Il est à la gastronomie ce que Standard & Poor’s est aux finances publiques. Aussi redouté que l’agence américaine de notation, c’est toutefois dans l’intention de distribuer des bons points que le guide Michelin a fait le déplacement au Texas du 10 au 14 septembre dernier. Son Directeur général, le très élancé quadragénaire Gwendal Poullennec, aux manettes du guide depuis six ans, est venu dévoiler en personne l’intégralité de la première sélection des Clefs Michelin pour le Canada, le Mexique et les États-Unis (le groupe avait déjà révélé une partie des Clefs pour les Etats-Unis en avril dernier). A savoir, l’équivalent des étoiles pour l’hôtellerie. Une déclinaison lancée en France il y a à peine un an, où 136 hôtels ont été récompensés.
A Austin, ville choisie par le groupe auvergnat pour dévoiler son palmarès, “tout le monde ne parle que de cela depuis des semaines”, jure sur place un journaliste local. A l’annonce des Clefs, lors d’une cérémonie organisée le 12 septembre, les hôteliers distingués se succèdent sur scène pour remercier et faire l’éloge du célèbre guide rouge et de son patron. Les sourires sont de sortie pour une photo de famille qui immortalise l’évènement. Le puissant guide Michelin, objet récurrent de polémiques en France, aurait-il meilleure presse à l’international ? “Les Français n’ont pas forcément conscience de sa notoriété et de son impact à l’étranger”, nous confie Gwendal Poullennec. Qui depuis le “Lone Star State”, nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur les ambitions du groupe dans le domaine de l’hôtellerie, l’influence de l’art de vivre français dans le monde. Et sur les sujets qui fâchent…
L’Express : Pourquoi avoir choisi le Texas pour annoncer cette nouvelle sélection des Clefs aux Etats-Unis ?
Gwendal Poullennec : Puisqu’on remet cette fois-ci les Clefs pour les hôtels des Etats-Unis, du Canada et du Mexique, on voulait une destination qui soit un peu au carrefour de ces trois Etats. C’est vrai, vu de l’international, que le Texas n’est pas forcément une des destinations les plus attendues lorsqu’on pense aux Etats-Unis. Mais il s’agit de la huitième puissance économique du monde. Et un Etat qui connaît un boom culturel dans les arts de vivre. Cet art de vivre évolue en même temps que sa population, avec une ouverture de plus en plus grande sur l’ensemble des Etats-Unis. Le guide Michelin existe aussi pour révéler ces tendances émergentes.
C’est-à-dire ?
Le Texas est un Etat connu pour sa puissante industrie, ses ressources souterraines comme le pétrole. Mais depuis quelques années, il attire de plus en plus de grandes entreprises technologiques [NDLR : en juillet, Elon Musk a annoncé son intention de déplacer les sièges de X et de SpaceX au Texas]. L’un des défis pour le Texas, c’est de travailler son attrait pour séduire ces cadres et ingénieurs aujourd’hui établis dans des Etats, comme la Californie, qui cultivent un goût pour les restaurants, les hôtels de caractère, l’œnotourisme, les sorties.
Or, la mise en avant des atouts de la destination Texas dans l’art de vivre est un formidable levier pour faire venir ces talents de la tech, et surtout les convaincre de rester en famille. C’est toute l’approche désormais du gouvernement texan : investir et développer cette culture. Ce qui est, au passage, révélateur de ce que le guide Michelin est devenu aux yeux des Etats et des destinations touristiques. C’est-à-dire une référence qui impacte la perception des touristes et qui contribue ainsi à rendre une destination attractive en lui donnant dans le même temps les moyens de s’auto-développer par un effet d’émulation. Cet art de vivre, c’est du soft power mais pas seulement : des destinations comme le Texas en font aussi un outil réel de leur développement économique.
La France, a aujourd’hui une offre hôtelière absolument remarquable
Pour beaucoup de Français, le guide Michelin reste d’abord associé à la promotion de la gastronomie française à l’étranger…
Vous avez tout à fait raison. Pourtant, le guide Michelin est présent dans certains pays comme l’Angleterre, la Belgique ou l’Italie depuis plus d’un siècle. Les Français n’ont, il est vrai, pas forcément conscience de la notoriété et de l’impact du guide Michelin à l’étranger, y compris sur des destinations comme les Etats-Unis qui, paradoxalement, n’est pas le pays où notre présence est la plus importante. Mais en Asie par exemple, le fait que tout le monde parle du guide est une évidence. Dans tous les pays où il est actif, le guide Michelin est perçu comme une ouverture sur leur propre culture et la reconnaissance de celle-ci. Ainsi, au Japon, plus de 70 % des restaurants étoilés sont des restaurants japonais.
Comment l’idée des Clefs vous est-elle venue ? Pourquoi avoir attendu si longtemps pour investir le marché de l’hôtellerie ?
Beaucoup de gens l’ignorent mais dans le premier guide Michelin, version 1900, il y avait à l’époque plus d’adresses d’hôtels que de restaurants. Puis à la fin des années 1920, le guide a opéré un virage vers l’agrément, ce qu’on appelle aujourd’hui l’art de vivre. C’est à ce moment-là que sont apparues les étoiles dans la restauration. Mais nous avons toujours continué en parallèle à faire une sélection d’hôtels. Même si le guide Michelin a un peu disparu par la suite du paysage de l’hôtellerie pour la simple et bonne raison qu’une bonne partie du développement international s’est fait autour de la restauration…
Si nous avons pris la décision de réinvestir le marché de l’hôtellerie, c’est que la demande pour une recommandation indépendante dans ce secteur n’a jamais été aussi forte. Les clients en ont assez de l’avalanche de sites algorithmiques qui poussent des soi-disant choix d’hôtels dans un contexte le plus anxiogène possible pour vous inciter à réserver. Le guide Michelin est le seul acteur à effectuer un vrai travail de sélection indépendante en passant qui plus est de la simple référence à un réel service de réservation.
Dans la restauration, la France est le pays au monde qui compte le plus d’établissements étoilés. Pour l’hôtellerie, la concurrence est-elle plus importante ? Le service à la française n’a pas toujours bonne réputation…
Ne résumons pas ce sujet de l’hôtellerie à la caricature du garçon de café parisien doté d’un certain bagout. En termes de rapport entre la qualité de l’expérience et le prix à la sortie, en comparaison avec les États-Unis ou d’autres pays, je peux vous assurer que la France, a aujourd’hui une offre hôtelière absolument remarquable. Surtout si on la combine avec l’offre gastronomique. Un pays de 60 millions d’habitants – sur une Terre qui en compte 10 milliards – qui continue à représenter un bon quart de l’influence gastronomique de la planète, cela reste exceptionnel.
Le Guide Michelin ne travaille pas pour les chefs, mais pour les clients des restaurants
D’ailleurs aujourd’hui, parmi les pays que nous avons révélés, c’est la France qui, à date, compte le plus d’établissements hôteliers distingués par des Clefs. Pourquoi ? Parce qu’il y a aussi de vrais savoir-faire dans l’hôtellerie en France, notamment au regard de nos critères.
Quels sont vos critères de sélection ?
Nos critères ne se résument pas à cocher les points d’une check-list du type confort, diagonale de l’écran, superficie de la chambre, équipements, etc. Ce n’est donc pas parce que vous êtes un palace que vous allez automatiquement décrocher trois Clefs Michelin. Nous cherchons avant tout à mettre en avant des hôtels qui ont une âme. Il faut qu’ils soient à la fois singuliers et authentiques, mais aussi ancrés dans la vie locale. Ils doivent proposer aux clients une expérience au-dessus du lot. On valorise aussi beaucoup l’architecture à la fois du bâtiment mais également l’aménagement intérieur.
En la matière, la France a des lieux uniques. Des hôtels historiques et à côté de cela des établissements plus contemporains qui sont extraordinaires en termes d’architecture mais aussi de qualité de service, d’accueil et de prestations. Il est temps d’en avoir collectivement conscience.
Vous semblez penser que les Français ne le mesurent pas vraiment…
La France a d’immenses atouts. La gastronomie française continue à rayonner, à innover, à surprendre. La France est une destination qui a participé à l’élévation de ce qu’on appelle aujourd’hui l’art de vivre dans le domaine culturel au sens large, et en particulier dans les métiers de l’hôtellerie et de la restauration. La cuisine française est pratiquée par des chefs de toutes les nationalités du monde. Cela participe de sa capacité d’influence. Sur l’ensemble des restaurants étoilés dans le monde [NDLR : un peu plus de3200 établissements répartis dans une cinquantaine de pays], un bon quart exerce une influence française très marquée. Soit parce que c’est de la cuisine française ou des produits français, soit parce que les chefs ont été formés en France, soit parce qu’ils ont adopté un rituel de service à la française, avec service à l’assiette, etc. C’est cette universalité qui fait la force de notre impact culturel dans l’art de vivre.
Une forme de soft power en fin de compte…
Oui. Mais ce n’est pas quelque chose que la France a cherché à imposer. Elle a exporté son savoir-faire, ses produits, ses techniques tout en laissant chacune des cultures la faire sienne. On parle souvent du Japon, mais regardez la Thaïlande. Le guide Michelin y est présent depuis une dizaine d’années. Nous avons réussi à transformer le tourisme en Thaïlande en un tourisme de qualité en valorisant l’offre culinaire. Cela a élevé le niveau de la prestation de cuisine dans la street food comme ailleurs. Avec un impact jusqu’en bout de chaîne sur l’élévation de la qualité des produits agricoles. Aujourd’hui, celui qui tire le plus de bénéfices et de fierté de l’arrivée du guide Michelin en Thaïlande, c’est le paysan qui a les pieds dans ses rizières en poussant son buffalo.
Le guide Michelin a une bonne image à l’international, un peu moins en France. Le retrait d’étoiles à certains chefs renommés défraie régulièrement la chronique…
Nous avons un immense respect pour les chefs que nous connaissons très bien. Quand il y a des nouvelles un peu plus difficiles à faire passer, je le fais dans la mesure du possible en personne. A la fois par respect et par compréhension. Cependant, il ne faut pas oublier l’essentiel : le guide Michelin ne travaille pas pour les chefs, mais pour les clients des restaurants. Les chefs comme nous au guide Michelin avons conscience de l’impact énorme que cela peut avoir pour leur affaire, pour leur image et pour leur réputation. La qualité dans un restaurant est amenée à fluctuer en fonction du chef, mais aussi des équipes qui le constituent. Il peut y avoir des passages à vide. Des passages particulièrement brillants. Dans les deux cas, nous nous efforçons de le refléter, de le révéler au mieux, d’exercer une vraie bienveillance – d’où nos multiples repas anonymes – au plus près de l’actualité.
Dans tous les pays du monde, il y a des icônes nationales dont la qualité de la cuisine a baissé, ce qui nous oblige à revoir nos distinctions. La réaction de ces professionnels est toujours l’acceptation. Ils savent se remettre en cause. D’autant que nos classements sont annuels, ils ne sont jamais définitifs.
Les chefs français moins ?
Il y a une vraie différence. En France, on aime challenger les décisions, l’institution. Il y a parfois la volonté d’influencer. Mais ce qui fait la force du guide Michelin, c’est son indépendance. Ce qui parfois peut en irriter certains. Chez les chefs, il arrive que les puissants se croient au-dessus des règles. Ils estiment parfois avoir droit à un traitement d’exception sous couvert qu’ils font partie du patrimoine. Mais encore une fois, notre force, c’est que nous ne sommes pas financés par le secteur. Le guide Michelin est une recommandation gratuite qui leur apporte énormément. Malheureusement, il y a une toute petite minorité qui n’éprouve pas toujours une grande gratitude et qui préfère en faire une affaire personnelle.
Il m’arrive régulièrement de me rendre dans un établissement et de tomber par surprise sur l’un des inspecteurs de mon équipe
On évoque souvent cette pression que le guide Michelin fait indirectement peser sur les chefs…
Lorsque je me déplace en France, il m’arrive encore d’entendre – “Michelin, pression sur les chefs, Bernard Loiseau” [NDLR : une partie de la profession a accusé les guides gastronomiques d’avoir précipité la fin de Bernard Loiseau, qui s’est suicidé en 2003, peu de temps après avoir vu sa note abaissée par le Gault et Millau]. Mais le restaurant de Bernard Loiseau a gardé ses trois étoiles douze ans après son décès.
La famille Loiseau, que j’apprécie particulièrement, n’a jamais émis le moindre doute par rapport au rôle de Michelin dans cette triste affaire [NDLR :selon une enquête publiée à l’époque dans L’Express, le Michelin avait menacé de lui retirer sa 3e étoile, ce que le groupe et la famille ont toujours démenti]. En France, il y a toujours un bruit qui n’est pourtant basé sur aucun fait. Une sorte de fantasme mineur amplifié par voie de presse et, parfois, par les chefs eux-mêmes. Mais tout cela reste très marginal. Les chefs sont intelligents et sincères dans leur approche. Ils comprennent très bien cette notion d’indépendance et d’impartialité du guide Michelin.
Le dernier palmarès français fait la part belle à une nouvelle génération de chefs. Cela correspond-il à une nouvelle stratégie ?
Nous n’avons ni quota ni aucune approche qui consisterait à mettre en avant telle catégorie d’âge ou tel type de cuisine. Le guide Michelin reconnaît la qualité quelle que soit sa forme et quels que soient le parcours ou l’âge des acteurs en cuisine. Après, force est de constater que ces métiers deviennent attractifs auprès de profils plus divers. Il y a beaucoup de jeunes chefs qui se lancent à leur compte, surtout depuis la pandémie. Des profils qui à une autre époque seraient partis dans des brigades. De nos jours, ils font souvent le choix de partir en région pour être au plus proche des produits avec une volonté d’expression personnelle. Avec l’envie aussi de réconcilier travail et plaisir, travail et cadre familial. En cela, le guide Michelin est simplement le révélateur d’un changement d’époque.
Venons-en aux modalités d’attribution des étoiles. Au-delà des critères préétablis, quelle est la part de subjectivité de chaque inspecteur ? En fonction de l’inspecteur sur lequel je tombe, aurai-je plus ou moins de chance de décrocher le Graal comme lors d’un examen de conduite ?
La grande différence avec le permis de conduire, c’est que le guide Michelin est un examen permanent (rires). Il faut savoir que dans la même année, plusieurs inspecteurs, aux profils différents, de différentes nationalités, vont venir s’attabler. Ils vont donc avoir des points de vue complémentaires parce que souvent, ils auront goûté des plats différents à des moments différents de l’année. J’ajoute qu’un même inspecteur ne revient pas deux fois dans le même restaurant. Et cela, afin d’éviter tout biais personnel. Ça protège aussi de l’aspect physionomique, c’est ce qui permet d’assurer l’anonymat.
Ensuite, toutes les décisions que l’on prend se font à livre ouvert. C’est collégial. La plupart du temps, cela se fait en réunion physique. Les équipes d’inspecteurs se prononcent sur le cas d’un ou plusieurs établissements dans lesquels ils sont tous allés. C’est un travail éditorial qui a son prix, et que nous avons la capacité de financer sans compromis.Tous les inspecteurs sont salariés, ils payent leur addition.
Le patron du guide Michelin que vous êtes peut-il faire une sortie restaurant en toute tranquillité ?
Il m’arrive d’être reconnu même dans des destinations confidentielles. Pour mes choix personnels, je m’applique un peu la même règle que les inspecteurs, c’est-à-dire que j’essaie à chaque fois d’aller dans des restaurants différents. Le plus amusant, c’est qu’il m’arrive régulièrement de me rendre dans un établissement et de tomber par surprise sur l’un des inspecteurs de mon équipe. Il est assis incognito à une table près de moi. Pendant ce temps, c’est moi qui fais l’objet de toutes les attentions…
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