Dès sa première intervention télévisée, Michel Barnier a affirmé qu’il ne s’interdisait pas de mettre en œuvre davantage de “justice fiscale”. Cette assertion pose deux questions. Que signifie-t-elle ? Est-elle justifiée ? La réponse à la première de ces questions est facile. Il s’agit d’augmenter les impôts de nos concitoyens qui ont les revenus et/ou les patrimoines les plus élevés. De qui s’agit-il concrètement ? Il n’existe pas de définition absolue de la richesse, laquelle, dans une société, est un concept relatif. On est riche quand on l’est plus que les autres. Aussi, François Hollande pouvait-il placer le seuil de richesse à un revenu de l’ordre de 4 000 euros nets mensuels, puisque ce chiffre borne les 15 % de Français les plus aisés.
Michel Barnier n’a sans doute pas une définition aussi large, visant peut-être les 1 %, voire les 0,1 % de Français les plus riches. Si le gouvernement attend de ce genre de “justice fiscale” des recettes publiques supplémentaires, il sera déçu. Comme je l’ai rappelé dans ces colonnes, la France a déjà dépassé, pour ce qui est de la taxation des revenus et du patrimoine, le “point Laffer” au-delà duquel tout alourdissement fiscal a des conséquences financières marginales, voire négatives.
“Milliardaire”, une insulte dans les rangs de la gauche
Plus complexe est de savoir si notre pays souffre d’une absence de justice fiscale, entendue comme une insuffisance de redistribution. Le cas échéant, il ne s’agirait pas d’augmenter les impôts des plus riches pour récupérer des recettes mais pour être plus “juste”. Dans les rangs de la gauche, il semble que le mot “milliardaire” soit devenu une insulte et que ceux désignés par ce qualificatif doivent subir une punition fiscale. Ce raisonnement simpliste est inepte. Il n’existe aucune tradition morale, qu’elle soit religieuse ou philosophique, dans laquelle la richesse est mauvaise en soi. Tout dépend de la manière dont elle a été acquise et de la façon dont elle est utilisée. Bernard Arnault, François Pinault, Xavier Niel ou Vincent Bolloré sont des capitaines d’industrie qui assurent chacun une part non négligeable du développement économique et social de notre pays. Dans la lignée de John Rawls, l’enrichissement des uns ne pose aucun problème tant qu’il ne dégrade pas la situation des autres. On ne sache pas que LVMH ou Kering créent beaucoup de misère en France. Il semblerait même que ce soit le contraire.
Regardons les données économiques maintenant, pour jauger de l’effort de redistribution dans notre pays. Il apparaît qu’il est intense et probablement sans équivalent dans le monde, en dehors de cas isolés comme la Belgique. La France est beaucoup plus redistributive que l’Italie ou l’Espagne, pour prendre des pays qui nous sont relativement proches sur le plan culturel. Des économistes de l’Insee ont publié en 2023 une étude qui mesure la redistribution telle qu’elle ressort de la progressivité de l’impôt, de la dégressivité de certains avantages sociaux placés sous condition de ressources – le RSA par exemple -, mais aussi de la gratuité ou quasi-gratuité de services publics comme l’école. Il apparaît que les effets de la redistribution sont massifs. Alors que, avant redistribution, les 10 % des ménages les plus riches perçoivent un revenu 18 fois supérieur à celui des 10 % les plus modestes, ce multiple n’est plus que de 3 après redistribution.
Trop de redistribution ? Une question taboue
Cette redistribution est, en outre, bien ciblée puisque parmi les 15 % de nos concitoyens les plus pauvres, 95 % bénéficient de transferts nets, c’est-à-dire qu’ils reçoivent davantage de la collectivité que ce qu’ils contribuent. Les retraités sont les principaux bénéficiaires, ce qui est logique puisque la plupart ne perçoivent pas de revenus d’activité et que leurs dépenses de santé sont plus élevées. L’impôt sur le revenu, côté recettes, et les minima sociaux, côté dépenses, ont un impact redistributif particulièrement fort. Il est connu que 10 % des contribuables versent 75 % des recettes de l’IRPP, l’impôt sur le revenu des personnes physiques.
La France est donc factuellement un pays dans lequel le niveau de redistribution est très élevé. Il l’est tellement qu’on pourrait presque poser une question taboue : ne l’est-il pas trop, en ce sens qu’il décourage la prise de risque ? Est-ce qu’un écart de niveau de vie de 1 à 3 après redistribution n’est pas trop faible en tant qu’il pénalise la réussite ? Autrement dit, est-ce que, dans le cas français, un peu plus de justice fiscale, ce ne serait pas un peu moins de justice sociale ?
Nicolas Bouzou, économiste et essayiste, est directeur du cabinet de conseil Astères
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