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“Nous sommes irréconciliables” : ces Français juifs qui se déchirent depuis le 7 octobre


La rupture s’est faite brusquement, sans possibilité de retour en arrière. Pour cesser les débats permanents et les désaccords politiques irréconciliables, Sylvie* et son compagnon ont décidé de se quitter en avril dernier, après la “dispute de trop”. Les tensions se cristallisent notamment à partir du 7 octobre 2023, alors que le Hamas vient d’attaquer Israël, tuant 1 200 personnes et enlevant plus de 250 otages – dont plusieurs membres de la famille de Sylvie. “Dès le départ, j’ai compris qu’il ne voulait pas vraiment admettre que c’était un attentat terroriste. Il a attendu de voir des images des kibboutz massacrés à la télévision pour utiliser ce terme”, se souvient la quinquagénaire, issue d’une famille juive et elle-même non-pratiquante. Perplexe, elle décide de ne plus évoquer le sujet avec son compagnon, qu’elle ne prévient pas lorsqu’elle participe à des manifestations pour la libération des otages ou contre l’antisémitisme.

Mais au fil des mois, un certain nombre de réflexions continuent de heurter Sylvie. “Il ne comprenait pas mon soudain attachement à Israël, m’a demandé si je souhaitais me marier pour changer mon nom juif, était plutôt d’accord avec la phrase de Jean-Luc Mélenchon sur l’antisémitisme ‘résiduel'”, illustre-t-elle. Alors même que la mère de famille se définit comme une “anti-Netanyahou”, elle comprend que son conjoint l’associe désormais aux décisions politiques israéliennes. “Clairement, ça lui posait un problème”, relate-t-elle. Après plusieurs mois de tensions, le lien se rompt définitivement lors d’un dîner, au cours duquel la fille de Sylvie chambre Mathilde Panot, estimant que, pour la députée La France insoumise, “toutes les tensions au Moyen-Orient seraient de la faute d’Israël”. “Mon compagnon a alors répondu que c’était la vérité. Quand je lui ai dit que c’est comme s’il sous-entendait qu’Israël ne devrait plus exister, il n’a pas répondu. C’est là que tout s’est terminé”, conclut Sylvie.

Au-delà de cette rupture amoureuse, la quinquagénaire fait part de sa lassitude sur le caractère inflammable du débat : en un an, Sylvie a dû faire face à de nombreuses discussions houleuses en famille ou entre amis. “Il y a des disputes que l’on n’avait pas avant. Une partie de mes connaissances soutient Israël coûte que coûte, a déplacé son vote très à droite et n’arrive pas à entendre que je ne soutienne pas tout ce que fait Netanyahou. Je suis prise entre deux feux, alors j’évite le sujet, la plupart du temps”, résume-t-elle. Dans la communauté juive française, son témoignage fait largement écho. Alors que le sujet est devenu plus tabou que jamais, nombreux sont ceux à évoquer à L’Express un certain malaise, et des “brouilles devenues inévitables”.

“Mémoire traumatique”

“Les oppositions se sont aiguisées au contact d’une réalité elle-même très violente, qui met en jeu des vies civiles. Certains acceptent tout au nom de la ‘résistance palestinienne’, tandis que les autres ne peuvent pas voir autre chose que de la ‘légitime défense’ du côté israélien. Ces positions sont irréconciliables”, analyse Martine Cohen, sociologue au CNRS et spécialiste du judaïsme. Si des tensions existent depuis longtemps en France sur le sujet, le directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Marc Hecker, associe le 7 octobre à “un retour brutal d’une double mémoire traumatique : les pogroms et la Shoah pour les juifs, la mémoire de la Nakba [NDLR : exode palestinien de 1948] pour les Palestiniens et leurs soutiens”.

“On assiste à un choc de la mémoire collective, aggravé par des comparaisons violentes dans l’espace public, la question de la qualification des faits, l’analyse historique des événements depuis la France… Tout cela entraîne des prises de position très tranchées, où chacun est catégorisé et où la tension peut très vite monter”, ajoute le spécialiste.

Dans un tel contexte, le choix des mots peut vite devenir un piège. Pour Emilie*, le refus de certains de ses amis d’employer le terme “terrorisme” pour qualifier les actions du Hamas a ainsi été un élément “déterminant”. “Pour moi, il n’y avait pas de compromis possible sur le sujet. Ça a été une ligne rouge franchie par LFI, qui a ouvert un débat sans fin”, témoigne cette quadragénaire parisienne, issue d’une famille juive. “Plutôt de gauche”, elle évoque son malaise au moment des élections législatives. Dans sa circonscription, où se sont opposés un candidat du Nouveau Front populaire issu de LFI et un candidat Les Républicains, Emilie a même fini par voter à droite. “Ça a engendré beaucoup de prises de tête avec mon mari, très à gauche”, souligne-t-elle. Avec un certain nombre d’amis, le sujet est également devenu “tabou”, pour cause de prises de position “très caricaturales”. Alors qu’il faut soudainement désigner qui est responsable du pire, Emilie regrette de “devoir sans cesse [se] justifier, choisir un camp coûte que coûte, sans aucune nuance”.

Même sentiment de flottement sur l’utilisation par certains de ses proches du terme “génocide”, pour qualifier la riposte d’Israël à Gaza. “C’est quelque chose qui me hérisse le poil, parce que ce mot implique selon moi qu’on oublie la responsabilité du Hamas dans ce qui est en train de se passer”, confie-t-elle. A l’inverse, Lina* n’arrive pas à comprendre le débat autour de l’utilisation de ce terme, source de larges incompréhensions dans sa famille, dont une partie est d’origine juive. “Avec ma sœur, nous sommes irréconciliables sur le sujet : pour moi, Israël est en effet en train de réaliser un génocide à Gaza, ce qui ne passe pas du tout chez elle”, raconte cette trentenaire parisienne. La crispation est également palpable sur différentes analyses politiques et géopolitiques. “Je considère qu’Israël devrait être un Etat laïque, dans lequel les deux communautés pourraient vivre ensemble. Pour moi, le 7 octobre n’est pas le début de l’histoire, il faut voir les choses dans leur globalité”, fait-elle valoir. Un point de vue intenable pour sa sœur, qui lui fait rapidement comprendre qu’elle ne souhaite pas entendre ses arguments.

“Manque de nuance”

Le non-dit s’installe doucement dans la famille : lorsque Lina se rend à une manifestation pour la paix à Gaza, elle n’en dit rien à sa sœur le lendemain, lorsqu’elles se retrouvent à une marche contre l’antisémitisme. Même embarras lorsque sa sœur lui confie être prête à voter pour le parti Reconquête d’Eric Zemmour, se sentant “plus protégée par un gouvernement d’extrême droite que d’extrême gauche”. “J’ai tenté d’expliquer que toute la gauche n’était pas antisémite, et ça m’a rendue très en colère d’en arriver là. D’autant que j’ai eu le sentiment de ne pas pouvoir compter sur la gauche pour tenir un discours clair sur le sujet”, souffle Lina. Une situation qui ne surprend pas Marc Hecker, qui dénonce le “manque de nuance” des analyses politiques sur le conflit. “Le système politique et médiatique a favorisé les phrases chocs, les invectives, les raccourcis, entraînant la polarisation des points de vue sur un sujet extrêmement complexe”, regrette le directeur adjoint de l’Ifri.

Sur ce sujet si sensible, pour lequel personne ne se résigne au compromis et tout le monde s’autorise à faire la leçon, difficile pour les différents partis pris de trouver un terrain d’entente. D’autant plus lorsque les invectives s’invitent sur les réseaux sociaux. Sur Instagram, Camille* a ainsi dû faire le tri, harcelée par les messages de l’un de ses ex-compagnons. “Il m’envoyait des informations très orientées pro-Hamas sur le conflit, des fake news, des vidéos vieilles de quinze ans ou issues de comptes complotistes… J’ai fini par le bloquer, et je n’ai plus jamais eu de nouvelles”, raconte la jeune femme, issue d’une famille d’origine juive mais non religieuse. La rupture est également consommée avec l’une de ses amies d’enfance, qui lui envoie régulièrement des articles de presse sur la situation à Gaza, lui tient “des propos complotistes”, tente de la convaincre d’une position “très LFI” sur le sujet. “J’ai vu la tournure que prenait le parti et ça m’a bloquée. C’était devenu impossible de se comprendre”, résume Camille.

Membre de l’Union des étudiants juifs de France, Jérémie confie, lui aussi, avoir dû “faire le ménage” sur ses réseaux sociaux. Après le 7 octobre, il reçoit notamment des vidéos d’un ancien camarade d’association, qui lui demande expressément de se justifier sur l’intervention israélienne à Gaza. “Mais je ne suis ni Benyamin Netanyahou, ni l’ambassadeur d’Israël dans la fac ! Ce raccourci est vite devenu très pesant”, s’indigne le jeune homme. Au point qu’avec certains de ses amis, l’étudiant indique même avoir mis en place “une clause officieuse” pour éviter de parler du conflit. “Mieux vaut en arriver là qu’abîmer durablement des relations”, estime-t-il, dépité.

*Les prénoms ont été modifiés.




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