Ce 1er octobre, 180 missiles iraniens ont émaillé le ciel d’Israël. Mais alertées par des responsables américains de l”imminence de l’attaque, les autorités israéliennes ont pu appeler quelque dix millions de personnes à se rendre dans des abris antiaériens. De quoi inspirer à certains observateurs le constat d’un “échec spectaculaire et embarrassant” pour l’Iran, à commencer par la Maison-Blanche. “Beaucoup de commentateurs minimisent la gravité de cette attaque car il y a eu très peu de victimes. Mais ça n’était pas l’intention de l’Iran”, juge pourtant Matthew Levitt, directeur du programme Reinhard sur la lutte contre le terrorisme et le renseignement de l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient. “Cette attaque marque une énorme escalade en matière de provocation dans cette guerre”. Riposte israélienne, implication du Hezbollah, possible arrivée de la Russie dans l’équation, scénario d’une guerre totale… Le spécialiste passe en revue les questions brûlantes du moment. Et répond à celle de savoir si Téhéran irait jusqu’à jouer la carte de la menace nucléaire… Entretien.
L’Express : Le 1er octobre, une pluie de missiles ont été lancés depuis l’Iran sur Israël, près de six mois après une première attaque de la part de Téhéran. Comment interprétez-vous cette nouvelle offensive ?
Matthew Levitt : La principale différence entre l’attaque lancée par l’Iran en avril et celle du 1er octobre tient à la nature de l’opération. En avril, l’attaque comprenait plus de drones, de missiles de croisières et de missiles balistiques (quelque 300 au total contre 180 cette fois), mais l’Iran avait prévenu à l’avance qu’une attaque aurait lieu, et avait procédé par vagues. D’abord, des drones mettant quelques heures à parcourir la distance jusqu’à leur cible. Ensuite, des missiles de croisière à basse altitude ayant la vitesse d’un avion de ligne, puis des missiles balistiques.
Cette fois, c’est différent : l’Iran n’a tiré que des missiles balistiques en une fois et ce, sans avertissement préalable (ce sont les Etats-Unis qui ont partagé des renseignements indiquant l’imminence d’une attaque quelques heures avant qu’elle ne se produise). Or les missiles balistiques ont une particularité : ils ne mettent qu’environ douze minutes à atteindre leur cible. Je pense que beaucoup de commentateurs minimisent la gravité de cette attaque car il y a eu très peu de victimes. Mais ça n’était pas l’intention de l’Iran. Cette attaque marque une énorme escalade en matière de provocation dans cette guerre. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de blessés ou de morts.
Cette attaque intervient alors que la République islamique est affaiblie, notamment par l’élimination d’Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah…
Oui, je crois qu’ils ont fait un très mauvais calcul. Il y a certes des “raisons”, du point de vue iranien, de penser qu’une “réponse” était nécessaire. Entre l’assassinat du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, à Téhéran, l’élimination d’un commandant du Corps des gardiens de la révolution à Beyrouth, puis celle d’Hassan Nasrallah et, probablement plus important encore, l’effet cumulatif de tous les coups portés par Israël au Hezbollah en l’espace de deux semaines et demie… C’est une véritable opération à cœur ouvert que subit l’Iran. Mais d’un autre côté, ce pays a une seule ligne rouge : il ne veut pas qu’en cas de guerre régionale, celle-ci s’étende à son propre territoire, car il craint que cela n’ait des conséquences intérieures. De nombreux Iraniens n’étant pas enchantés par le régime révolutionnaire théocratique. Je pense donc que les Iraniens sont, au minimum, très inquiets de la suite et de la réponse qu’Israël compte apporter à l’attaque de ce 1er octobre.
Le scénario d’une guerre totale est-il crédible ?
Ce scénario est insondable tant la situation peut évoluer dans un sens comme dans l’autre. En fin de compte, je crois que c’est l’Iran et ses “proxys” qui décideront s’il s’agit d’une guerre régionale ou totale, car c’est l’Iran qui a tout déclenché. Le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre. Le lendemain, c’était au tour du Hezbollah. Et peu de temps après, les Houthis se sont impliqués eux aussi. Le point commun derrière chacun de ces groupes ? L’Iran.
Je ne crois pas que les Israéliens, de leur côté, souhaitent une guerre régionale, mais il me semble improbable qu’ils ne réagissent pas pour autant. Que doit cibler Israël ? C’est la question qui fait débat. Certains jugent que le moment est venu de porter un coup au programme nucléaire iranien, qui représente une énorme menace pour Israël. D’autres disent que cela engendrerait une escalade trop importante. Je doute, pour ma part, que les Israéliens frappent les installations pétrolières et gazières iraniennes.
Pourquoi ?
Cela affecterait le prix du pétrole et du gaz et mettrait probablement les gens en colère contre Israël. De plus, les Iraniens ont déjà menacé d’attaquer leurs voisins – les installations pétrolières et gazières de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, du Koweït – si quelqu’un s’en prenait à leurs propres installations. Ce qui, soit dit en passant, souligne la nature de la menace que représente l’Iran, pas seulement pour Israël, mais aussi pour toute la région. De même que ce qui s’est passé le 1er octobre ne fait que renforcer l’idée, pour les pays du Moyen-Orient, que l’Iran est une menace et que la défense aérienne de la région (assurée par les Etats-Unis et Israël) est dans l’intérêt de tous.
@lexpress L’Iran a lancé 200 missiles contre Israël lors d’une attaque mardi soir. Voici ce que l’on sait. sinformersurtiktok apprendreavectiktok iran israel news newsattiktok
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Pour ces raisons, je pense que l’une des cibles possibles pourrait être les installations de renseignement et de sécurité iraniennes – les Iraniens affirment qu’ils visaient, entre autres, les bases militaires israéliennes et les quartiers généraux des services de renseignement israéliens, et les Israéliens veulent que leur réponse soit la plus réciproque possible. Quoi qu’il en soit, je m’attends à ce que la réponse d’Israël soit plus importante que celle, plus modérée, que nous avons observée après l’attaque de la mi-avril.
Les Etats-Unis ont annoncé soutenir “pleinement” l’État hébreu, et vouloir se “coordonner” avec ce dernier. Le conseiller à la sécurité nationale de la présidence, Jake Sullivan, a déclaré que Washington avait “fait comprendre clairement qu’il y aurait des conséquences, des conséquences graves”, pour cette attaque. Les Etats-Unis peuvent-ils se permettre, au beau milieu d’une campagne présidentielle notamment, d’endosser un rôle de premier plan dans une riposte israélienne ?
Reste à savoir ce que les Etats-Unis entendent par “conséquences”. Mais il faut se rendre compte que nous parlons de l’un des incidents les plus importants en matière de violation de la sécurité internationale que nous ayons connus depuis très longtemps. Je le redis : 180 missiles balistiques ont été tirés par un pays sur un autre pays souverain, menaçant la vie de millions de civils et tuant un Palestinien. Sans oublier que le ministre des Affaires étrangères iranien, Abbas Araghchi, a affirmé avoir “averti les forces américaines de se retirer de cette affaire et de ne pas intervenir, sinon elles feraient face à une réponse sévère de notre part”. Ils ne cachent pas leur jeu, leurs menaces sont très claires. Je ne pense donc pas que le gouvernement américain, ni d’ailleurs ceux du Royaume-Uni et de votre pays [qui ont apporté leur soutien à la défense d’Israël] puissent se permettre de ne pas s’impliquer pleinement dans la réponse à l’Iran. Pour s’assurer que l’Iran reçoit le message, et aussi pour qu’Israël n’aille pas trop loin, en maintenant un dialogue ouvert et honnête sur les conditions de mise en œuvre de l’auto-défense.
Reste que face à l’offensive israélienne au Liban, l’influence des Etats-Unis a pu sembler limitée. Ont-ils encore un poids auprès d’Israël ?
Je crois que l’on en fait trop sur cette question. Il s’agit de deux pays souverains. Les Etats-Unis ne s’attendent pas à pouvoir dicter à Israël ce qu’il doit faire, mais les relations entre les Etats-Unis et Israël sont encore très fortes. Il ne fait aucun doute que les Israéliens sont très attentifs à ce que dit Washington. Au cours des onze mois et demi écoulés, il est arrivé à plusieurs reprises que les Israéliens modifient la façon dont ils comptaient agir en raison de l’avis des Etats-Unis. Je pense donc qu’il serait faux de dire que les Etats-Unis n’ont pas l’influence escomptée auprès de leur partenaire. Mais oui, en fin de compte, les Israéliens feront ce qu’ils estiment devoir faire en fonction de leur évaluation de la situation pour protéger leurs citoyens. Car, en définitive, ça n’est pas Washington qui vient d’être bombardé.
Le Hezbollah, bien que fortement affaibli, peut-il encore jouer un rôle aux côtés de l’Iran ?
Je pense que lorsque vous menez une série d’attaques spectaculaires contre un groupe aussi fort, aussi puissant et aussi grand que le Hezbollah, même si cela aboutit à le réduire à sa plus simple expression, il restera toujours quelque chose. Le Hezbollah a certes perdu beaucoup de personnel de commandement. Les autorités américaines et israéliennes, citées par le New York Times, estiment aujourd’hui que près de 50 % des roquettes du Hezbollah ont été détruites. Mais cela en laisse tout de même 75 000 à 100 000. Je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que le Hezbollah que nous connaissions il y a deux semaines n’existe plus. Il n’est plus que l’ombre de lui-même et a subi d’énormes pertes.
C’est donc le moment, pour la communauté internationale (Israël, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, etc.) de redoubler d’efforts pour empêcher l’Iran de réarmer, de réapprovisionner et de refinancer le Hezbollah, le Hamas, les Houthis et d’autres groupes. Sans les armes et l’argent iraniens, le Hezbollah serait loin d’être la menace qu’il représente aujourd’hui, tout comme le Hamas. Quant aux Houthis, ils ne seraient qu’une petite épine dans le pied des Saoudiens, pas plus. Le fait que la communauté internationale n’ait pas accordé suffisamment d’attention et n’ait pas fait assez pour empêcher l’Iran de fournir des armes à son réseau de proxys a eu un coût énorme pour la sécurité non seulement régionale, mais aussi internationale. Ne réitérons pas cette erreur.
Téhéran a-t-il aujourd’hui les moyens de jouer la carte de la dissuasion nucléaire ?
Les Iraniens ont intensifié leur programme nucléaire au cours des onze derniers mois. Ils n’ont jamais été aussi proches de la bombe nucléaire qu’aujourd’hui. La dernière fois que cela s’est produit, il y avait le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) [NDLR : La République islamique s’est progressivement affranchie des engagements pris dans le cadre de cet accord conclu en 2015, censé encadrer ses activités atomiques en échange d’une levée des sanctions internationales. Après le retrait des Etats-Unis en 2018, des discussions menées à Vienne pour le ranimer ont échoué à l’été 2022]. Cette fois-ci, c’est plus compliqué, la situation a évolué. Deux dynamiques sont donc en jeu.
D’une part, l’Iran pourrait utiliser cet argument pour répondre aux actions d’Israël et du reste de la communauté internationale à son encontre. Cela pourrait impliquer de prendre quelques mesures jamais prises par le passé pour mettre en œuvre son programme nucléaire, peut-être l’armer. Mais dans le même temps, si l’Iran veut que le Hezbollah attaque Israël, il veut aussi que la poudre reste sèche sur le plus grand nombre possible de fusées à moyenne et longue portée du Hezbollah. Car l’Iran considère que les fusées du Hezbollah sont le meilleur moyen de dissuasion dont il dispose contre une attaque israélienne ou autre contre son programme nucléaire (et la meilleure capacité de seconde frappe si Israël ou un autre pays attaque le programme nucléaire de l’Iran). Ces éléments sont ainsi liés de manière complexe.
Ce conflit pourrait-il dépasser le Moyen-Orient, avec l’implication d’autres acteurs étatiques ?
Tout est possible. Mais je pense que la coopération russo-iranienne, par exemple, est plus un mariage de convenance qu’une alliance solide. Et je ne pense pas que la Russie, qui est déjà impliquée dans sa propre guerre en Ukraine, ait intérêt à s’impliquer profondément dans les opérations menées par l’Iran (que Moscou considère probablement aussi comme un mauvais calcul et une guerre de choix…).
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