En décidant de frapper brutalement Israël le 7 octobre 2023, Yahya Sinouar, chef du Hamas à Gaza, réalisait-il l’ampleur de ce qu’il allait déclencher ? La mort d’Hassan Nasrallah, charismatique dirigeant du Hezbollah depuis trois décennies, éliminé par Israël au coeur de la Dahieh, banlieue sud de Beyrouth, est un nouveau tournant majeur au Moyen-Orient en moins d’un an.
Professeur des universités et politiste, Gilles Kepel publie Le bouleversement du monde (Plon), dans lequel il analyse comme la “razzia pogromiste” suivie de “l’hécatombe des Palestiniens à Gaza” a fait basculer l’ordre du monde instauré après la Seconde Guerre mondiale, bien plus encore que le 11 septembre 2001. Pour L’Express, le grand arabisant décrypte la mécanique qui a mené à la disparition de Nasrallah, ainsi que les conséquences vertigineuses pour la région. “Du bouleversement du monde que le 7 octobre 2023 a enclenché, nous ne voyons encore un an plus tard que les prodromes”, assure-t-il. Pour lui, derrière ses opérations spectaculaires contre le Hezbollah, c’est tout le régime iranien et “l’axe de résistance” qu’Israël est en train de faire vaciller, avec peut-être des complicités en interne… Jusqu’à imaginer une chute de la République islamique ? Entretien.
Nasrallah était le leader du Hezbollah depuis plus de trois décennies, et la principale figure arabe de “l’axe de la résistance”. A quel point son élimination par Israël représente-t-elle un bouleversement au Moyen-Orient ?
Gilles Kepel : Le 3 novembre 2023, c’était à Nasrallah qu’il avait été imparti de tenir le discours au monde arabe pour expliquer la position de “l’axe de la résistance” dirigé par Téhéran sur le 7 octobre. A l’époque, les médias m’avaient demandé, en tant qu’arabisant, de commenter son allocution, s’attendant à ce qu’il annonce la Troisième Guerre mondiale. Mais il avait commencé par dégager son parti, ainsi que son mentor iranien, de toute responsabilité dans la razzia sanguinaire du Hamas. Et rétrospectivement, on peut dire qu’il n’avait pas tort. Le 7 octobre a été la manifestation de l’hubris de Yahya Sinouar, qui a déclenché l’opération en ne prévenant qu’au dernier moment l’Iran, via le Hezbollah. Sinouar espérait profiter d’une opportunité permise par l’erreur de Benyamin Netanyahou, qui avait dégarni la frontière, convaincu que le Hamas n’attaquerait pas, pour envoyer les troupes opérationnelles faire le coup de feu en Cisjordanie avec les colons. Mais par l’ampleur imprévue du massacre, suscitant une riposte disproportionnée et désinhibée d’Israël, il a entrainé le guide suprême Khamenei et Nasrallah, qui n’étaient pas en ordre de bataille, dans une spirale dont ils ont perdu le contrôle : on voit aujourd’hui l’aboutissement, catastrophique pour le Hezbollah dont le leader charismatique a été liquidé, et de très mauvais présage pour le devenir de la République islamique d’Iran.
Téhéran d’abord, avait botté en touche, se contentant de désigner les Houthis du Yémen du Nord, les plus récents mandataires passés sous la coupe de Téhéran, pour faire le boulot. Ni l’Iran ni le “Parti de Dieu” libanais ne pouvaient aider massivement le Hamas, craignant qu’une escalade avec l’Etat juif ne tourne vite à leur détriment. Mais les Houthis, tout à leur zèle, ont bloqué la navigation en mer Rouge, coupant la route de la Soie chinoise, et contraignant les porte-conteneurs à trois semaines de mer supplémentaires pour atteindre l’Europe. Furieuse, la Chine a décidé de réorienter ses importations d’hydrocarbures vers Moscou au détriment de Téhéran, puis a affirmé son soutien aux Emirats arabes unis dans leur revendication de souveraineté sur trois îles du golfe Persique, les Tomb et Abou Moussa, occupées par l’Iran.
Par la suite, Israël s’est embourbé à Gaza, provoquant une hécatombe de plus de 40 000 morts et se voyant accusé de génocide dans les instances internationales. Mais Netanyahou, indifférent à cela, obsédé par la victoire militaire, a gagné du temps en faisant croire à Joe Biden qu’il était disposé à négocier. Ce faisant, il a asphyxié Gaza, occupant le corridor de Philadelphie sous lequel passent les tunnels du Hamas. Après avoir fait liquider dans l’enclave Mohammed Deif, chef militaire des brigades Ezzedine Al-Qassam, et à Téhéran Ismaël Hanyeh, président du bureau politique du Hamas, il est passé à la deuxième phase, en ciblant désormais le Hezbollah. Il peut se le permettre parce que jusqu’à l’entrée en fonction du prochain président américain, il y a un vide sidéral à la Maison-Blanche, et par conséquence aussi à l’ONU – l’affligeante session de l’Assemblée Générale vient de manifester l’impuissance de cet organisme créé en octobre 1945. Netanyahou, sur le plan intérieur, entend aussi regagner une partie de son électorat, en faisant revenir chez eux les 60 000 habitants déplacés dans le nord du pays, en Haute Galilée, du fait des roquettes et missiles du Hezbollah.
Derrière le Hezbollah, Israël peut-il espérer faire tomber le régime islamique iranien, son principal et plus dangereux ennemi dans la région ?
Il est clair qu’Israël ne vise pas seulement le Hezbollah : les coups que Tsahal vient de lui porter sapent aussi la puissance iranienne. Pour détruire l’URSS, les Etats-Unis n’ont pas eu besoin d’envoyer des missiles sur Moscou. Ils se sont assurés que l’Armée rouge quitte Kaboul en vaincue le 15 février 1989, prouvant qu’elle était devenue un tigre de papier. Quelques mois plus tard, le mur de Berlin n’avait plus qu’à tomber, le 9 novembre. En infligeant au Hezbollah des dommages spectaculaires et inédits, qui resteront dans les annales de la guerre moderne, Israël fait vaciller la République islamique elle-même : d’abord l’explosion des bipeurs a inhibé tout le commandement moyen du Hezbollah, puis des bombardements massifs ont fait fuir la population du Sud-Liban vers le Nord et même la Syrie, et enfin, des attaques ciblées sur la Dahieh, la banlieue sud de Beyrouth et fief du parti, ont liquidé l’Etat-major et jusqu’à Nasrallah lui-même. À tel point que la rumeur à Beyrouth, qu’il faut prendre avec des pincettes, veut que les Israéliens aient reçu des informations internes depuis Téhéran. Cela insinue qu’une partie de l’establishment des Pasdaran, le corps des Gardiens de la Révolution, ait décidé de sauter le pas, et de se débarrasser du régime islamique. Tuer Nasrallah, cela semblait impossible. Même si Israël bénéficie de technologies numériques de pointe, le leader du Parti de Dieu était ultra-protégé.
Au Liban, beaucoup sont ravis que le Hezbollah paraisse s’effondrer
Dans votre livre, vous questionnez aussi la mort dans un crash d’hélicoptère de l’ancien président Ebrahim Raïssi, ainsi que l’élimination d’Haniyeh à Téhéran…
Même si le Mossad est présent partout, ces deux disparitions, et maintenant celles de Nasrallah, interrogent. Haniyeh a été liquidé dans une résidence ultra-sécurisée des Pasdaran dans les quartiers nord de Téhéran, où réside la nomenklatura. Il aurait été tué par une bombe préalablement installée dans sa chambre : difficile de croire qu’un seul agent infiltré ait réussi pareil exploit. La mort de Raïssi a été présentée comme accidentelle, mais la consécution de ces trois assassinats exceptionnels laisse penser que, dans l’establishment du renseignement iranien, certains veulent peut-être se débarrasser du régime pour éviter d’être entraînés dans sa chute. Après l’assassinat dans un commissariat de Mahsa Amini car elle était “mal voilée”, la répression énorme contre le mouvement de révolte des femmes sur ordre express de Raïssi, ancien juge fanatique et sanguinaire, a touché des milieux qui estimaient jusque-là que la République islamique maintenait l’ordre par opposition au chaos.
Dans tous les cas, c’est pour l’Iran une claque monumentale…
Le Hezbollah était l’arme de dissuasion de la République islamique. Si les Etats-Unis voulaient attaquer l’Iran, le Hezbollah était là pour tirer préventivement des missiles sur l’Etat juif. Or à l’époque, dix morts israéliens étaient insupportables pour n’importe quel gouvernement à Jérusalem. Mais le pogrom massif du 7 octobre, qui a dépassé les attentes de Sinouar avec 1200 morts, représente un traumatisme sans pareil dans l’histoire du pays, et a bouleversé ce paradigme. Le Hamas a du reste capturé tant d’otages en croyant qu’il disposait ainsi d’un levier immense. Par le passé, Israël avait été prêt à échanger 1027 prisonniers palestiniens, dont Sinouar, contre un seul soldat, Gilad Shalit. Mais après l’ampleur du pogrom du 7 octobre, Netanyahou a pu faire accepter par une partie de l’opinion de sacrifier les otages pour se concentrer sur la victoire militaire. Cela a changé la donne.
Je ne suis pas convaincu, si les choses se précipitent, qu’il soit nécessaire pour Israël d’entrer sur le territoire libanais. Le souvenir de l’occupation du Sud-Liban reste celui d’un échec douloureux. Ces derniers jours, le Hezbollah a été affecté comme jamais, non seulement sur le plan militaire, mais politique et symbolique. Au pays du Cèdre, et même dans une partie de la communauté chiite, beaucoup sont ravis que ce parti qui avait imposé son pouvoir par la force et l’argent de Téhéran paraisse s’effondrer. À Damas, c’est la fête chez les opposants, car cela augure selon eux de la fin de Bachar el-Assad s’il perd son protecteur. Israël avait du reste commencé par cibler le maillon faible syrien, y éliminant tout l’état-major des Pasdaran qui protégeait le régime et gérait le front levantin. L’Iran avait dû répondre en envoyant le 13 avril des missiles sur Israël, tout en prévenant à l’avance les Américains. C’était un beau feu d’artifice qui n’a fait peur à personne, et donc déjà le signe d’une faiblesse de Téhéran dans l’équilibre de la terreur régionale.
Aujourd’hui, tout “l’axe de résistance” est en état de choc. La stratégie a été menée graduellement par Israël pour faire choir de l’intérieur la République islamique, sans avoir besoin de l’affronter directement.
Les Etats-Unis, qui constituaient une sorte de ‘surmoi’ bridant Netanyahou, sont comme absents…
Les conséquences du 7 octobre sont chaque jour plus vertigineuses au Moyen Orient. Est-ce l’événement majeur de ce premier quart de siècle, peut-être plus encore que le 11 septembre 2001 ?
Cet événement a déclenché des transformations d’une amplitude telle qu’elles révoquent en doute le modèle de l’univers de l’après 1945. L’ordre du monde, dont les fondements moraux avaient été établis aux lendemains de la chute du nazisme, est aujourd’hui l’objet d’un bouleversement inouï. Autour du Hamas, dépeint comme le rédempteur de l’humanité, on a vu se cristalliser un supposé “Sud global” incriminant Israël comme Etat génocidaire, du fait de l’hécatombe à Gaza – alors qu’il avait été créé en 1947 par l’ONU, au détriment des Palestiniens habitant sur le territoire promis à l’Etat hébreu, pour compenser le génocide des juifs par les nazis et fournir un havre aux survivants de la Shoah. Mais aujourd’hui, dans ce nouvel ordre moral planétaire mis en récit par le “Sud Global”, c’est la colonisation – pour laquelle est incriminé le “Nord” et qui définit celui-ci – qui est érigée en principe du Mal absolu, dont l’extermination de plus de 40 000 habitants de Gaza serait l’expression ultime. C’est cela qui se décline avec les mobilisations “All Eyes on Gaza” et les occupations d’universités prestigieuses dans les pays occidentaux, de Harvard et Columbia à Sciences Po.
Dans notre démocratie, à l’affrontement social entre gauche et droite s’est substituée une polarisation identitaire. D’un côté le mélenchonisme, stade suprême de l’islamo-gauchisme, qui s’épanouit en clientélisme islamiste électoral dans les banlieues populaires à majorité issue de l’immigration nord et ouest africaine, dont Rima Hassan a constitué la figure totémique, idéologie à quoi la social-démocratie, les écolos et les communistes se sont “soumis” ; de l’autre une extrême droite qui vomit le “grand remplacement”, et a reçu plus de dix millions de suffrages. C’est le reflet du 7 octobre dans la société française. Les polémiques qui ont suivi le meurtre de Philippine, cette étudiante de la faculté de Paris-Dauphine, dont est suspecté un OQTF marocain bénéficiant d’une remise de peine après une condamnation pour viol, en sont la dernière et la plus terrible illustration.
L’ironie, c’est que le Hezbollah, mal en point au Proche-Orient, pourrait peser sur l’élection présidentielle américaine. Les chiites libanais sont nombreux parmi les plusieurs centaines de milliers de ressortissants arabo-américains du Michigan, un “swing state”…
La candidate Kamala Harris reste la vice-présidente d’un Joe Biden qui a validé 8,7 milliards de dollars de crédits militaires à l’Etat hébreu mercredi dernier… Pour cela, une partie de l’électorat musulman américain veut la punir – quel paradoxe alors que Trump est l’allié le plus fidèle de Bibi Netanyahou ! D’habitude, l’élection présidentielle américaine favorisait la surenchère au plus pro-israélien des deux candidats principaux. Désormais, les démocrates sont complètement déstabilisés par cette prise en otage hallucinante du scrutin par les enjeux israélo-palestiniens… Les Etats-Unis, qui constituaient une sorte de “surmoi” bridant Netanyahou, sont comme absents jusqu’à l’intronisation du prochain président… ou de la prochaine présidente. C’est une marque de faiblesse inédite depuis 1945.
Que devrait faire maintenant Israël ?
À ce jour se profile un succès militaire tactique. Mais ensuite il faudra bien faire la paix. Après son fiasco du 7 octobre, Netanyahou veut apparaître comme le Josué qui, massacrant les Cananéens de Jéricho, anéantit ses pires ennemis. Mais il va falloir gérer les conséquences dramatiques de l’offensive sur Gaza : des dizaines de milliers de morts et de blessés, deux millions de déplacés, un territoire invivable. Israël sera contraint de se réinventer pour faire la paix dans le Moyen-Orient de demain. Sans Netanyahou probablement. Que se passera-t-il en Cisjordanie ? Les disciples des ministres suprémacistes Smotrich et Ben-Gvir auront-ils le destin des pieds noirs de l’Algérie française ? Par ailleurs, il n’y aura de paix régionale que si l’Arabie saoudite finance la reconstruction de Gaza – qui y met pour préalable la reconnaissance d’un Etat palestinien…
L’Arabie saoudite, tout en devant gérer une opinion publique pro-palestinienne, doit être ravie de voir l’Iran et ses alliés à ce point affaiblis…
Mohammed Ben Salmane observe les coups que prennent la République Islamique et ses alliés de “l’axe de la Résistance”, qui ont tant menacé le Royaume saoudien. Pour faire de la ville futuriste de Neom, située à quelques heures de voiture de la bande de Gaza, la nouvelle Alexandrie du monde post-moderne, il ne faut plus de belligérance dans l’enclave. Mais n’oublions pas non plus que la Perse possède une société civile extrêmement éduquée. Si la République islamique s’effondrait, demeurerait l’Iran. Paria économique du fait de l’embargo, celui-ci pourrait, pour les pétromonarchies arabes, passer du statut d’ennemi militaro-terroriste à celui de redoutable compétiteur, dans un Moyen-Orient destiné, si la paix s’établit, à devenir l’un des hubs du monde de demain. Mais pour cela, il faudra du temps. Du bouleversement du monde que le 7 octobre 2023 a enclenché, nous ne voyons encore un an plus tard que les prodromes.
Le bouleversement du monde, par Gilles Kepel. Plon, 169 p., 15 €.
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