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Pierre-Henri Tavoillot : “Macron exerce une forme de maltraitance sur la logique électorale”


Il aura fallu plus de deux mois, suite aux dernières élections législatives, pour accoucher un nouveau gouvernement. Qui, dès sa nomination, a vu sa légitimité questionnée par la gauche, mais également par certaines personnalités de droite. “C’est la première fois dans l’histoire de notre République qu’un gouvernement n’a aucune légitimité démocratique”, s’est inquiété Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Quelques jours plus tôt, le malaise devenait une donnée sondagière, quand 74% des Français jugeaient qu’en désignant Michel Barnier à Matignon, Emmanuel Macron avait fait fi des résultats des législatives. Déni démocratique ? Confusion ambiante.

Au lendemain des élections, chacune des formations politiques a apporté sa lecture du scrutin. Voici le Nouveau Front populaire se déclarant vainqueur, car arrivé en tête au décompte des sièges. L’Élysée parlant, de son côté, d’un “barycentre” du pays à droite – la victoire “supposée” des premiers n’étant que le produit du barrage républicain – quand le Rassemblement national, lui, continue de raisonner en nombre de voix obtenues. Et cette question, entre les lignes, révélatrice de ces différences majeures d’appréciation et des règles du jeu : en France, les élections sont-elles toujours le juge de paix ? Permettent-elles encore d’apaiser les conflits démocratiques ? Pour le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, ce cafouillage analytique est le produit d’une lame de fond, elle-même accentuée par la décorrélation de ces élections législatives de leur but premier : “La question de la gouvernabilité du pays a été dissoute dans un débat exclusivement négatif : ’Qui ne doit pas gouverner ?‘”, dit-il à L’Express.

L’Express : Face à la grande confusion politique ambiante, on a finalement l’impression que les élections en France ne remplissent plus leur fonction de “juge de paix”. Est-ce un tournant sous la Ve République ?

Pierre-Henri Tavoillot : Il faut prendre un peu de recul. La configuration politique est particulière, et je ne suis pas persuadé que les élections soient définitivement condamnées. Néanmoins, elles patinent structurellement depuis un certain temps pour une triple raison. La concurrence des sondages donne l’illusion d’une cartographie en temps réel de l’opinion. Les réseaux sociaux cultivent également une autre illusion : elle laisse penser que l’on peut capter aisément “les bruits du peuple”. Enfin, il y a une sorte de démonétisation de l’élection à travers les stratégies de l’activisme : pour un citoyen, il semble beaucoup plus efficace d’obtenir gain de cause par le coup d’éclat – les politiques y sont, hélas, souvent plus réceptifs – qu’en glissant un bulletin dans l’urne.

À moyen terme, Emmanuel Macron a accentué le phénomène en exerçant une forme de maltraitance sur la logique électorale. Lors de son premier mandat, il s’est fait le chantre de la “moralisation de la vie politique”, un épisode désastreux selon moi car il sous-entendait que la République était immorale et que tous les élus étaient corrompus – Bayrou, en tête de ce dispositif, en a lui-même fait les frais. La convocation de la Convention citoyenne sur le climat a également brouillé le schéma électoral, sous-entendant à son tour que les parlementaires n’étaient pas le vrai peuple. Enfin, en 2022, le président de la République n’a pas fait campagne pour sa réélection alors qu’il devait rebooster sa légitimité : la stratégie politique a été payante, mais elle n’est pas respectueuse des citoyens, en témoigne l’incertitude sidérante après sa victoire. À très court terme enfin, la toute récente dissolution a créé un embouteillage d’élections sur des sujets extrêmement variés, alors que pour les législatives la seule question qui prévalait était la suivante : “Qui doit nous gouverner ?”

Les procès en illégitimité du gouvernement de Michel Barnier font florès à gauche, mais également à droite quand des figures, comme Henri Guaino, estiment qu’il n’a “aucune légitimité démocratique”. Le malaise est aussi devenu une donnée sondagière : 74% des Français jugent qu’Emmanuel Macron n’a pas tenu compte des résultats des législatives. Que révèle ce sentiment, réel ou supposé, d’anomalie démocratique ?

Il révèle que la principale question de l’élection législative, au centre de la démocratie d’après moi, n’a été posée à aucun moment durant la campagne. La question de la gouvernabilité du pays a été dissoute dans un débat exclusivement négatif : “Qui ne doit pas gouverner ?” Il y a donc eu une triple campagne négative, anti-Macron, anti-Nouveau Front populaire, et anti-Rassemblement national. C’est une conjoncture politique stricte à cette période, je ne la crois pas définitive, car le sacre du citoyen reviendra pour sûr. Mais dans la configuration extrêmement clivée dans laquelle nous nous trouvons, la situation est absolument désastreuse. L’unique perspective, à mes yeux, est l’attente d’autres élections.

La seule légitimité du gouvernement aujourd’hui, somme toute non-négligeable, c’est qu’il faut qu’il y ait un gouvernement. La difficulté à le constituer a été gigantesque, sa durabilité n’en demeure pas moins incertaine, à en constater l’ampleur des couacs trois jours après sa nomination. Les Français peuvent tout à fait penser qu’il ne colle pas aux résultats des urnes, mais préfèrent-ils qu’il n’y ait pas de gouvernement du tout ? La légalité n’est pas la légitimité, et de ce point de vue, Emmanuel Macron a respecté la loi, donc il n’y a pas de scandale démocratique sur le plan des institutions. D’autant que les formations et autres alliances politiques, à l’instar du NFP, qui mènent de front ce procès en illégitimité seraient, une fois au pouvoir, confrontées aux mêmes accusations. Car la situation révèle également qu’au fond, personne n’a gagné ces élections.

Un gouvernement peut-il retrouver une légitimité après les élections ? Il est peu probable que Michel Barnier demande la confiance des parlementaires… Mais par quel(s) autre(s) moyen(s), lui et son exécutif, pourraient-ils être réhabilités démocratiquement ?

Je ne suis pas très optimiste sur cette affaire. La seule raison me permettant d’être optimiste, c’est la capacité de négociateur du Premier ministre, dont on a observé les qualités lors des négociations du Brexit, à faire voter un budget pour la France. A minima, les Français pourraient apprécier l’effort loyal d’un chef de gouvernement à trouver des compromis, bien qu’au regard du temps présent, ça n’est pas de ce minimum politique dont on a besoin. Le tragique de la situation mérite, d’après moi, d’être ébruité : plus on le dit, plus les Français en prendront conscience, et plus les efforts du Premier ministre seront perçus comme méritoires, et probablement payants. C’est une espèce de nivellement par le bas. Avec une difficulté majeure : le diagnostic de la maladie française n’est pas du tout partagé par l’ensemble de l’échiquier politique. Autrement dit, sur les questions décisives, il n’y a pas d’accord mais plutôt un franc désaccord. Il y a ceux qui considèrent que les questions d’endettement, de sécurité et d’immigration sont tout à fait secondaires, et ceux qui en font une priorité.

C’est ce qui fait, in fine, le plus défaut : la crise de la démocratie n’est pas une crise de la représentation. En l’espèce, l’Assemblée est bien plus représentative qu’auparavant avec trois blocs très divisés. Le vrai cœur du malaise démocratique est une crise de la puissance publique. L’image que le politique, bien qu’il perçoive l’intégralité des problèmes, est impuissant face à tous les dossiers. Un sentiment d’une impossibilité totale, qu’on retrouve à l’intégralité des échelons de la démocratie. Il n’y a aucun autre moyen, c’est par l’action qu’il faut faire ses preuves.

Les différents partis politiques ont exprimé des lectures intéressées des résultats des élections : Emmanuel Macron raisonne en termes de “barycentre”, le RN en termes de nombre de voix, le NFP en quantité de sièges… Quelle lecture privilégier pour concilier ces différences d’appréciation, et comprendre réellement “ce qu’ont dit les Français” les 30 juin et 7 juillet derniers ?

La question n’est pas simple. Effectivement, les acteurs eux-mêmes ont une interprétation radicalement différente de l’issue de ce scrutin. Le problème était peu ou prou similaire durant la crise des gilets jaunes, où l’on demandait davantage d’horizontalité ; durant la pandémie de Covid-19 aussi où il y avait cette fois-ci une demande de verticalité. En l’espèce, la divergence d’appréciation du dernier scrutin révèle une flexibilité admirative de la Constitution de la Ve République. Au regard de la tradition républicaine, il y a effectivement eu une anomalie démocratique quand Emmanuel Macron s’est refusé à nommer Lucie Castets. Mais la donne est différente si l’on raisonne par conscience d’impossibilité – lorsque l’on ne peut pas démontrer ce qu’on est en train de dire mais toute démonstration inverse produit un effet absurde – et non pas en terme d’idéal.

Aucune de ces lectures intéressées et partisanes n’est tout à fait judicieuse. Ce qu’ont dit les Français, c’est le grand malentendu des Français eux-mêmes : ils ont oublié que le but des législatives avait pour vocation la formation d’un gouvernement. C’est l’idée induite par les différentes campagnes et la dissolution, contribuant à ce qu’ils votent davantage contre l’éventuel accès au pouvoir d’une formation politique.

François Bayrou estime que cette élection n’a “pas désigné de vainqueurs”, ni de “premier”, affirmant que la première place du Nouveau Front populaire était en réalité la victoire de “tous ceux qui ne voulaient pas du Rassemblement national”. Est-ce le rôle du politique d’interpréter les raisons invisibles du vote ?

Ça n’est pas le rôle du politique de le faire, en effet. Mais il le fera toujours ! L’enjeu est de savoir quel récit gagnera. On peut ne pas lui faire crédit de le faire, mais ça révèle également que l’élection n’est plus juge de paix. C’est un peu irresponsable, mais tout le monde le fait : Mélenchon était le premier, au soir du 7 juillet, à réagir en affirmant qu’il était arrivé en tête. Dans cette période, les responsables politiques de tous bords doivent, en responsabilité, faire attention aux mots qu’ils emploient. Certaines prises de parole ont des effets politiques qui peuvent être néfastes. Il y a surtout une forme de performatif dans l’initiative, et c’est aussi le sens de la politique : “dire, c’est faire”, d’où la tentation de gagner la bataille du récit à défaut de triompher dans les urnes.

En d’autres termes, le front républicain doit-il contribuer à biaiser la lecture des résultats de cette élection, ou doit-on prendre le vote pour ce qu’il est dans un scrutin majoritaire uninominal à deux tours : la préférence pour un candidat plutôt qu’un autre ?

J’étais personnellement opposé au barrage républicain : la posture morale est une négation de la politique, et rend d’autant plus complexe la reconquête des 11 millions d’électeurs du RN. En réalité, il me paraît d’autant plus nocif pour la démocratie, car il nie le kratos et empêche donc de gouverner. La raison est simple et relève d’un paradoxe saisissant : le constat de l’impuissance publique suscite davantage d’impuissance publique.

Le citoyen, conscient de cette faille, proteste contre l’impuissance publique et le rend plus impuissant en optant pour des offres politiques “hors-système”, qui contribuent à l’affaiblissement de l’État. C’est une sorte de cercle vicieux où le problème est alimenté par une solution que l’on cherche frénétiquement.




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