Marine Le Pen a de la mémoire. Elle garde d’ailleurs un souvenir amer de l’élection présidentielle de 2007. En empruntant ses marottes et son verbe, Nicolas Sarkozy avait siphonné l’électorat de Jean-Marie Le Pen pour prendre l’Élysée. Dix-sept printemps plus tard, l’histoire bégaye. Voici Bruno Retailleau réincarné en ombre sarkozyste.
Le nouveau ministre de l’Intérieur a débuté un défilé médiatique dans lequel il affirme tour à tour sa volonté de réduire “l’immigration légale et illégale”, assure que celle-ci “n’est pas une chance”, réclame d’ailleurs un référendum sur la question et entame une offensive contre l’État de droit. Le parti d’extrême droite en pâlirait presque.
Marine Le Pen a même passé le mot à ses troupes : “Vous devez donner les clés de lecture aux gens.” En clair : bien rappeler que l’offensive droitière de Bruno Retailleau n’est qu’une fade copie du programme frontiste. En s’appropriant la dialectique RN, le ministre de l’Intérieur pourrait participer à vider le parti d’extrême droite de sa singularité contestataire, et détourner certains de ses électeurs du droit chemin. Car la multiple candidate à la présidentielle nourrit toujours une grande peur : celle de voir émerger une figure populiste, issue de la droite, à même de la concurrencer. Dans ses rangs, on se rassure. “Les gens ne sont pas dupes, Bruno Retailleau représentera toujours cette droite moisie et hypocrite qui se planque derrière le système”, estime un proche de la cheffe.
Bruno Retailleau, soutenu mais craint
Pour l’heure, Bruno Retailleau reste un nouveau-venu, sans bilan, qui pioche dans les idées du RN, et participe, de fait, à les populariser. Alors, on l’observe du coin de l’œil, avec un mélange de soutien et d’ironie. Ses récentes déclarations en matière d’immigration lui ont valu quelques railleries des élus frontistes qui se sont félicités “de voir leur programme repris”. Un ténor de la droite sourit : “A l’Assemblée, il va se faire applaudir par le RN, cela risque de lui plaire. Des âmes sensibles peuvent s’étouffer, dans les rangs de la démocratie chrétienne.” Mais à l’enthousiasme du RN se heurte aussi une forme de malaise. “Bruno Retailleau pourrait être notre porte-parole”, déclarait Laure Lavalette, ce mardi, au micro de BFMTV. Sortie qui illustre l’ambivalence nouvelle à laquelle les frontistes se retrouvent confrontés. Bruno Retailleau n’est pas un élu de leur parti mais un membre du gouvernement de Michel Barnier. Alors, comment se positionner ?
Le risque est grand, ici, de devenir soutien d’un gouvernement tant honni. La macronie aurait-elle apprivoisé le RN ? Marine Le Pen a averti ses troupes : à la stratégie “du chaos”, elle préfère celle de la “construction” et refuse ce qu’elle appelle une “censure bas de gamme”. “Si on veut censurer, il nous faut une raison claire et valable”, précise Jean-Philippe Tanguy. Résultat : le parti d’extrême droite se retrouve aujourd’hui en passe de devenir cette “béquille du gouvernement”. Une position longuement reprochée à la droite.
Les frontistes flattés
Car si la menace de la censure reste une constante dans les rangs du RN, ses membres savourent leur position nouvelle. Depuis le coup de fil passé par le Premier ministre à Marine Le Pen, pour s’excuser du comportement du ministre de l’Économie, qui avait considéré que le parti d’extrême droite n’appartenait pas à l’arc républicain, le RN ne touche plus terre. “Barnier a bien recadré son ministre et c’est une très bonne chose, se félicite le porte-parole du parti et député de l’Yonne Julien Odoul. Il nous respecte, ça va dans le bon sens, la suite dépendra du comportement du gouvernement.” “Je crois que dans les équilibres pour choisir les ministres, ne pas être insupportable au RN était effectivement un critère”, se rengorge quant à lui le député de la Somme Jean-Philippe Tanguy.
Les frontistes en sont persuadés, avec leurs 125 députés (141 avec leurs alliés ciottistes) ils sont les nouveaux maîtres des horloges dans cette Assemblée composite. “Au moment de la déclaration de politique générale, c’était une vraie démonstration de force, estime la députée du Var Laure Lavalette. Physiquement, on voyait notre supériorité dans l’hémicycle. “A les écouter, les députés RN disposeraient du pouvoir absolu de vie et de mort sur le nouveau gouvernement. C’est oublier un peu vite qu’ils auraient besoin des voix de la gauche pour faire passer une motion de censure, laquelle s’est toujours refusé d’associer ses voix à celles de l’extrême droite. Qu’importe. La menace frontiste suffit à faire trembler le gouvernement Barnier, forcé de donner des gages et Marine Le Pen, et inquiet, surtout, de la stratégie qu’adoptera la cheffe de groupe dans les semaines à venir.
L’imprévisibilité comme stratégie
Le RN lui-même avance dans le flou. Pour l’heure, la déclaration de politique générale du Premier ministre a, semble-t-il, calmé les ardeurs de censure. Marine Le Pen, à la tribune de l’Assemblée, a assuré qu’elle et son groupe feraient preuve d’un “esprit d’ouverture”, tout en mentionnant ses lignes rouges. “Barnier nous a brossés dans le sens du poil, et nous ne sommes pas dans une optique de censure à tout prix”, précise un député, pour qui son groupe n’a pas intérêt à voter contre le budget.
“On préfère limiter la casse en maintenant ce gouvernement et se préparer pour de prochaines législatives”, résume un autre. Tout ce qui est certain est que rien n’est sûr. Marine Le Pen conserve une stratégie : celle de l’imprévisibilité. Mardi, lors de la déclaration de politique générale, elle a d’ailleurs réécrit une grande partie de son discours pendant l’allocution du Premier ministre. Auprès de ses connaissances en macronie, elle se fait de plus en plus silencieuse, consciente que sa dangerosité réside dans sa capacité à surprendre ses adversaires. “Elle est taiseuse, ça m’inquiète”, confie un conseiller de l’exécutif. Dans l’entourage d’Emmanuel Macron, on se rappelle les revirements tactiques de Marine Le Pen. “Ne vous creusez pas la tête, elle-même n’est sûre de rien”, tranche un de ses proches.
Source