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Telegram : les dessous du revirement de Pavel Durov face à la justice


Les juges français n’ont jamais été aussi populaires qu’à la réunion d’Eurojust, à La Haye, jeudi 19 septembre. Plusieurs collègues européens s’approchent des membres de la section J3 du parquet de Paris, chargée de la cybercriminalité, pour les remercier et les prévenir… que l’entreprise Telegram coopère désormais avec leurs services, alors que ce n’était jamais le cas jusqu’au mois d’août 2024. Un magistrat indique même que la société administrée depuis Dubaï vient de répondre à sa sollicitation sur un dossier d’assassinats commandités sur l’application cryptée. J3 ? C’est au sein de cette petite section de cinq magistrats qu’a été prise la décision d’interpeller Pavel Durov, le directeur général de la plateforme, le 24 août 2024. Le fondateur de l’application a depuis été mis en examen pour une kyrielle d’infractions, parmi lesquelles le blanchiment de crimes en bande organisée, la complicité de diffusion d’images pédopornographiques ou de trafic de stupéfiants.

Cette arrestation a tout changé, disent de nombreux magistrats confrontés à la criminalité organisée. Traditionnellement, Telegram ne répondait jamais aux réquisitions judiciaires, – sauf en de très rares cas liés au terrorisme -, se retranchant derrière le respect de la confidentialité des échanges, son principal argument marketing. “La mission de Telegram est de préserver la vie privée et la liberté d’expression dans le monde entier. Lorsque les lois locales vont à l’encontre de cette mission ou imposent des exigences technologiquement irréalisables, nous devons parfois quitter ces marchés. […] De tels événements, bien que regrettables, sont préférables à la trahison de nos utilisateurs et des convictions sur lesquelles nous avons été fondés”, écrivait Pavel Durov en avril 2023, après le blocage de sa plateforme au Brésil.

Pourtant, lors de sa garde à vue, Durov change d’attitude ; il s’engage à coopérer désormais avec les services judiciaires français. Peu après son interpellation, l’Office mineurs de la police judiciaire commence à obtenir des réponses à ses réquisitions. Il a reçu aujourd’hui des retours dans une dizaine d’affaires, notamment de pédocriminalité. L’unité nationale cyber de la gendarmerie a, elle aussi, obtenu des réponses, dans une proportion qui s’élèverait à une petite centaine d’affaires. Un virage confirmé lundi 23 septembre.

L’arme du droit

Sur sa chaîne Telegram, Pavel Durov annonce un grand nettoyage de sa barre de recherche de groupes ou de bots – des conversations ou services automatisés. Les “contenus problématiques” y ont été supprimés grâce à l’intervention d’une équipe de modération assistée par intelligence artificielle, précise-t-il. Surtout, l’application actualise ses conditions d’utilisation avec une nouveauté majeure : “Les adresses IP [un identifiant utile à l’identification d’un utilisateur] et les numéros de téléphone de ceux qui enfreignent nos règles peuvent être divulgués aux autorités compétentes en réponse à des demandes légales valides.” Un tournant dans la collaboration de Telegram avec les autorités, jusqu’ici limitée à une poignée de cas, par exemple lorsqu’un utilisateur était déclaré “suspect d’activités terroristes” par un tribunal. “Telegram s’aligne désormais sur les standards minimaux de la modération pour ce type de plateforme”, commente Damien Liccia, président de l’Observatoire stratégique de l’information (OSI), spécialisé dans l’analyse des réseaux sociaux. Les données de transparence de l’entreprise sont en cours de mise à jour, a pu constater L’Express sur Telegram. Avant, il était simplement indiqué que ce type de document n’était pas disponible pour la France.

Le ton du message de Durov tranche aussi avec ses précédentes publications datées du 5 et du 6 septembre. Moqueur, le milliardaire d’origine russe rappelait que le représentant officiel de Telegram dans l’Union européenne était facilement joignable en cherchant son adresse email via Google. Durov, certes, accordait déjà quelques concessions comme la suppression de la fonctionnalité “People Nearby”, qui permettait de contacter des utilisateurs situés à proximité sans leurs numéros – idéale pour le trafic de drogue, ou l’envoi de spams massifs. Mais il affirmait que “99,999 %” des utilisateurs n’avaient “rien à voir avec le crime”. Une manière de minimiser ce qui lui était reproché.

Interdit de quitter le territoire, avec l’obligation de pointer deux fois par semaine au commissariat, Pavel Durov risque pour certaines infractions jusqu’à 10 ans de prison et 500 000 euros d’amende. Cela, en raison de dispositions venues modifier le Code pénal français, issues de la loi Lopmi, entrées en vigueur… en février 2024, date à laquelle les enquêteurs ont formellement ouvert leur enquête contre Pavel Durov et son frère Nikolaï. “Il s’agit d’un texte qui n’innove pas en termes de principe de droit pénal, mais qui est très spécifique au numérique. Il facilite ainsi l’appréhension de patrons de plateforme qui ignorent les demandes de coopération judiciaire”, indique Constantin Pavleas, avocat spécialiste du droit des technologies. Durov, cobaye de la justice française ?

Les autorités le tiennent, également, sur un détail d’importance : sa déclaration, manquante, des prestations de cryptologie offertes par Telegram, auprès de l’Anssi, le gendarme de la cybersécurité française. Une obligation méconnue, mais totalement “binaire”, pointe Sadry Porlon, avocat expert du numérique. “Il s’agit seulement de savoir : s’est-il inscrit ou non ? Cela semble plutôt facile à déterminer.” La peine encourue s’élève, ici, à deux ans d’emprisonnement et à 30 000 euros d’amende. Contactés, ni Telegram ni l’avocat de Pavel Durov n’ont souhaité commenter.

“Nettoyez votre compte”

Outre ses ennuis judiciaires, le fondateur de VKontakte, le Facebook russe, a une autre bonne raison de changer rapidement de comportement. Telegram, 900 millions d’utilisateurs, et valorisée selon ses dires à hauteur de 30 milliards de dollars, rêve d’entrer en Bourse. Pavel Durov avait ainsi déjà promis d’assainir son réseau. Sans jusqu’ici s’en donner les moyens. Car dans la balance, Durov devait aussi rester attractif aux yeux d’une communauté crypto essentielle à son business, par nature très libertarienne et méfiante de toute forme de régulation.

Les états démocratiques qui multiplient depuis plusieurs années les enquêtes sur Telegram sans obtenir de réponses, comptent bien l’aider dans sa mue. La Corée du Sud, par la voix de Woo Jong-soo, le chef du Bureau national d’enquête de la police, a affirmé avoir l’ambition de collaborer avec leurs homologues français et d’autres institutions internationales. Le pays est en proie à une épidémie de deepfakes pornographiques sur la pastille. L’Union européenne, quant à elle, enquête actuellement afin de savoir si Telegram doit être considérée comme une grande plateforme au regard du DSA, le Digital Services Act, le règlement sur les services numériques. Le seuil est situé à 45 millions d’utilisateurs par mois sur le continent. Durov affirme, malgré une croissance phénoménale de Telegram ces dernières années, n’en avoir que “41”. Ce dernier va-t-il fournir des chiffres actualisés, les derniers datant de février ? De nouvelles obligations sur le signalement des contenus illicites pourraient peser sur l’appli dans le cas où la procédure bruxelloise aboutirait.

La fin de l’impunité ne vise pas que le créateur de Telegram. Un procès vient de s’ouvrir, à Paris, où 10 personnes adultes sont jugées pour des activités pédopornographiques sur des boucles de la plateforme. Le renforcement de la modération pourrait conduire à plus de plaintes, et plus d’arrestations en bout de course. “Sauvegardez vos données Telegram le plus rapidement possible et nettoyez votre compte”, a écrit sur X (ex-Twitter) Kim Dotcom, vieux routier du piratage de contenus sur Internet. Plusieurs streamers illégaux de matchs de football de Ligue 1, dont les droits télévisés ont été remportés par une nouvelle chaîne, DAZN, ont aussi cessé leurs activités.

Sûrement que “Telegram perdra un peu de son aura sulfureuse”, analyse Damien Liccia. Mais les alternatives, pour les cybercriminels ou propagandistes, manquent encore. Inclassable, Telegram mêle des fonctions de messagerie privée, avec chiffrement en option, et de groupe public pouvant réunir jusqu’à 200 000 membres. L’une de ses composantes essentielles, l’API – une interface de programmation d’application – permet notamment de créer des systèmes de bots. Pas sûr que la plateforme soit désertée de cette frange de sitôt. Après, “il n’est peut-être pas si mal d’avoir un endroit où surveiller l’essor des mouvances extrémistes, terroristes…”, remarque Damien Liccia. D’autant plus qu’en cas de dérapage, la France sait désormais à quelle porte toquer.




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