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Bernard Jomier : “Nos cotisations sociales financent les bénéfices de grands groupes étrangers”

Est-il légitime que des grands groupes financiers internationaux investissent dans le secteur de la santé en France ? A cette question, les auteurs d’un rapport parlementaire sur la financiarisation de l’offre de soins ont répondu oui, sans aucune hésitation. Mais pas à n’importe quelles conditions. Car, on l’a vu ces dernières années, l’arrivée de ces nouveaux acteurs a pu dans un certain nombre de cas s’accompagner de dérives – surfacturations, pratiques déconnectées des besoins réels de la population, actes inutiles, pressions sur les soignants…

“La jurisprudence européenne admet des limitations à la libre concurrence et aux droits des sociétés au regard des objectifs de santé publique”, rappelle un des co-rapporteurs de ce travail, le sénateur Bernard Jomier (apparenté au groupe Socialiste, écologiste et républicain). Dans le secteur de la santé en effet, la demande est largement solvabilisée par les cotisations sociales et les impôts. Alors que l’heure est aux économies dans ce domaine comme dans d’autres, beaucoup s’interrogent sur le fait qu’une partie de nos prélèvements serve à financer les bénéfices, souvent très élevés, affichés par ces acteurs. Bernard Jomier détaille pour L’Express les recommandations de la mission sénatoriale pour que “la logique du soin l’emporte sur la logique de gain”. Entretien.

L’Express : Vous venez de remettre le rapport de la mission d’information que vous avez codirigée avec deux autres sénateurs sur la financiarisation de l’offre de soins. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Bernard Jomier : Le système de santé français repose classiquement sur deux types de partenaires. D’une part le secteur public, et d’autre part un secteur privé dans lequel des professionnels de santé investissent – c’est ce que l’on appelle le capitalisme professionnel. Mais nous avons vu émerger plus récemment de nouveaux acteurs, des sociétés financières, qui viennent investir à plus ou moins long terme dans le champ de la santé avec pour seul et unique objectif d’en retirer des profits. Nous en analysons les multiples répercussions dans notre rapport.

Ce phénomène est-il forcément négatif ?

Il répond à certains besoins. Dans les domaines où la nécessité d’investissements en capitaux est très importante, ces sociétés financières peuvent pallier d’autres acteurs qui font défaut, à commencer par la puissance publique. Elles peuvent aussi entraîner une réorganisation de l’offre de soins qui, pendant un temps au moins, va se trouver en résonance avec les souhaits des professionnels, en contribuant à la mise à disposition d’innovations technologiques ou en les déchargeant de certaines tâches administratives. On a vu aussi avec les laboratoires d’analyses médicales que ces acteurs, en participant à la restructuration du secteur et en investissant massivement, ont pu accompagner le renforcement des standards de qualité.

Donc à l’évidence, il ne s’agit pas d’un phénomène univoque qui comporterait uniquement des conséquences négatives. Si c’était le cas, il faudrait purement et simplement l’interdire. Ce n’est pas ce que l’on constate. Il existe des points positifs, mais ils ne suffisent malheureusement pas à légitimer une intervention non régulée de la financiarisation dans l’offre de soins.

Pour quelles raisons ?

Parce que la logique première de ces acteurs est de dégager des bénéfices, alors que le système de santé, financé par nos impôts et nos cotisations, poursuit avant tout des objectifs de santé publique. Donc la véritable question qui nous est posée est de savoir comment faire primer la logique du soin sur la logique du gain. Nous ne disons pas du tout qu’il faut éliminer la logique du gain. En revanche, il convient de l’encadrer pour éviter toutes les dérives qui pourraient porter préjudice au système de santé. Par ailleurs, nous devons nous interroger sur le fait que nos prélèvements obligatoires contribuent aux résultats financiers de sociétés internationales. Car les taux de rentabilité s’avèrent très élevés, atteignant régulièrement les 10 %. Nous sommes bien au-delà de ce qui se pratique habituellement dans les autres secteurs de la vie économique. Il paraît difficile d’y voir autre chose qu’une anomalie.

Bernard Jomier, médecin généraliste

Quelles dérives avez-vous pu constater tout au long de votre enquête ?

Dans certains cas des fraudes, mais aussi beaucoup de questions sur la pertinence des soins, avec des multiplications d’actes pas forcément utiles, des surcoûts directs pour les usagers, ou encore le développement d’une offre qui ne répond pas aux besoins de soins de la population. Ces dérives avaient déjà été bien identifiées dans le cas des centres dentaires et des centres ophtalmologiques. Les pouvoirs publics ont réagi en fermant un certain nombre de ces structures, et en soumettant les autres à une procédure d’agrément. Mais à présent, les mêmes questions se posent dans le domaine de l’imagerie, ou des soins de premier recours, entre autres.

Il suffit de voir les tarifs exorbitants demandés par certains centres – 180 euros de dépassement pour une radio du pied dans un cabinet parisien appartenant à un groupe financier par exemple, ou des surfacturations non prises en charge par l’Assurance maladie ou les complémentaires pour de mystérieux “frais d’archivage”.

Ces acteurs se faufilent dans les failles du système pour maximiser leur rentabilité. Vous savez que les actes réalisés par les médecins ont chacun un tarif fixé en concertation avec l’Assurance maladie – c’est que l’on appelle la nomenclature. Il se trouve que certains actes sont mal rémunérés et que d’autres au contraire s’avèrent surcotés. Jusqu’ici, cela ne posait pas tellement de difficultés, les uns équilibrant les autres. Mais ces nouveaux acteurs, eux, poussent les professionnels qui travaillent avec eux à privilégier les actes surcotés, et à ne plus pratiquer les actes les moins rémunérateurs. On voit bien les problèmes qui peuvent en découler pour les patients. C’est un sujet très sensible, qui montre toute l’importance de préserver l’indépendance des professionnels.

Quelles mesures proposez-vous ?

Nous voulons d’abord aider les soignants à se prémunir face à ces dérives, à contrer ce capitalisme financiarisé qui va sinon finir par mettre à mal le capitalisme professionnel tel que nous le connaissions jusqu’ici dans le secteur de la santé. Les professionnels eux-mêmes se mobilisent d’ailleurs déjà.

Les chirurgiens-dentistes par exemple ont proposé de modifier la convention qui les lie à l’Assurance maladie en introduisant un conventionnement sélectif : dans les territoires surdotés, toute nouvelle installation est désormais conditionnée au départ d’un confrère. Cette mesure a beaucoup surpris dans le monde de la santé, car les médecins y ont toujours été opposés. Mais pourquoi les dentistes ont-ils pris cette décision ? Parce qu’ils avaient constaté que les groupes financiarisés ouvraient des centres dentaires précisément dans ces zones surdotées, au détriment de secteurs déficitaires. De cette façon, ils ont pu les contrer.

Les généralistes aussi ont réagi. Dans la dernière convention, leurs représentants ont demandé la suppression des majorations de consultation spécifiques pour le soir (40 euros) et le week-end (60 euros). Là aussi, cela a pu surprendre, mais il s’agissait de la même façon de s’opposer à la multiplication des centres de soins non programmés qui se spécialisent sur ces tranches horaires et menaçaient de déséquilibrer l’offre de soins.

Pourquoi avez-vous un regard négatif sur ces structures de soins non programmés, alors que beaucoup de Français ont du mal à trouver des rendez-vous médicaux, notamment pour les petites urgences, qui nécessitent de voir un médecin mais pas forcément d’aller à l’hôpital ?

Évidemment, au début, les élus locaux et la population sont ravis de l’arrivée de ces nouvelles structures de soins. Mais ils se rendent ensuite compte qu’elles s’adressent à une population jeune, plutôt en bonne santé et confrontée à un problème aigu. Elles n’apportent rien pour les patients atteints de maladies chroniques, qui ont avant tout besoin d’un suivi médical au long cours, par un médecin traitant ou par un ensemble de professionnels (généraliste, spécialistes, kinés…). Au fil du temps, elles mettent à bas un système plus organisé qui répond aux véritables besoins de la population.

“Les soignants doivent pouvoir garder la maîtrise de leur outil professionnel”

Mais soyons clairs : nous ne disons pas qu’il faut interdire ces centres. Nous recommandons en revanche que leur ouverture soit conditionnée à un agrément par les agences régionales de santé, qui statueront au regard de l’adéquation de leur projet de soins aux besoins. Nous insistons aussi pour que l’activité des professionnels de santé qui exercent dans ces centres puisse être tracée par l’Assurance maladie. Aujourd’hui, ces structures procèdent à des facturations collectives, ce qui empêche les caisses de contrôler leur activité comme elles le font pour n’importe quel autre professionnel de santé.

Quelles sont vos autres recommandations ?

La France s’était dotée d’une législation qui empêchait des non-professionnels de santé de prendre plus de 25 % des parts dans des sociétés d’exercice libéral. Or les acteurs financiers ont réussi à détourner l’esprit de la loi : avec seulement 1 % du capital social, ils arrivent désormais à obtenir 99 % des droits financiers. Sans vouloir me montrer trop technique sur ce sujet, nous proposons de revenir à l’esprit de la loi et de mettre fin aux différentes failles dans la législation. L’Ordre des médecins proposait de passer à 0 %, de façon rétroactive qui plus est. Cela reviendrait à interdire les investisseurs extérieurs et comme je le disais ce n’est pas notre position. L’essentiel reste que les soignants puissent maîtriser leur outil professionnel. Il s’agit de l’un des meilleurs garde-fous face aux dérives. On voit par exemple de grands groupes de cliniques créer des centres de santé – une façon pour eux d’organiser des filières de soins, et de s’assurer ainsi du recrutement d’une patientèle captive. Nous pensons que si les médecins gardent la main sur l’actionnariat et donc la gestion de leur centre, ce risque sera maîtrisé – ils ne se sentiront pas obligés d’orienter systématiquement les patients vers tel établissement plutôt que tel autre.

Dans votre rapport, vous montrez aussi que beaucoup de soignants, notamment les plus jeunes, sont finalement assez déçus par leur collaboration avec ces groupes financiarisés…

Ces acteurs avaient bien repéré les appétences des jeunes professionnels : accès à l’innovation et à des plateaux techniques bien équipés, rationalisation des tâches administratives, travail en groupe… Mais effectivement, la lune de miel peut vite tourner à la gueule de bois. Nous l’avons bien constaté dans nos auditions, avec deux jeunes femmes médecins qui avaient intégré le groupe IPSO, un réseau de centre de soins primaires, avant de prendre peu à peu conscience qu’elles avaient perdu leur indépendance professionnelle. Elles ont compris qu’elles ne savaient ni par qui, ni comment, étaient prises les décisions.

Nous avons d’ailleurs proposé que les internes soient mieux formés à la gestion d’un cabinet, car ils s’en font une montagne, alors que ce n’est pas si compliqué. On doit aussi leur apporter une meilleure connaissance des conditions permettant un exercice indépendant. Et puis il y a bien sûr la question des besoins de financement, notamment en cas d’investissements importants. Ici, nous proposons de nous inspirer des nombreuses solutions développées par les officinaux, avec par exemple des fonds mis en place par la caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens.

Votre analyse des risques portés par la financiarisation de la santé fait-elle l’unanimité au sein de l’administration ?

Cela dépend des interlocuteurs. L’Assurance maladie et le ministère de la Santé sont très attentifs à ces évolutions. Bercy en revanche défend un principe général et absolu : en économie, la libre concurrence fait baisser les prix. Cette libre concurrence doit donc primer, pour favoriser une baisse des dépenses de santé. Mais si les investissements massifs réalisés ces dernières années dans le champ de la biologie ou de la radiologie par exemple ont effectivement permis une baisse du coût unitaire des actes, celle-ci s’est accompagnée d’une multiplication des actes pour maintenir la rentabilité. Et là, on fait un trait sur la pertinence des soins…

De notre côté, nous pensons que les principes de libre concurrence doivent se plier à l’objectif de santé publique. Il y a d’ailleurs déjà toute une jurisprudence en ce sens, y compris au niveau européen, qui admet des limitations à la libre concurrence et aux droits des sociétés au regard de cet objectif. C’est le cœur du débat.




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