Il a retenu ces phrases par cœur, lues un 29 avril 2023. “L’ambiguïté du propos est un signe dans son milieu de fanatisme. L’intéressant est de le voir s’agiter autour du piquet où le retient la laisse de ses adhésions.” Les lignes émanent d’un texte au vitriol signé de la main de son ancien père spirituel, Jean-Luc Mélenchon. Qui accuse Jérôme Guedj, par la même occasion, d’avoir “renié les principes (…) de la gauche du judaïsme en France”. Lui, député PS de l’Essonne, républicain convaincu, renvoyé pour la première fois de sa carrière politique à ses origines juives. Ce jour-là, il retient également ses jambes flageolantes, à la lecture du brûlot. “Qu’est-ce que j’ai loupé pendant toutes ces années…?”
À lui seul, Jérôme Guedj a incarné les fractures qui ont traversé la gauche, au lendemain du 7 octobre 2023. De la tournure délétère qu’ont prise les débats à bâbord, pendant près de six mois. Et d’une certaine façon, à la tenaille identitaire qu’ont subie les malheureux tentant d’apporter quelques nuances aux débats. “Je suis sioniste, et pro-palestinien”, sourit-il. D’unioniste convaincu, il est le premier, le 8 octobre dernier, à signer l’arrêt de mort de la Nupes. Il refusera également l’étiquette du Nouveau Front Populaire, lors des précédentes élections législatives. Un an après l’attaque terroriste du 7 octobre en Israël, le député PS de l’Essonne revient sur les conséquences délétères de ce drame sur la gauche française. “Rien n’aurait dû conduire la gauche à se fracturer après l’attaque terroriste du 7 octobre”, dit-il aujourd’hui à L’Express. Un épisode qui, d’après lui, “laissera des traces”.
L’Express : Une année est passée depuis les attaques terroristes du 7 octobre en Israël. Quelles traces cette séquence a-t-elle laissé à gauche ?
Jérôme Guedon : Ça a été une année de meurtrissures, et évidemment d’immense tristesse, au regard des vies brisées. D’abord, et n’oublions jamais le point de départ, parfois invisibilisé, des drames vécus au Proche-Orient : celui des vies fauchées dans la barbarie terroriste le 7 octobre avec cet immense pogrom, un meurtre antisémite de masse, pensé et exécuté par le Hamas. Et celui des otages toujours détenus, 101 dont 2 Français. Et puis la guerre, effroyable, qui a suivi à Gaza avec son cortège insupportable de victimes civils. Je les pleure toutes de la même manière.
Pour la gauche, cette année a été paroxystique, révélatrice peut-être aussi de sujets enfouis. Car rien, vraiment rien, n’aurait dû la conduire à se fracturer après l’attaque terroriste du 7 octobre. Ni sur l’antisémitisme, ni sur le conflit israélo-palestinien. Notre ADN, depuis l’affaire Dreyfus avec Jaurès, contre les fascismes montants avec Blum, après Vichy et la Shoah, c’est le combat contre l’antisémitisme en tant que principe supérieur et indiscutable, au même titre que la lutte opiniâtre contre tous les racismes. Et depuis des années, la volonté de traiter le conflit israélo-palestinien comme un conflit territorial, une compétition de nationalismes, pour lequel le droit international est notre fil conducteur. Je suis un enfant des accords d’Oslo, orphelin aujourd’hui d’interlocuteurs israéliens et palestiniens sincèrement et pragmatiquement tournés vers la paix.
Vue de la France, notre ligne de conduite nécessaire à gauche a toujours été de prévenir et de refuser toute forme d’importation du conflit et d’essentialisation. C’est cette double exigence qu’une partie de mon bord a perdue de vue, souvent par ignorance crasse de la complexité du conflit. Pour partie hélas aussi par cynisme électoraliste. Au nom de la légitime préoccupation des drames vécus par les Palestiniens, des positions campistes et manichéennes ont saturé le débat, au mépris de l’équilibre et de la nuance. Toute la gauche aurait pu, et dû avoir une expression commune aspirant à fédérer, plutôt qu’à cliver : une demande véhémente de libération des otages, une condamnation des actes terroristes du Hamas, la volonté d’un cessez-le-feu, la reconnaissance de l’Etat palestinien. Et le droit à la sécurité d’Israël face à ceux, Hezbollah, Hamas ou proxis de l’Iran des mollahs, qui contestent son existence même.
Comment expliquer que la surenchère a pris le dessus sur la nuance ?
Probablement car la gauche a renoncé de longue date à prendre la mesure de la complexité du conflit israélo-palestinien, plaquant sur lui une grille de lecture décoloniale franco-centrée. Et par petites touches parfois subliminales – mais sur un tobbogan affreusement prévisible – des pans entiers à gauche en sont venus à confondre condamnation de Netanyahou et délégitimation de l’existence même de l’Etat d’Israël. Sans mesurer à quel point cela était vécu par les Français juifs comme une menace antisémite, tant Israël est vécu historiquement – et parfois irrationnellement par des Français juifs de toutes sensibilités politiques – comme une réassurance. Surtout quand les mêmes, d’un revers de la main dédaigneux, contestent la sincérité de ce ressenti, pour des Français juifs déjà éprouvés par 15 ans d’augmentation des actes antisémites.
Quel drame que de réaliser qu’à gauche, “sioniste” est devenu une invective banale pour délégitimer celui qui n’épouse pas vos positions maximalistes. Je l’ai subi d’une collègue députée, puis durant ma campagne des législatives et tous les jours sur X, comme Emma Rafowicz lors des élections européennes, ou dernièrement Michaël Delafosse, maire de Montpellier. Tout cela fait mal, car la glissade antisémite n’est jamais loin. Mais je ne bouge pas d’un iota : je demeure un sioniste pro-palestinien.
Pourtant, de socialiste fervent défenseur de la feu-Nupes – qui a disparu par la même occasion – vous avez fini par rejeter l’étiquette du Nouveau Front Populaire aux dernières législatives. Avez-vous finalement considéré que le concept de “gauches irréconciliables” n’était pas un mythe ?
J’ai effectivement été le premier à poser la question du devenir de la Nupes dès le 8 octobre, lorsque j’ai compris que nous avions une approche aussi différente sur une question de valeurs essentielle. Avant que le Parti socialiste, comme les communistes, en tirent les conséquences qui s’imposaient en sortant de la coalition. Beaucoup m’en ont voulu, y compris dans mon camp, tant le totem de l’union l’emportait sur tout le reste. Mais je refuserai toujours, y compris en prenant le risque de perdre une élection – ce que j’ai fait en juillet dernier – de sacrifier des principes fondateurs de l’engagement politique et de la concorde nationale sur l’autel d’une tactique électorale. A gauche, je peux admettre que l’on se singularise et donc qu’on débatte, parfois vivement, sur divers sujets. Mais pas sur la qualification terroriste du Hamas et donc une légitimation de ce mode d’action. Car le plus terrible, c’est l’opportunisme de ce positionnement intransigeant. Mon intuition est que s’il n’y avait pas eu des élections européennes en 2024, alors jamais la cause palestinienne n’aurait été utilisée comme stratégie de différenciation et de mobilisation d’un électorat-cible, celui des quartiers populaires.
Pour autant, et cela peut paraître contre-intuitif, je continue à penser qu’il n’y a pas de “gauches irréconciliables”. Il y a, en revanche, des expressions et des émetteurs irrécupérables à la direction des Insoumis : quand vous alimentez la caricature qui est faite de vous-mêmes, c’est fautif et irresponsable, a fortiori quand vous appartenez à une coalition. Ne pas appeler à la marche contre l’antisémitisme le 12 novembre, c’était aussi une faute morale. D’ailleurs partagée avec le président de la République. Mais je ne veux pas désespérer de la gauche radicale dans son ensemble : elle a fort heureusement des militants, des élus et évidemment des électeurs choqués par ces dérives. Qu’ils se fassent entendre !
Votre ancien mentor, Jean-Luc Mélenchon, a tenu des propos particulièrement violents et ambigus à votre égard, vous ramenant à vos origines juives, dans un texte au vitriol publié dans l’Insoumission le 29 avril dernier. Comment avez-vous vécu la période ?
Hélas ses propos dans ce texte publié le 29 avril n’étaient plus ambigus. Et pour la première fois, alors que je refusais jusque-là de donner crédit aux accusations d’antisémitisme le concernant – car je refuse cette instrumentalisation dangereuse pour discréditer son adversaire – et au nom de nos combats communs et de l’estime que j’ai pour lui, je ne pouvais pas ne pas saisir le choix de mots ciselés pour être parfaitement compris. C’est la première fois de toute ma vie politique que je suis essentialisé de cette nature, moi l’universaliste républicain, le député de la Nation qui refuse d’être ainsi catalogué en juif de gauche. Moi qui m’étais écharpé publiquement avec Francis Kalifat, l’ancien président du Crif, parce qu’il s’était opposé à la venue en 2018 de Jean-Luc Mélenchon à la marche blanche en hommage à Mireille Knoll… Qu’est-ce que j’ai loupé pendant toutes ces années ?
Et puis j’ai été pris dans la tenaille identitaire. Le 7 avril au Trocadéro, au rassemblement pour les 6 mois de la détention des otages, on m’invite à monter à la tribune. Pendant mon discours, j’assume de parler de la protection des civils palestiniens, en plus du droit à la sécurité d’Israël et de la libération des otages. Meyer Habib, alors député, s’en prend violemment à moi, je suis hué par une partie de la foule, agrippé par quelques-uns. Je me rends compte qu’apporter cette nuance pourtant évidente est ici impossible. Dans ce même mois d’avril donc, je suis pris en étau par les deux noyaux campistes. Je pense sans regret et comme l’écrit Jean Birnbaum que “dans les périodes de brutalisation, où la mauvaise foi dispute à la haine, le discours qu’il faut tenir est celui qui vous met tout le monde à dos”. Cette période est un tournant de ma vie politique : je prends acte du fait que les Insoumis rendent impossible la conquête du pouvoir de la gauche. Mais cette prise de conscience ne fait pas de moi un modéré centriste du parti : je suis toujours très à gauche, toujours très républicain.
En définitive, les autres Insoumis ne sont plus des camarades…
Depuis la publication de ce texte, et les silences qui l’ont accompagnée, quelque chose s’est brisé. J’ai souvent entendu des Insoumis dire qu’il s’agissait d’une “histoire personnelle” entre Mélenchon et moi. Je démens cette grille de lecture. Imaginons qu’au gré d’un désaccord, il avait dit d’une députée socialiste d’origine africaine que sa position était le signe de la “soumission de l’esclave”, aurait-on dit qu’il s’agissait d’un problème personnel ?
Malgré les querelles intestines, toutes les gauches se mettent d’accord en à peine quelques jours pour former le Nouveau Front Populaire. Et “règlent” le problème en levant les ambiguïtés dans le programme. Était-ce suffisant ?
Il y avait, effectivement, une volonté d’y aller coûte que coûte pour empêcher Jordan Bardella de devenir Premier ministre. Peut-être que les plats ont été lavés un peu vite et que le sujet est devenu secondaire… Mais plusieurs personnes, comme Raphaël Glucksmann, Aurore Lalucq, ou Boris Vallaud sont montées au créneau, ont passé des heures à faire en sorte que le Hamas soit, dans le programme, qualifié de mouvement terroriste. L’important, c’est ce qui figure dans le programme. Le plus délicat, c’est l’incarnation de ce qui est défendu. La crédibilité est à vérifier à chaque instant, dans l’expression et l’orientation.
Vous l’avez rappelé, en avril dernier vous êtes copieusement hué dans un rassemblement pour la libération des otages. Les voix de gauche ont-elle pour longtemps perdu l’oreille de la communauté juive en France ?
Oui. Mais l’erreur, le 7 avril, c’est que je n’aurais pas dû être le seul à gauche à cette tribune. Il y avait, je pense, l’inquiétude qu’un rassemblement pour les otages se transforme en expression contre les Palestiniens, y compris au Parti socialiste. C’est un drame à gauche d’avoir perdu cette sensibilité à la question de l’antisémitisme, et de l’avoir minorée – consciemment ou inconsciemment – au nom des combats antiracistes. La concurrence des combats antiracistes a fait du mal : c’est en quelque sorte la fin de l’alliance SOS Racisme-UEJF.
Il y a une solitude évidente, amplifiée par le fait que que l’antisémitisme tue depuis 2006 en France. À gauche, c’est aussi parce qu’il y a parfois une hésitation terrible et incompréhensible de la condamnation de l’islamisme radical de peur d’une confusion avec l’islam tout court. Cette espèce d’autocensure a des effets dévastateurs : si on ne nomme pas l’adversaire, on donne l’impression d’être à la recherche de circonstances atténuantes. C’est exactement ce qui s’est passé sur le refus de la qualification du Hamas de mouvement terroriste, et l’explication comme quoi le 7 octobre n’était pas tombé du ciel. Qu’en définitive, ils l’ont bien cherché. Et c’est ce “ils l’ont bien cherché” qui entre en résonance avec l’antisémitisme domestique en France.
Comment recoller les morceaux entre la gauche et la communauté juive ?
Certainement pas en basculant dans l’excès inverse. Ni en s’adressant à la communauté juive en tant que telle. On ne va pas la reconquérir en faisant du Meyer-Habib, et en flattant la partie la plus radicalisée de la communauté. Je continue et continuerai à condamner le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Il faut avoir un discours juste, équilibré, et ne pas oublier qu’il y a des gens de gauche qui, sur la période, se sont sentis orphelins d’une expression claire des dirigeants de leur bord. Ce 7 avril, quand je traverse la foule en descendant de la scène, certaines personnes sont venues me remercier pour mes propos.
Source