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Interview de l’abbé Pierre par Frédéric Lenoir : histoire d’une opération enfumage


C’était en octobre 2005, je tenais alors la chronique littéraire du Monde 2, supplément magazine du Monde. Allait paraître un petit ouvrage intitulé Mon Dieu… pourquoi ? Petites méditations sur la foi chrétienne et le sens de la vie. Il s’agissait d’une interview de l’abbé Pierre par Frédéric Lenoir. Je me demandais bien pourquoi le service de presse des éditions Plon me l’avait fait parvenir, à moi qui ne cachais pas n’être point baptisé, avoir été élevé dans l’irréligion la plus farouche, avoir bouffé du curé depuis ma plus tendre enfance, en famille et joyeusement, et m’être, depuis ma plus sauvage préadolescence, gobergé des caricatures anticléricales d’Hara Kiri… Pourquoi m’avait-on adressé ce livre ? Je n’allais pas tarder à le comprendre.

La curiosité ironique avec laquelle j’ouvris l’ouvrage pieu fut très vite récompensée, il y avait matière et je ne m’en suis pas privé. A la suite des récentes révélations sur l’abbé Pierre, je me suis dit Chic, je vais ressortir mon article. On n’y verra que du feu pour la bonne raison que l’article… mais revenons à Mon Dieu… pourquoi ? que je n’ai malheureusement pas retrouvé dans ma bibliothèque. Pas plus que mon article dans mon ordinateur. Tant pis, je me souviens de l’essentiel : le détail qui avait suffi à allumer ma descente en flamme. Dans le portrait introductif que Lenoir faisait de l’abbé Pierre, il évoquait la modeste demeure du saint homme : “une petite studette”, écrivait-il.

Le petit-fils d’instituteurs laïcs que je suis explosa de joie, et le fils de psychanalyste que je suis aussi se frotta les mains : n’y avait-il pas dans ce pléonasme fautif quelque chose de révélateur ? Les lapsus ne sont pas les seuls agents secrets de l’inconscient. En fait, à lire le pensum, il m’était apparu que l’abbé Pierre n’était qu’un pléonasme ambulant. Le surnom dont on l’affublait alors, “l’abbé des pauvres”, en est un autre, pas aussi fautif que la petite studette, mais tout autant que l’apparence physique et le vestiaire du personnage dont Roland Barthes pointait déjà en 1956 les redondances mythologiques. Trop de signes de sainteté, nous alertait le divin sémiologue, corrompt la sainteté. Qu’aurait-il dit en apprenant que l’abbé Pierre entrerait un jour dans le monde des santons de Provence ?

Des signes comme ça, l’abbé à la petite studette les accumulait, jusqu’à mystifier son interviewer attitré.

Fourvoiement

Frédéric Lenoir ne doit pas en revenir de s’être fait berner aussi facilement. Lui qui, grand spécialiste de la religion catholique, a vu sa carrière préfacée par Paul Ricœur (Le Temps des responsabilités, 1991, recueil d’interviews de gens très bien, dont l’abbé Pierre), Ricœur dont il faudra désormais ajouter à la liste de ses fourvoiements, après Pétain, Mao et Mircea Eliade, le nom de l’abbé Pierre.

On doit reconnaître à l’auteur de Mon Dieu… pourquoi ? d’avoir été le premier à soulever un coin de la soutane du fondateur d’Emmaüs. Opération enfumage brillamment achevée par l’interview télévisée de Marc-Olivier Fogiel. L’insignifiant repentir parvenant à étouffer ce que tant de gens savaient : au Vatican depuis 1959, dans les bordels de France et de Navarre depuis toujours, dans la chair des femmes et des enfants depuis leur agression, leur viol. Lenoir et Fogiel ne doivent pas en revenir de se retrouver ainsi les idiots utiles de l’Eglise de Rome. Il est vrai que les métiers d’hagiographe et d’animateur télé ne sont pas les mêmes que ceux de journaliste, d’enquêteur, de biographe.

Pour revenir à mon article de 2005, à peine envoyé au journal, je ne sais plus qui m’a instruit du fait que Frédéric Lenoir dirigeait Le Monde des religions. Le détail m’avait totalement échappé. Naïf que j’étais ! C’était donc pour ça que Plon m’avait adressé son livre : entre gens du même Monde, on comptait sur moi… Ben non. Pas du même monde. Mais dès lors, courageux mais pas téméraire, j’ai remballé mon article. Je finirai bien par le retrouver.




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