* . * .*.

Quand la pleine conscience nous éloigne de nous-mêmes, par Julia de Funès


Aguerrir l’attention, diminuer le stress, stimuler notre cerveau, favoriser l’oxygénation du corps, renforcer notre système immunitaire, améliorer la qualité de notre sommeil, on ne compte plus les prétendus nombreux bienfaits sur la santé mentale et physique de la méditation de pleine conscience (ou mindfulness), vantée et accueillie par un nombre croissant de personnes et d’entreprises. La pleine conscience, a-t-on besoin de le rappeler, consiste à ramener notre attention sur l’instant présent et à observer, sans jugement, les sensations et les pensées telles qu’elles apparaissent ou disparaissent. Si la méditation de pleine conscience provient des traditions ancestrales bouddhiste et hindouiste, elle demeure une tendance significative au sein de notre société contemporaine.

Ses thuriféraires estiment sa pratique d’autant plus incontournable à l’heure où la dispersion permanente liée aux outils digitaux, entre autres, laisse de moins en moins d’accalmie à l’esprit. L’engouement actuel pour la pleine conscience semble toutefois moins conjoncturel que structurel. Il n’est qu’un symptôme, celui d’un mouvement plus global d’individualisation, cette lame de fond qui traverse notre société faisant du “moi” de chacun l’intérêt suprême et de la coïncidence avec soi l’objectif de soins, d’attentions et de pratiques toujours plus nombreuses. Pleine conscience, visualisation positive, body scan, reiki, méditation, développement personnel, sophrologie, EFT… La diversité de ces multiples approches ne doit cependant pas masquer leur point commun, celui d’un mouvement introspectif, d’un retour sur soi, d’une réflexivité, d’un retournement sur soi-même que ces démarches suivent pour ainsi dire toutes.

Sans déprécier l’absolue nécessité de la conscience réflexive (puisque la responsabilité d’une vie impose de se retourner sur soi-même), et sans dénigrer les bienfaits incontestables des démarches introspectives, nous pouvons toutefois questionner le recours systématique à celles-ci. Car la coïncidence avec soi-même passe-t-elle nécessairement par une approche intérieure et autarcique ? Ne suppose-t-elle pas au contraire une mise en mouvement ? Une projection vers l’extérieur ? Une sortie de soi ?

Avons-nous suffisamment remarqué que nous n’adhérons jamais si pleinement à nous-mêmes qu’absorbés dans une activité, un sport, un travail, un art, un loisir, un élément naturel, une émotion, une relation…, bref, dans une présence autre ? L’immersion dans un ailleurs procure un sentiment de coïncidence souvent bien plus fort que celui procuré par les démarches introspectives, qui nous désolidarisent de nous-mêmes en nous objectivant. Car la conscience réflexive nous met à distance, fait de nous des spectateurs, et en ce sens nous éloigne de nous-mêmes.

Certaines qualités, avertit le philosophe Vladimir Jankélévitch, sont même anéanties par la conscience qu’on en prend. Prenez le charme : il suffit de se penser charmant pour devenir un charmeur et perdre tout charme. L’humour : il suffit de se penser drôle pour se transformer en pitre pathétique. La modestie : il suffit de confesser sa modestie pour évoluer en vaniteux subtil. Il suffit de se savoir beau et d’en jouer pour s’enlaidir de prétention. Il n’y a rien de moins impactant qu’un orateur qui s’écoute parler, rien de plus risqué pour un pianiste que de se regarder jouer, rien de plus malheureux qu’un homme heureux qui conscient de son bonheur finit par ne plus l’être de crainte de ne plus l’être… Certains moments imposent donc de ne pas les voir pour mieux les vivre.

Certaines qualités exigent de ne pas en avoir conscience pour les posséder. Certaines vertus n’adviennent que dans l’ignorance de soi-même. Etre sans savoir qu’on est, faire sans se regarder faire, vivre sans se regarder vivre nous éloigne de nous-mêmes mais nous rend au monde. Cette présence au monde rend tangible notre propre présence. Raison pour laquelle nous ne ressentons jamais si bien notre être que loin de nous. L’expérience de soi procède pour ainsi dire de cette forme passagère d’inconscience, d’insouciance ou d’absence à soi-même que Jankélévitch appelle “nescience”. Pleine conscience sans nescience n’est que ruine de soi.

Julia de Funès est docteur en philosophie.




Source