu du XVIIIe siècle. Mais ensuite, Foucault nous explique que le système carcéral moderne est certes plus subtil et insidieux, mais qu’il s’avère encore plus dominateur. C’est un message très nihiliste. Or Foucault est réellement le penseur le plus cité internationalement dans les sciences humaines et sociales.

La récente décision de la Cour suprême d’octroyer une présomption d’immunité au président des Etats-Unis pour ses actes officiels a, à juste titre, indigné une partie des Américains. C’est remplacer le pouvoir d’un président par celui d’un roi, ce contre quoi la Révolution américaine s’était justement battue. Néanmoins, l’un des problèmes avec les woke, c’est qu’ils ne valorisent pas les réels progrès que nous avons effectués. Nous avons encore un long chemin à parcourir pour avoir une vraie justice universelle et une égalité pour tous. Mais pour cela, il vaut mieux se baser sur ces principes hérités des Lumières plutôt que de penser, par exemple, que puisque l’Occident a longtemps dominé le monde, c’est au tour des pays du “Sud” de prendre leur revanche. Cela n’a rien d’une idée de gauche.

Comment expliquer que des soi-disant progressistes soient si réticents à reconnaître les spectaculaires progrès effectués en matière de tolérance ?

Déjà, on n’enseigne plus beaucoup l’histoire. Beaucoup de gens ignorent tout simplement les faits. L’abolition de l’esclavage, le droit de vote des femmes ou les mêmes droits pour les couples homosexuels ont changé la vie de millions de gens. Il suffit de voir la réalité dans les pays où ces changements n’ont pas eu lieu, comme en Mauritanie pour l’esclavage, en Afghanistan pour le droit des femmes ou en Ouganda pour la criminalisation des relations entre personnes de même sexe.

Ensuite, il est plus facile de croire au progrès quand on l’a soi-même vécu. Je me mets à la place d’un jeune Américain de 25 ans. Avec les Obama, il a vu une famille noire, intelligente, occuper pendant huit ans la Maison-Blanche sans faire aucun scandale, avant que son monde ne s’effondre avec Donald Trump.

Enfin, vous êtes journaliste. Si vous voulez être lu et recevoir des prix, vaut-il mieux faire une enquête sur une ville où tout fonctionne bien, ou alors dénoncer une municipalité dans laquelle le maire est corrompu ? Il y a cette idée répandue que vous paraissez plus intelligent si vous critiquez et vous indignez contre des choses qui ne vont pas plutôt que de rappeler les réussites. Et cela ne concerne pas que votre profession.

Je comprends qu’on puisse enrager de voir que le progrès est si lent. Mais le problème, c’est que si nous ne reconnaissons pas que des progrès réels ont été accomplis, nous n’aurons jamais l’espoir d’en accomplir de nouveaux.

Des analystes anglo-saxons ont estimé que le wokisme avait déjà atteint son point culminant, et qu’il serait en train de refluer du fait de ses excès. Qu’en pensez-vous ?

Effectivement, il y a peut-être une bascule. D’abord, les réactions au 7 octobre 2023 ont poussé un certain nombre de militants woke à estimer que les Palestiniens représentaient le “Sud Global” et les Israéliens le “Nord”, et qu’il fallait soutenir de façon inconditionnelle le Sud. Ce qui a donné lieu à des absurdités du genre “les queer avec le Hamas”. Beaucoup de personnes ont vraiment été décontenancées par ces prises de position. Par ailleurs, il y a aussi le sentiment qu’à un certain point, le wokisme devient ennuyeux, et parfaitement inefficace face à la droite.

Mais je dois cependant préciser que dans le milieu universitaire, le wokisme est loin d’être fini. Les sujets proposés par les étudiants pour décrocher des bourses sont si souvent autoréférencés que ça en devient lassant. Je ne suis pas transphobe et encore moins homophobe. Mais je suis déçue quand une personne trans ne se concentre que sur un sujet du type “la transsexualité au IIe siècle avant J.C.”, ou quand des étudiantes chinoises se focalisent sur les femmes chinoises. Avant, on allait à l’université pour comprendre des choses sur les autres personnes. L’idée qu’il faille se concentrer sur sa propre identité me chagrine. Mais cet état d’esprit a été massivement assimilé à l’université. J’ai une amie qui est l’une des plus grandes spécialistes du sanskrit, reconnue même par le parti nationaliste hindou BJP, c’est vous dire. C’est une femme juive de New York. Elle m’a confié être soulagée de prendre sa retraite, car il est de plus en plus difficile d’obtenir des postes universitaires si vous n’êtes pas vous-même originaire du sud de l’Asie, au nom de la lutte contre l’appropriation culturelle. Et qu’importe si dans la génération précédente, de nombreux grands chercheurs spécialistes de cette région n’étaient pas issus d’Asie du Sud. Cela me fait donc dire qu’on n’en a pas fini avec le wokisme.

La candidate démocrate Kamala Harris a d’ailleurs soigneusement évité les politiques identitaires, refusant de se définir par ses origines. Est-ce la bonne stratégie ?

C’est incroyable. Je n’ai pas apprécié que Joe Biden déclare durant sa campagne de 2020 qu’il allait nommer la première femme noire à la Cour Suprême. Ketanji Brown Jackson est, j’en suis certaine, une juge très qualifiée. Quel besoin avait-il d’affirmer cela, si ce n’est pour flatter un public woke ? Kamala Harris est une femme de couleur, mais son identité n’est pas au centre de sa politique. Sa campagne est très intelligente. Tim Walz est un parfait colistier. Pour la première fois, j’ai repris espoir, même si cette élection est très serrée, et que je crains qu’elle ne soit tranchée que plusieurs jours après le vote.

A l’inverse, Donald Trump, en étant dénué de toutes considérations morales, donne aux personnes l’autorisation de se comporter selon leurs pires démons. Il a bénéficié d’une énorme couverture médiatique, car il y avait quelque chose de perversement fascinant chez lui. Vous avez regardé, j’ai regardé. Comment ne pas sans cesse être surpris par un homme qui réagit si différemment de la majorité d’entre nous ? Mais le spectacle commence quand même à lasser.

La gauche n’est pas woke, par Susan Neiman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère. Climats/Flammarion, 242 p., 22 €.




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