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Luca de Meo, patron de Renault : “Nous n’arriverons qu’à 50 % d’électrique en 2035, à moins que…”


Le calme règne dans les bureaux rénovés du bâtiment X, vestige des anciennes usines de Billancourt occupé par la direction du groupe Renault. Blazer bleu marine et pochette à quatre pointes, un croquis de voiture entre les mains, Luca de Meo affiche une placidité à toute épreuve. Mais sous le capot, le moteur chauffe. A l’approche de la date butoir du 1er janvier 2025, les objectifs fixés par Bruxelles pour réduire les émissions de CO2 du secteur apparaissent bien trop ambitieux aux yeux du directeur général de Renault depuis 2020. Le Milanais s’agace des décisions rigides de l’Europe face à la demande atone de véhicules électriques. Président de l’ACEA, l’Association des constructeurs européens d’automobiles, il s’emploie à mobiliser ses partenaires pour demander plus de flexibilité. Décarboner la voiture, oui, mais avec pragmatisme, pour ne pas casser la machine, plaide-t-il en substance.

L’Express : Le marché de la voiture électrique se tasse en Europe, alors que dans trois mois, la réglementation européenne va se durcir, obligeant les constructeurs à réduire de 15 % en 2025 les émissions de CO2 moyennes des véhicules légers neufs immatriculés. Votre mission devient-elle impossible ?

Luca de Meo : Il n’y a rien d’impossible. Renault devrait se situer parmi les constructeurs capables d’y arriver, pour deux raisons. Nous sommes le numéro 2 européen des véhicules hybrides, un moteur à combustion qui consomme moins de CO2. Et nous allons lancer une série de nouveaux produits, notamment la Renault 4 et la Renault 5, qui seront présentées au Mondial de l’automobile le mois prochain, la petite Alpine, le Scenic et la Megane.

Mais si l’eau baisse, elle baisse pour tout le monde. Le marché de l’électrique progresse à la moitié de la vitesse nécessaire pour atteindre cet objectif de 2025. Et comme le système est lié à une moyenne d’émissions de CO2 de la flotte, c’est arithmétique. Les voitures électriques sont considérées à zéro, les voitures à combustion sont presque toutes au-dessus des 95 grammes/kilomètre [NDLR : seuil maximum fixé par l’Europe]. En somme, il faut vendre une voiture électrique pour quatre voitures à combustion. Dit autrement, toute voiture électrique qui n’est pas vendue, faute de demande, nous oblige à ne pas vendre quatre voitures à combustion.

Renault a l’avantage d’être le premier à sortir une gamme de petites voitures électriques. Nous sommes capables de proposer, de façon profitable, une R5 électrique à partir de 25 000 euros, à peine plus que notre Clio hybride à 24 000 euros. Les clients se focalisent sur le prix à l’achat sans comprendre qu’à l’usage, une voiture électrique ne coûte que le tiers d’une voiture normale. Pour faire 100 kilomètres, le coût de la recharge électrique chez soi est de l’ordre de 3 euros. Pour une voiture thermique, il faut compter 8 euros de carburant. L’entretien est aussi deux fois moins cher. Et la voiture électrique a une durée de vie plus longue. Nous sommes d’ores et déjà capables de proposer des véhicules électriques à un loyer mensuel du même niveau que ceux à combustion.

Que reprochez-vous aux exigences européennes ?

L’Europe impose des règles qui s’appliquent uniformément dans toutes les régions. Mais entre le sud de l’Italie ou de l’Espagne et la Hollande, par exemple, il y a un monde. Quand plus de 30 % des ventes en Hollande concernent des véhicules électriques, ce taux se limite à 4 % en Espagne. A l’achat, globalement, ces voitures sont plus chères. Elles se vendent mieux dans certains pays que dans d’autres.

Pour répondre à la volonté de Bruxelles, nous allons devoir augmenter la part des véhicules électriques dans les ventes au-delà de 20 %, alors que nous sommes aujourd’hui sous les 15 %. Il faudrait donc espérer une croissance soudaine de l’électrique. Or nous n’en voyons aucun signe dans les commandes actuelles, qui sont les futures livraisons de janvier 2025, lorsque la nouvelle réglementation entrera en vigueur.

Je demande une flexibilité de bon sens

Comme personne n’a envie de payer une amende, que vont faire les constructeurs ? Ils vont pousser artificiellement la demande de l’électrique en baissant les tarifs. C’est une stratégie de court terme : si dès le début on ne fait pas de marge sur ces gammes, nous en paierons le prix plus tard. D’autant qu’on l’a vu avec Tesla, la baisse brutale des prix n’a pas augmenté les volumes de ventes. Elle a exaspéré les clients qui avaient payé le prix fort et détruit la valeur résiduelle. Donc il faut nous laisser le temps de développer ces modèles, de réduire les coûts, de trouver les économies d’échelle. En résumé, il faut un minimum de flexibilité.

C’est un refus d’obstacle ?

Les objectifs de réduction des émissions dans l’automobile ont été fixés en 2019 – avant le Covid – et sur la base de données de 2016, une époque où, en Europe, le marché de l’électrique était embryonnaire. L’économie s’est arrêtée pendant deux ans avec la crise sanitaire, et pourtant ces objectifs sont restés inchangés. Dans une entreprise, on bâtit un plan stratégique à dix ans, un plan moyen terme à trois ans et chaque année, on élabore un budget, parce que la moitié de ce qu’on envisageait dans la décennie, pour une raison ou pour une autre, se passe différemment. On a besoin de ces ajustements.

Personne, moi le premier, ne discute la nécessité de décarboner le transport. Personne, moi le premier, ne dit qu’il faut abandonner l’électrique. Au contraire : depuis mon arrivée, il y a quatre ans, nous consacrons plus de 60 % de notre budget R & D aux investissements dans la voiture du futur. L’entreprise met de l’argent, prend des risques. Nos collaborateurs à Douai ou à Maubeuge s’échinent à faire en sorte que la Renault 5 électrique soit compétitive en France alors que tout le monde nous disait que c’était impossible. On ne peut pas m’opposer, parce qu’aujourd’hui je demande une flexibilité de bon sens, que je cherche à tourner le dos à la transition vers l’électrique.

Une clause de revoyure au niveau européen est pourtant prévue en 2026.

C’est trop tard, l’industrie automobile aura déjà dû s’acquitter de 15 milliards d’euros d’amende en 2025 ! Autant de ressources qui ne financeront pas nos investissements pour être compétitifs face aux constructeurs chinois. C’est aussi simple que cela.

Ce chiffre de 15 milliards, comment l’avez-vous calculé ?

C’est une estimation à partir des conditions de marché observées aujourd’hui. En l’absence d’aides, de plan d’infrastructures d’envergure, de contrôle du prix de l’électricité, on ne voit pas pourquoi elles évolueraient positivement.

Comment inverser la tendance ?

Pour rattraper son retard de compétitivité, l’Europe a besoin d’une politique industrielle, elle n’en a pas aujourd’hui. Le rapport de Mario Draghi ne dit pas autre chose. Le prix de l’électricité pour fabriquer une voiture comme la Renault 5 représente presque le double du coût du travail. Or l’Europe paye l’énergie deux à trois fois plus cher que les Américains et les Chinois. Dans la chaîne de la valeur de la voiture électrique, la consommation d’énergie devient un facteur très important, et cela change complètement le modèle d’affaire.

L’Europe dispose actuellement de moins de 10 % de la capacité de production des batteries dont elle a besoin. Renault a été parmi les premiers à développer des giga-usines pour en concevoir. Mais il nous a fallu dix ans avant de ramener le taux de rebut sous les 10 %. Même Tesla, en 2016, 2017, jetait encore 30 à 40 % de sa production de batteries. Sur la Zoe, nous avons mis là aussi dix ans pour diviser par deux le coût de la batterie. Dans les dix prochaines années, nous arriverons peut-être à le réduire encore de 50 %. Mais pas en trois ans, pas en cinq. La réglementation européenne a été élaborée sans aucune analyse d’impact économique et industriel. Pour ne pas mettre en péril toute l’industrie, nous demandons de réfléchir ensemble à la meilleure solution.

Par un report de la réglementation de 2025 ?

Soit il nous faut plus de temps, soit il faut instaurer un mécanisme de pondération, déjà utilisé en 2020, qui attribue dans la moyenne des voitures vendues un poids supérieur aux véhicules électriques. Mais nous avons un problème de calendrier : la Commission européenne vient de se former et ne sera pas opérationnelle avant quelques semaines. Et le nouveau Parlement européen doit trouver son équilibre. Il y a une espèce de vide de gouvernance au niveau de l’UE qui est dangereux dans cette phase. Pour nous, l’heure tourne !

Nous avons besoin rapidement d’une perspective car nous travaillons sur des cycles très longs. Regardez l’IRA, l’Inflation Reduction Act, instauré par Joe Biden aux Etats-Unis : son horizon est de dix ans, que le prochain président américain soit Donald Trump ou Kamala Harris.

Et si le couperet du 1er janvier 2025 est maintenu ?

Au-delà des amendes, la vraie question est de savoir si l’industrie européenne sera capable de se mettre en ordre de marche pour regagner de la compétitivité par rapport à ses concurrents. Des concurrents aussi redoutables que Tesla ou les marques chinoises, qui ont pris une longueur d’avance en partant dès 2011, 2012, quand l’industrie européenne s’est lancée cinq ou six ans plus tard.

Si la trajectoire actuelle du marché se poursuit, nous arriverons à 50 % d’électrique en 2035, pas à 100 %.

En Chine, tout le système a convergé pour faire de l’automobile un levier de conquête économique du monde. Alors que les Européens la perçoivent comme un secteur de la “vieille économie”. On oublie que l’industrie automobile représente 30 % de la recherche et développement en Europe. Nous pesons 8 à 9 % de l’emploi et du PIB européen, et même plus de 20 % dans certains pays. Il faut qu’on nous soutienne.

Faut-il aussi remettre en question l’objectif de 2035, qui prévoit, à cette date, l’interdiction totale des ventes de voitures thermiques ?

Quand la discussion s’est orientée vers l’échéance de 2035, Renault Group et la France ont dit “C’est trop tôt”. Nous plaidions alors pour 2040. Mais une fois la décision actée, en tant que directeur général de Renault Group, ma mission est de faire tout ce qui est possible pour mettre l’entreprise en mesure d’atteindre cet objectif.

Si la trajectoire actuelle du marché se poursuit, nous arriverons à 50 % d’électrique, pas à 100 %, à moins d’un changement structurel permettant une accélération. Et pourtant, en trente-deux ans de carrière dans l’automobile, je n’ai jamais vu une technologie monter en puissance à une telle vitesse. Le marché européen de l’électrique a été multiplié par six en cinq ans. Le nœud du problème, c’est le calendrier.

Vos confrères, au sein de l’Association des constructeurs européens d’automobiles que vous présidez, sont-ils sur la même ligne ?

Oui, une position commune a d’ailleurs été publiée la semaine dernière.

Quelles seraient les conditions permettant une accélération du marché de l’électrique ?

Deux révolutions importantes traversent notre société. La transformation digitale et la transition énergétique. Deux sujets qu’il faut résoudre en équipe. Les Chinois sont capables de le faire, parce qu’il y a une structure politique unique qui force tous les acteurs à converger vers un objectif. L’Europe, elle, est complètement atomisée. C’est sa beauté, et sa limite, Mario Draghi s’en fait l’écho dans son rapport. La clé, c’est que tout le monde trouve un intérêt à participer à cet effort collectif : le secteur de l’énergie, celui des infrastructures, l’industrie automobile – constructeurs et fournisseurs -, le régulateur, et même les médias !

Quant aux marchés financiers, il y a trois ans, ils ne juraient que par Tesla, qui valait alors beaucoup plus que 700 milliards de dollars en vendant moins de voitures que Renault, dont la capitalisation boursière était “30 fois” moindre. En Europe, aujourd’hui, les investisseurs n’ont d’yeux que pour BYD et consorts. Par ailleurs, certaines start-up chinoises, cotées à New York, mais qui n’ont jamais livré une voiture, valent plus en Bourse que Renault. Vous voyez l’absurdité de la situation ?

Vous avez abandonné le projet de cotation en Bourse d’Ampère, l’entité qui réunit vos activités liées au véhicule électrique. Pourriez-vous considérer à nouveau une telle opération ?

Nous n’y pensons plus. Ampere est, avant tout, un projet industriel : réinventer les sites de Douai, de Maubeuge, créer des giga-usines via des partenairespour réduire le coût des batteries, monter une Renault 5 en dix heures au lieu de vingt, développer l’électronique. Pour le financer, l’introduction en Bourse était une possibilité parmi d’autres. Quand nous avons vu que les conditions de marché n’étaient pas favorables et que nous générions suffisamment de trésorerie, nous n’avons pas voulu prendre le risque de diluer nos actionnaires. Nous continuons de travailler, avec nos propres moyens, pour être en mesure de rivaliser avec Tesla et les Chinois.

Sentir la compétition, c’est bien, cela nous évite de nous endormir.

Ampere est en train de gagner ce pari. Nous développons aujourd’hui nos voitures en deux ans, contre quatre ou cinq ans quand je suis arrivé, en 2020. La prochaine Twingo sera même réalisée en moins de deux ans. Nous allons démontrer qu’en France, et en Europe, nous sommes capables d’aller aussi vite que les Chinois. C’est possible parce que, en créant Ampere, nous avons sorti 11 000 personnes du système traditionnel, pour les spécialiser sur les véhicules électriques dont les cycles sont différents.

L’Europe peut-elle encore renverser la vapeur face à la Chine ?

Il ne faut pas sous-estimer la capacité et la réactivité des constructeurs automobiles européens. Très peu d’industries peuvent se prévaloir d’entreprises centenaires comme ici. Nous avons surmonté deux guerres mondiales, des crises énergétiques, financières, sanitaires… Et nous sommes toujours là. Dans les années 1950-1960, les Américains – Ford, GM – ont débarqué sur le sol européen. On a ensuite vu les Japonais, puis les Coréens, et plus récemment Tesla. Aujourd’hui, la somme des constructeurs américains, japonais et coréens ne représente que 25 % du marché en Europe. Les entreprises du continent ont encore la main. Renault est la première marque en France. Sentir la compétition, c’est bien, cela nous évite de nous endormir.

Encore faut-il que cette concurrence soit loyale. Est-ce le cas ? Les droits de douane décidés par l’UE pour freiner les importations de véhicules chinois sont-ils pertinents ?

Cette décision tactique et de court terme permet de gagner du temps. Mais le risque est de voir un jour ces taxes douanières sauter, pour distorsion des règles de l’OMC, et de se retrouver démunis. L’enjeu est d’identifier les secteurs où nous avons un retard à rattraper par rapport à la Chine, par exemple dans la diplomatie des matières premières. Cette question relève des entreprises mais aussi de la politique étrangère de chaque pays, et de celle de l’Europe. Les Chinois contrôlent aujourd’hui l’amont de la chaîne de valeur : l’extraction des minerais critiques et leur raffinage. Je pense aussi qu’il faut entrer dans une forme de “coopétition” avec les Chinois : être concurrent et coopérer, c’est tout à fait envisageable. Il faut passer un accord avec la Chine parce qu’elle peut nous aider à accélérer. Ce pays a construit sa puissance technologique en s’appuyant sur les gains issus de sa production manufacturière. Les Chinois produisaient, maintenant ils innovent.

De ce point de vue là, le Green Deal, ou Pacte vert, est d’une importance stratégique pour l’Europe. C’est peut-être l’une des dernières occasions pour les Européens de se positionner sur les technologies du futur après plusieurs batailles perdues, notamment dans le numérique.




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