La théorie des intelligences multiples fait partie des mythes les plus populaires et les plus résilients à la réfutation. Bien qu’elle figure en bonne place dans la liste des “légendes pédagogiques” compilée par le philosophe Normand Baillargeon, tout comme dans la série des “neuromythes” dénombrés par la fondation La Main à la pâte, elle n’en finit pas d’être invoquée et de revenir, notamment dans le monde de l’éducation.
Cette théorie a été inventée par le professeur de psychologie Howard Gardner en 1983, puis développée dans plusieurs livres successifs. Elle postulait qu’il existait sept formes distinctes d’intelligence : logico-mathématique, linguistique, musicale, spatiale, corporelle-kinesthésique, interpersonnelle et intrapersonnelle. En postulant de plus que ces intelligences étaient “largement indépendantes” les unes des autres, elle visait à s’opposer à la théorie dominante de “l’intelligence générale”, définie comme la part commune à toutes les capacités cognitives. Elle visait également à dénoncer les tests d’intelligence comme étant trop restrictifs.
Un abus de langage
Il est vrai que les tests d’intelligence usuels ne sondent pas toutes les habiletés humaines, négligeant par exemple de mesurer les compétences sociales ou artistiques. Malheureusement, Gardner n’a jamais comblé cette lacune en proposant des tests permettant de mesurer ces différentes intelligences. Non seulement il n’a pas amélioré la mesure de l’intelligence, mais il n’a même fourni aucun moyen de tester empiriquement sa théorie. D’autres chercheurs s’en sont chargés, et ont trouvé que les performances dans les différents domaines distingués par Gardner étaient toutes corrélées, en conformité avec la théorie de l’intelligence générale.
Il est bien sûr incontestable que l’être humain possède de multiples fonctions cognitives, et peut déployer ses talents dans de nombreux domaines. Appeler chaque capacité “une intelligence” n’apporte rien, si ce n’est de la confusion sur la notion d’intelligence. On peut d’ailleurs se demander pourquoi s’arrêter à sept, et ne pas nommer “intelligences” les dizaines de fonctions cognitives connues ? De fait, Gardner lui-même s’est laissé aller jusqu’à dix, et d’autres en ont proposé bien plus, sans jamais qu’un principe clair ne distingue les fonctions cognitives qui auraient droit au titre d’intelligence de celles qui devraient rester de simples capacités.
Ainsi, il ne s’agit pas tant d’une théorie scientifique que d’un abus de langage consistant à nommer “intelligences” des capacités cognitives déjà connues. Cette “théorie” n’explique rien de plus que la théorie de l’intelligence générale, et ne prédit aucun fait nouveau. Pour ces différentes raisons, elle ne jouit plus d’aucun crédit dans la recherche en psychologie.
Des profils cognitifs variés
Elle a en revanche connu plus de succès auprès du grand public, qui apprécie peut-être l’idée légèrement démagogique selon laquelle “chacun est intelligent à sa manière”. Aux enseignants, elle peut suggérer qu’il est important d’identifier chez chaque enfant “son type d’intelligence” pour mieux le renforcer. A moins qu’il ne faille au contraire développer les intelligences dans lesquelles il est plus faible ?
Globalement, aucune démarche consistant à catégoriser les élèves en “types d’intelligence” ou en “styles d’apprentissage”, ni aucune autre application éducative des intelligences multiples n’a jamais démontré sa validité ni son efficacité. Howard Gardner lui-même a d’ailleurs fini par se distancier de la plupart d’entre elles.
A mon sens, ce que les enseignants peuvent en retenir, c’est plutôt que les profils cognitifs de leurs élèves sont variés. Pour ceux qui sont en difficulté en langage et en mathématiques, qui sont les capacités les plus sollicitées à l’école, il peut être utile de repérer et valoriser leurs autres compétences. Cela éviterait à ces élèves (notamment ceux ayant un trouble des apprentissages) de se sentir idiots, incompétents, rejetés, et de sombrer dans la prophétie autoréalisatrice de l’échec. Beaucoup d’enseignants y sont déjà attentifs. Pour cela, nul n’est besoin de revendiquer une théorie scientifique discréditée, ni de commettre l’abus de langage de nommer chaque capacité une intelligence.
Source