“Je ne dispose pas des moyens que j’estime nécessaires pour assumer efficacement les fonctions de Premier ministre et, dans ces conditions, j’ai décidé d’y mettre fin.” Michel Barnier connaît l’histoire de la Ve République et la manière dont Jacques Chirac claqua la porte de Matignon en 1976. Il y a dix jours, il n’a pas seulement préparé une lettre de démission, comme Le Monde l’a indiqué. Il a surtout travaillé à une allocution qui prendrait le pays à témoin. Dans son accord de départ avec Emmanuel Macron figuraient deux points : une vraie liberté pour le choix des ministres ; un soutien des partis qui appartenaient à l’ancienne majorité.
Or plus les jours passaient, plus ce soutien devenait conditionnel. Notamment de la part de deux personnes. Son prédécesseur, Gabriel Attal, aujourd’hui président des députés EPR, n’en faisait qu’à sa guise. “Ça a été un peu compliqué avec lui”, constate un ami du Savoyard qui a le sens de la litote. Le désormais ex-ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, vient, comme le chef du gouvernement, de la droite. Ils avaient tout pour s’entendre, sauf que politique rime rarement avec logique.
Les proches de Michel Barnier le présentent comme “un animal à sang froid” : “En cinquante ans de carrière, il ne s’est pas fait un ennemi !” Le moment est-il arrivé de s’en faire un, et même deux ? Il y a ce qui s’est vu. Une passation de pouvoirs n’est pas le lieu le plus discret pour un règlement de comptes. Et il y a tout le reste. Dès le lendemain, loin des caméras, Michel Barnier retrouve Gabriel Attal. Ils ne sont toujours pas sur la même longueur d’onde. Le premier n’a aucune envie de se lier les mains, le second veut avoir le bras long. Forcément, ça se passe mal. On parle composition du gouvernement. Gabriel Attal pousse Gérald Darmanin pour le portefeuille de ministre de la Défense, Michel Barnier sait déjà qu’il ne veut plus de lui au gouvernement – il mettra huit jours à le recevoir pour ne rien lui proposer. Lucide sur son sort, Gérald Darmanin éventera une discussion avec le chef du gouvernement sur une hausse des impôts. Un cadeau de bienvenue!
On nous vendait le négociateur du Brexit, voilà le maître d’école
Les Armées, c’est à Bernard Cazeneuve que Michel Barnier entend les proposer. La discussion tourne court. Qu’Attal évoque d’autres noms et l’hôte de Matignon l’interrompt : “Je t’arrête, on n’est pas sous la IVe République.” Attal : “On n’est plus sous la Ve non plus.” Entre les deux, une vraie divergence institutionnelle. Un jour de septembre, Agnès Pannier-Runacher sort du bureau de Michel Barnier. Ce dernier, furieux, appelle Gabriel Attal. “Elle m’a dit qu’elle voulait d’abord demander l’autorisation du groupe avant d’accepter d’entrer au gouvernement, c’est très grave.” “C’est normal”, répond Attal. Qui se demande si son successeur a compris que la majorité absolue, synonyme d’exécutif tout puissant, était morte.
Le Savoyard compte exercer ses fonctions de Premier ministre en toute indépendance, malgré l’émiettement de l’Assemblée nationale. Que le député Attal reste à sa place, et tout ira bien ! On n’entre pas à Matignon à 73 ans pour se faire titiller par un jeune homme de 35 ans. Surtout quand on a une certaine estime de soi, et Michel Barnier n’en manque pas. Gabriel Attal et Laurent Wauquiez ont épinglé dans leurs échanges ce drôle de chef de gouvernement, confondant autorité et autoritarisme suranné. On nous vendait le négociateur du Brexit, capable de ramener à la raison le fantasque Boris Johnson ? Voilà le maître d’école, raide comme un piquet.
Gérald Darmanin, de son côté, observe que Michel Barnier lui fait le coup du mépris. Aucun coup de fil après sa sortie sur les impôts. Ni pour l’enguirlander, ni pour l’inviter à venir en discuter autour d’un whisky. De coup de fil il n’en a jamais reçu, même pour lui signifier qu’il n’était plus ministre. Michel Barnier ne l’a pas rappelé, pas plus qu’il n’a répondu à venir à sa réunion de Tourcoing. Il n’aurait pas été déçu du voyage…
La méthode les oppose tout autant. Gabriel Attal s’étonne du mystère entourant le discours de politique générale, feuille de route du nouveau gouvernement. Le Premier ministre consulte, écoute, mais ne laisse rien percer de ses intentions précises. “Qui gérera le dossier corse, Bruno Retailleau ou Catherine Vautrin ?”, demande Gabriel Attal à Michel Barnier au cours d’un échange avec d’autres présidents de groupe de la coalition ? Il attend encore la réponse. Nouvelle divergence institutionnelle. Michel Barnier souhaite garder la main. L’élu des Hauts-de-Seine, à la tête du plus grand groupe de la coalition, veut peser. Le 26 septembre, à la veille d’un séminaire gouvernemental, Attal tient comme un conseil des ministres clandestin, avec les membres du gouvernement adhérents de Renaissance.
“C’est le premier jour du reste de notre vie”
C’est aussi une question d’état civil – les années chez Barnier pèsent plus du double de celles d’Attal. Et le chef du gouvernement se souvient-il que le tout jeune Darmanin, 26 ans à l’époque, avait tenu ses comptes de campagne comme petite main pour les européennes de 2009 ? Ces trois-là n’ont pas les mêmes réflexes, ni les mêmes références. Il faut trouver un ministre de gauche. Pourquoi ne pas solliciter le PRG ? Michel Barnier appelle donc Jean-Michel Baylet. L’ancien ministre, 77 ans, est content d’entendre son téléphone sonner. Sauf qu’il ne dirige plus les Radicaux de gauche depuis huit ans déjà…
Pendant ce temps, Gabriel Attal et Gérald Darmanin pensent à demain. Le premier a de l’appétit. Suffisamment pour cumuler les fonctions de président de parti et de président de groupe. Le second a du temps. Il lance son mouvement Populaires, prépare un livre. “C’est le premier jour du reste de notre vie”, a-t-il prévenu dimanche.
Mardi, Michel Barnier prononcera son fameux discours de politique générale. Tout désormais se joue à l’Assemblée. Gabriel Attal et Gérald Darmanin s’élancent dans un subtil jeu d’influence avec Michel Barnier. Plus crûment, on appelle cela une guérilla. Tous l’assurent de leur soutien et lui adressent leurs vœux de succès. Mais lui mènent en parallèle vie dure pour préserver leur singularité. Gabriel Attal a tiré le premier. La ficelle est grosse, il le sait, mais pourquoi ne pas se priver ? Le dimanche 22 septembre, au lendemain de l’annonce du gouvernement, le voici qui, la main sur le cœur, demande à son successeur des garanties sur “la PMA, le droit à l’IVG, les droits LGBT”. Quelle n’est pas sa surprise de voir Michel Barnier sauter à pieds joints dans le piège quelques heures plus tard, et pas n’importe où : au 20 heures de France 2, il se croit obligé de donner un maximum de solennité à son propos : non, les droits acquis seront intégralement préservés. Il n’a jamais été question qu’il y touche, mais il se retrouve obligé de le proclamer haut et fort.
Mais pourquoi sont-ils aussi méchants ?
Depuis, l’élu des Hauts-de-Seine a mis le pied sur le frein. L’élu du Nord, sur l’accélérateur. A Tourcoing, dimanche, il met en garde : “Nous serons nombreux à ne pas pouvoir soutenir un gouvernement qui augmenterait les impôts. Augmenter les impôts, c’est la facilité.” Autant dire que c’est bon pour Lucie Castets et le Nouveau front populaire, pas pour le bloc central… Gérald Darmanin était prêt à participer aux contraintes inhérentes à l’exercice des responsabilités ; puisqu’il en a été écarté, il retrouve toute sa liberté.
Avant que Gabriel Attal n’embraye sur l’immigration ? Il a déjà prévenu Michel Barnier de l’opposition de son groupe à un projet de loi reprenant les dispositions censurées en janvier 2023 par le Conseil constitutionnel issues du texte… Darmanin.
Mais pourquoi sont-ils aussi méchants ? Un élu LR s’en est ouvert à un intime de Gabriel Attal. “Barnier ne sera pas le candidat unique de la droite et du centre en 2027. Vous devriez continuer la drague envers les LR pour qu’Attal soit candidat.” Le leader des députés EPR doit composer avec un groupe hétéroclite, lui a-t-on répondu. L’ex-Premier ministre, comme Gérald Darmanin, s’inscrit pleinement dans le bloc central, qu’aucun des deux ne veut s’aliéner. Il joue autant la carte de la cohabitation que celle de la coalition. Il a ainsi demandé aux ministres Renaissance de se rendre aux réunions de groupe hebdomadaires de son groupe. Un proche prévient : “Nous ne serons comptables que de ce qu’on soutient.” L’alliance à la carte. Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés.
Michel Barnier a failli jeter l’éponge. Désormais lancé, il laisse faire ses deux “alliés”. “Michel n’a pas trop à négocier avec Attal et les autres car tous ont besoin de lui. Les partis ont la bombe atomique, c’est vrai, ils peuvent renverser le Premier ministre mais ça leur retomberait sur la figure aussitôt”, souligne un ami de Michel Barnier. Plus que leurs chefs, ce sont les électeurs de la droite et de Renaissance qui ont des intérêts communs et la même envie de ne pas laisser le pays entre les mains de la gauche ou du Rassemblement national. Cela vaut bien quelques efforts. Michel Barnier va prendre l’habitude de réunir chaque semaine à Matignon les présidents de groupes le soutenant. Gabriel Attal jouera le jeu. “Il ne faut pas non plus qu’on coule avec le truc”, reconnaît l’un de ses fidèles. Gérald Darmanin estime n’avoir de devoir de solidarité qu’envers ses électeurs, puisque lui a été élu – contrairement au Premier ministre. Gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge…
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