“La solidarité nationale est un devoir moral et politique à ce stade de l’histoire du Liban. L’appui à notre peuple du Sud, de la Békaa et de la banlieue [de Beyrouth] est la responsabilité de tous les Libanais, au-dessus de toute autre considération”. Ce message, publié sur X le 24 septembre, n’a pas été écrit par un allié politique du Hezbollah. Mais par l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri, dont l’assassinat du père, Rafic Hariri, en 2005, a été attribué à des membres du groupe paramilitaire chiite libanais.
Il témoigne de la gravité des pertes humaines infligées par Israël aux civils libanais depuis que son gouvernement a déplacé le “centre de gravité” de la guerre “vers le Nord” et lancé une campagne meurtrière de bombardements sur le Liban. Une nouvelle phase qui fait suite à onze mois d’échanges de tirs transfrontaliers avec le Hezbollah depuis que ce dernier a unilatéralement ouvert, le lendemain des massacres du 7 octobre en Israël, un “front de soutien” au Hamas, son allié à Gaza. Le déluge de commentaires qui ont accueilli ce tweet résume la complexité du sentiment des Libanais à l’égard du Hezbollah, oscillant entre hostilité commune envers Israël et dénonciation de la milice chiite alliée de l’Iran, sur fond de fractures politiques internes.
“La société libanaise est extrêmement polarisée sur la question du Hezbollah”, explique Karim Bitar, professeur de relations internationales. Face à la violence de l’offensive israélienne, qui frappe une grande majorité de civils, on observe une réelle solidarité avec les habitants qui fuient le Sud et la plaine de la Békaa. Fait notable, les adversaires politiques du parti chiite ont même mis leurs critiques en sourdine. Mais ils n’en jugent pas moins sévèrement le Parti de Dieu. “L’émotion actuelle ne signifie pas en effet que le Hezbollah ne sera pas accusé d’avoir contribué à amener le Liban à cette situation dramatique. Car compte tenu de l’effondrement de ses institutions étatiques et de son délabrement socio-économique, le pays n’est pas en mesure d’affronter une guerre de cette ampleur. Et la société en est profondément traumatisée”, poursuit Karim Bitar.
Une population déstabilisée
De nombreux Libanais ne cachent pas leur abattement. “Je suis épuisé, personne ne veut de cette guerre. Que ce soit pour le Hezbollah ou Israël, nos vies ne valent rien ; nous sommes pris au milieu d’affrontements qui durent depuis que le Liban et Israël existent”, soupire Hanna, un vieux militant qui s’est enflammé pour toutes les causes depuis les années 1970, mais qui aujourd’hui ne pense qu’à sa subsistance dans un pays en faillite, sans système de retraite ni couverture santé.
Pourquoi le Hezbollah a-t-il choisi d’ouvrir le front le 8 octobre, malgré le risque d’embraser le Liban ? Du fait de son positionnement stratégique dans “l’axe de la résistance” à Israël mené par l’Iran, “il jouait sa crédibilité locale et régionale”, analyse un observateur occidental tenu à l’anonymat. Selon la même source, l’organisation armée par l’Iran a bénéficié jusque-là “d’un soutien politique relativement solide, dans un environnement libanais où cette question est fortement confessionnalisée et particulièrement complexe. En plus de la communauté chiite [NDLR : environ 30 % de la population], il pouvait notamment compter sur les sunnites et les Druzes. Seuls les chrétiens ont exprimé très clairement leurs réticences, par la voix de leurs leaders communautaires.”
@lexpress Israël durcit son offensive contre le Hezbollah depuis plusieurs jours et transforme le Liban en théâtre d’une guerre de haute intensité. sinformersurtiktok apprendreavectiktok israel hezbollah liban
♬ original sound – L’Express – L’Express
“Contrat de protection” mis à mal
Dans un contexte de vacance politique dans la communauté sunnite, profondément secouée par ce qu’elle perçoit comme le martyre des Palestiniens, l’ancrage du Hezbollah aux avant-postes de la défense de Gaza a nettement remonté sa cote de popularité dans cette partie de la population. “On a assisté à des initiatives spontanées et massives de solidarité dans les quartiers sunnites de Tarik Jdidé, à Beyrouth”, poursuit le même analyste, en référence aux dons du sang organisés après l’opération de sabotage de milliers de bipeurs et talkies-walkies des membres civils et militaires du Hezbollah qui a tué des dizaines de personnes et en a blessé des centaines. Mais la série de coups durs que lui inflige Israël déstabilise désormais la population qui soutient la résistance islamique.
Dans un système politique où le leadership est structuré de façon communautaire, l’un des principaux actifs du Hezbollah est son “contrat de protection” avec sa base sociale fondée sur le concept de la dissuasion militaire, malgré le déséquilibre manifeste des forces. Ce contrat est aujourd’hui ébranlé, même s’il est très loin d’être rompu. Lors de la précédente guerre avec Israël, en 2006, le Hezbollah était encore auréolé de sa lutte contre 22 ans d’occupation (Israël s’est retiré du sud du Liban en 2000). Aujourd’hui, les gens ont des doutes du fait de la gravité du relâchement sécuritaire. “Je ne comprends vraiment pas comment ils ont organisé une réunion d’urgence de 20 dirigeants juste après l’attaque des bipeurs qui a révélé à quel point le parti était infiltré”, s’interroge un sympathisant. “Les gens posent des questions simples, comme celle de savoir pourquoi tant de cadres ont été éliminés si facilement, auxquelles il n’y a pas vraiment de réponse”, poursuit l’observateur occidental.
La critique des choix stratégiques de l’organisation est de plus en plus forte en dehors de ses rangs. “Le Hezbollah s’est une nouvelle fois trompé le 8 octobre”, estime Fadi Assaf, cofondateur du cabinet de conseil Middle East Strategic Perspective. Déjà, en 2006, il avait, du propre aveu de son chef Hassan Nasrallah, sous-estimé la réponse israélienne à ce qu’il pensait être une simple opération d’échange de prisonniers. Plutôt que de chercher à récupérer ses soldats et de procéder à l’échange, l’Etat hébreu avait rasé la banlieue sud de Beyrouth (Dahieh en arabe), considérée comme un bastion du Hezbollah, mettant en œuvre sa nouvelle “doctrine Dahieh”, fondée sur l’usage disproportionné de la force. “Cette fois, le Hezbollah est pris au piège du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui ne recule devant rien pour déployer toute sa puissance”, poursuit Fadi Assaf. Or s’il s’est engagé sur la base d’une action concertée de tous les acteurs de l’axe de la résistance [NDLR : l’Iran, les Houthis yéménites, les milices chiites irakiennes], il est parmi eux celui qui a pris les plus gros risques et est menacé de perdre le plus.”
“Peu d’applaudissement, beaucoup de peur”
Un affaiblissement qui encourage les opposants du Hezbollah à pousser leur avantage. “Un de moins” se réjouit ouvertement un Libanais établi en France sur les réseaux sociaux, en partageant l’annonce de l’élimination par une frappe israélienne d’un responsable du parti pour la région du Mont Liban. “Aujourd’hui, il y a très peu d’applaudissements [des opérations militaires du Hezbollah] et beaucoup de peur”, affirme Hanine Ghaddar, chercheuse au Washington Institute, représentative des chiites contestataires de l’hégémonie du Hezbollah.
C’est précisément l’objectif de “l’ennemi”, avertit Ibrahim el-Amine dans un éditorial d’Al-Akhbar, un quotidien proche du Hezbollah “Pour la première fois, [les opérations] ont touché au cœur de la confiance entre la résistance et son peuple”, reconnaît-il, appelant les soutiens du Parti de Dieu à garder leur sang-froid. Pour lui, Israël n’a “aucune créativité en dehors de la logique de la violence pure et n’a pas compris que l’essentiel est de bâtir une stratégie réalisable”. Un objectif de désescalade qu’aucune partie à ce stade ne semble en mesure d’enclencher.
Source