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“Même sur la Shoah, les verrous ont sauté” : l’amer constat de Sophie Nahum sur l’antisémitisme


Depuis huit ans, la réalisatrice de documentaires Sophie Nahum rencontre les derniers survivants de la Shoah, afin de recueillir en vidéo leur précieux témoignage. Dans de courtes séquences diffusées sur les réseaux sociaux, ces anciens déportés retracent leur histoire, reviennent sur les mécanismes qui ont permis à ce génocide d’exister, et racontent leur vision de la société actuelle. Après le 7 octobre et la montée impressionnante des actes antisémites en France, la réalisatrice a continué de leur donner la parole, comme “un cri d’alerte” envoyé à la société tout entière. Entretien.

L’Express : Depuis le 7 octobre, vous continuez à recueillir le témoignage de survivants de la Shoah et de leurs familles. Pourquoi ce travail est-il selon vous plus nécessaire que jamais ?

Sophie Nahum : Depuis longtemps, j’ai remarqué que l’on parle généralement de la Shoah à la télévision ou dans les cours d’histoire comme d’un événement appartenant purement au passé, en racontant les faits, les lieux, les chiffres… Et en se refusant de parler de ce qu’il en reste aujourd’hui dans nos sociétés. Je me suis rendu compte en rencontrant les survivants qu’ils étaient des exemples salutaires pour la jeunesse, pas seulement parce qu’ils avaient survécu aux camps, mais parce qu’ils avaient avancé dans la vie après ça, en repartant de moins que rien, et avec un courage, une élégance, une dignité absolue. Mais il y a souvent un malentendu sur la raison pour laquelle ils témoignent. Ce n’est pas pour qu’on pleure avec eux, ou qu’on ait de l’empathie envers la communauté juive. C’est un cri d’alerte. Maintenant plus que jamais, parce qu’ils ont senti que l’affaire de l’antisémitisme n’était pas réglée.

Que vous ont justement confié ces témoins sur la montée de l’antisémitisme en France ?

Cela les terrifie, et ça ne date pas d’ailleurs du 7 octobre. Il y a par exemple Lucette, survivante d’Auschwitz qui me dit qu’en 2014, il y a eu une manifestation sous ses fenêtres en plein Paris, dans laquelle on criait “mort aux Juifs”. Ce qui la choque, ce n’est pas qu’on crie ce slogan, parce qu’elle sait que ça existe, mais plutôt que personne ne réagisse autour. Ce qui a rendu possible la Shoah, c’est la collaboration active et passive : le fait qu’on puisse haïr, harceler des Juifs, sans que cela ne fasse réagir personne. L’antisémitisme en France est remonté doucement, avec des événements déclencheurs : quand vous voyez que Mohammed Merah tue des enfants à bout portant dans une école juive en 2012 et que personne ne descend plus que ça dans la rue pour s’en offusquer, cela annonce un certain effondrement.

La situation politique actuelle inquiète aussi beaucoup les survivants : quand ils voient que Marine Le Pen arrive au second tour des élections présidentielles, cela les effraie. D’autant qu’ils ont conscience que la menace ne vient plus uniquement de l’extrême droite : il y a eu des accommodements à gauche qui n’étaient pas acceptables, et il faut être vigilant face à toutes les provocations, d’où qu’elles viennent.

Quelle a été la réaction des survivants de la Shoah que vous avez pu rencontrer après les attaques terroristes du 7 octobre en Israël ?

C’est un choc. Et ce qui les a le plus choqués, c’est qu’il n’y ait pas eu cinq minutes de condamnation unanime sur ces actes. Dès le début, les victimes étaient pour certains devenues les coupables. Depuis, beaucoup de témoins m’ont parlé très clairement de l’effarement, des retours des cauchemars, mais surtout de la solitude. Le sentiment d’avoir prêché, raconté, et d’être toujours aussi seul.

Il y a une libération totale de la parole antisémite

Ce qui est beaucoup ressorti dans les messages que je recevais, notamment de la part de descendants, était aussi le soulagement que leurs grands-parents ou parents ne soient plus là pour assister à ça. Il faut se rappeler que certains survivants n’ont jamais parlé des camps, ont parfois caché leur judaïsme à leurs enfants, se sont convertis, parce qu’ils avaient peur, et ce longtemps après la guerre. Les descendants pensaient qu’ils étaient à côté de la plaque, traumatisés par ce qu’ils avaient vécu. Aujourd’hui beaucoup comprennent qu’ils avaient raison, d’une certaine manière, de cacher leur religion à leurs voisins ou de changer de nom sur leur boîte aux lettres.

Le 7 octobre a-t-il selon vous eu un impact sur la manière dont le sujet de la Shoah est traité en France, et si oui lequel ?

Tous les tabous ont sauté, il n’y a plus aucune limite. Disons qu’avant le 7 octobre, on ne pouvait pas frontalement prendre à partie des survivants de la Shoah, ou même des personnes qui travaillent sur le sujet. C’est désormais le cas. Sur les réseaux sociaux, j’ai vu des personnes qui menaçaient directement les témoins – sans même vous parler de moi et de mon engagement. Il y a une libération totale de la parole antisémite, tous les verrous ont sauté. Il y a presque une satisfaction chez certains à dire que finalement c’était “mérité”, que “Hitler n’a pas fini le travail”, que “trop de survivants sont revenus des camps”, avec une nouvelle obsession à traiter les Juifs ou les survivants de “nazis”…

Avant, on avait bien quelques négationnistes, quelques nazillons que je bloquais ou que je signalais. Mais là c’est autre chose, c’est devenu plus fréquent, plus fort. On sent également un certain malaise sur le fait d’aborder le sujet de la Shoah. Il y a de l’autocensure, des personnes qui évitent de nous inviter, de nous solliciter pour des conférences, par exemple.

Y a-t-il selon vous des prises de position ou des événements dans l’année écoulée qui ont fait sauter ce statut de la Shoah ?

Je pense que le parti pris de certains de ne pas se porter solidaire sur ce qui s’est passé le 7 octobre a ouvert la porte à tout. Le fait de relativiser immédiatement ce qui s’est passé a été terrible, et l’effondrement pour nous est précisément là. L’antisémitisme actuel n’est selon moi pas une affaire de religion, de kippa, de mézouzah devant les portes, mais plutôt une histoire de clan, comme s’il fallait choisir un camp, et risquer de se prendre une vague de haine dès qu’on condamne ce qui s’est passé le 7 octobre. Dans ce contexte-là, même parler de la Shoah est devenu problématique voire facho, comme si cela nous plaçait directement dans le camp des extrémistes… Alors que ma démarche est universaliste, la Shoah est un paradigme pour l’humanité tout entière.

Je travaille sur le phénomène génocidaire et les mécanismes qui rendent cela possible, et on rattache soudainement ce que je fais à quelque chose de ghettoïsé. Moi qui ai entendu tellement de témoignages sur les petites compromissions, les petites collaborations passives, j’ai l’impression d’expérimenter tout ça depuis le 7 octobre – la facilité avec les gens ferment les yeux sur certaines déclarations et sur certains partis pris me scandalise et m’effraie.




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