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Elon Musk et les taxis autonomes : les zones d’ombre d’un business prometteur


Elon Musk est habitué aux annonces en grande pompe. Celle du 10 octobre ne devrait pas déroger à la règle. Tesla tient son évènement “We, Robot” dans les studios de Warner Bros, à Los Angeles, où se sont édifiés, au gré des tournages, fausses routes et villes factices. La voiture que Tesla devrait présenter aura un aspect hollywoodien à n’en pas douter. Il s’agit du “Cybertaxi”, le robotaxi d’Elon Musk. Un coup d’accélérateur vers sa vision grandiose, celle d’un futur empli de véhicules complètement autonomes. Un monde où les propriétaires de Tesla pourraient même sous-louer leur bolide quand ils ne s’en servent pas, tels des Airbnb sur roues.

Comme les superproductions, le véhicule d’Elon Musk aura peut-être besoin de quelques effets spéciaux pour convaincre. Car Tesla s’apprête à se lancer dans une industrie sauvage, où l’attendent d’innombrables défis, tant sur le plan technique que juridique.

Une technologie encore balbutiante

Les taxis autonomes sont encore loin d’être entièrement indépendants. Les principaux opérateurs américains de robotaxis, Waymo (Alphabet) et Cruise (General Motors), sont équipés de voitures dont les volants tournent tout seuls et dont les clignotants s’allument automatiquement. Mais ces véhicules ne peuvent rouler que dans des conditions très précises. Il faut que la météo soit clémente, qu’il y ait peu de vélos et de piétons à proximité des routes empruntées, et que le trafic soit fluide. Les rues en ligne droite et aux croisements simples sont privilégiées.

Les villes où ces véhicules sont autorisés – San Francisco, Los Angeles, Las Vegas, et Phoenix – sont toutes situées dans le sud des Etats-Unis, avec un ciel bleu et des plans en damier. Et même là, les problèmes persistent. Cet été, des riverains se sont plaints des coups de klaxon incessants des taxis Waymo essayant de se garer dans un parking. Fin septembre, un autre véhicule Waymo s’est bloqué au milieu de la voie, alors qu’un cortège de police accompagnant un déplacement de Kamala Harris avait modifié la circulation. Mais l’accident qui a le plus marqué les esprits a eu lieu en octobre 2023 : un véhicule Cruise a heurté une piétonne avant de la traîner sous ses roues, lui infligeant de graves blessures. Toutes les opérations de Cruise ont été arrêtées pendant près de six mois, avant de reprendre en avril sur une flotte réduite… et avec des chauffeurs derrière le volant.

Ces incidents, très documentés, ne sont pas les uniques limites de ces véhicules. L’intervention d’un humain est souvent nécessaire pour les faire fonctionner correctement. Zoox, une filiale d’Amazon, emploie ainsi de nombreux “téléassistants”, chargés de superviser de loin des taxis autonomes. Lorsqu’un véhicule rencontre une situation inconnue, une alerte est envoyée au centre de Zoox. Un assistant peut alors prendre à distance le contrôle de la voiture. Grâce aux flux en direct des caméras et autres instruments installés dans les taxis, les opérateurs évaluent la situation et indiquent à la voiture la route à choisir ou le comportement à adopter.

Une enquête diligentée après l’accident impliquant Cruise a montré que chaque véhicule de l’entreprise était en moyenne assisté par 1,5 humain, à raison d’une fois tous les 4 à 8 kilomètres. “Le véhicule autonome ne pourra pas advenir tant qu’il ne sera pas meilleur que nous, tranche Bruno Mendes Da Silva, le cofondateur de Heex Technology, une entreprise spécialisée dans le traitement des données des voitures autonomes. En comparaison, aujourd’hui, les humains ont en moyenne un accident tous les 300 000 kilomètres.”

Il n’est pas garanti que ces véhicules parviennent un jour au niveau 5 de l’autonomie, le graal des constructeurs. Ce seuil correspond à une autonomie complète, 100 % du temps, dans toutes les conditions météorologiques, sur tout type de terrain. Et tant qu’ils ne l’atteindront pas, ils pourraient se trouver longtemps circonscrits à des voies urbaines. Même si c’est là qu’ils sont le plus susceptibles d’être utilisés, cela limite largement leur terrain de jeu et, dans le même temps, les rêves de déploiement mondial de Tesla.

Une concurrence farouche

Malgré tout, le marché du taxi autonome attire de faramineux investissements : General Motors a rallongé de 850 millions de dollars ses dépenses dans Cruise pour l’aider à survivre à ses récentes difficultés, Alphabet a réinjecté 5 milliards dans Waymo en juillet, et Hyundai a mis 1 milliard dans la start-up américaine Motional. Une étude de Markets & Markets estime qu’un million de voitures autonomes pourraient être sur les routes d’ici à 2030. “Ce serait formidable pour automatiser le secteur de la logistique, avec des camions autonomes, analyse Michaël Valentin, un expert du marché de l’automobile. Dans quinze ans, cette technologie pourrait devenir monnaie courante dans des usages professionnels. Mais il n’est pas sûr qu’elle prendra auprès du grand public.”

Tesla arrive, en outre, sur un marché déjà encombré. Malgré leurs déboires, Waymo et Cruise ont une avance indéniable. Ils opèrent tous les deux plusieurs centaines de voitures dans quatre villes différentes, et bénéficient de milliers d’heures d’expérience sur le terrain, autant d’informations qui manquent à l’entreprise de Musk. Cette dernière dispose, certes, des données de ses millions de voitures électriques mais leurs trajets sont effectués avec un chauffeur au volant. Tesla va également se trouver en compétition avec de nombreux acteurs chinois. Pas moins de cinq entreprises sont actives dans l’empire du Milieu : AutoX, Apollo – opéré par Baidu -, Didi, Pony.ai et WeRide. Elles disposent d’une flotte estimée à près de 2 500 véhicules, répartis dans six villes : Shenzhen, Shanghai, Pékin, Chongqing, Wuhan et Guangzhou.

Des Tesla améliorées ?

Pour s’imposer, Tesla doit faire nettement mieux qu’eux. La puissance de sa marque l’aidera. Mais le type d’équipements utilisés va s’avérer crucial. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les caractéristiques des robotaxis d’Elon Musk n’ont pas encore été dévoilées. Les concurrents de Tesla ont fait le choix de la redondance, afin d’avoir le plus de données possibles et que leurs véhicules ne se retrouvent pas “aveugles” en cas de problème technique. Ils sont ainsi munis de lidars, de radars, de capteurs à ultrasons et de dizaines de caméras.

Sur les Tesla, les programmes Autopilot et Full Self Driving, qui permettent de faire de la conduite supervisée par un humain, ne fonctionnent, eux, qu’avec des caméras. “Waymo met 500 000 dollars d’équipement par voiture. Tesla a choisi, jusqu’ici, de faire des économies”, résume Bruno Mendes Da Silva. Les largesses de Musk pour ses robotaxis influenceront beaucoup l’équation économique. “Utiliser des véhicules à plusieurs centaines de milliers de dollars pour faire des courses de taxi à 10 euros, ce n’est pas du tout la même chose qu’avec une voiture à 70 000 dollars”, précise l’expert.

La rentabilité de l’activité, à laquelle aspire Musk, ne se fera pas en un claquement de doigts. “Apple a fait marche arrière sur son projet de voiture autonome pour cette raison, avertit Renaud Kayanakis, expert du secteur automobile chez Sia Partners. Mais Elon Musk ne fait pas dans la philanthropie. Il ne compte pas perdre de l’argent.” Pour l’instant, le marché des taxis autonomes est une niche qui ne rapporte quasiment rien aux leaders du secteur. Tesla a un avantage, que ses concurrents n’ont pas : l’entreprise vend des voitures. “A travers le taxi autonome, la firme montre aussi sa capacité à faire preuve d’innovation dans l’automobile. Ce qui pourrait encourager les achats sur ses autres modèles”, précise ce spécialiste. Le fabricant américain a justement besoin d’un rebond. Après avoir atteint des sommets de capitalisation boursière en 2020 et 2021, il stagne depuis, et ses ventes ont baissé cette année. “Musk veut rassurer les investisseurs en leur montrant qu’il peut compter sur de nouvelles sources de revenus”, analyse Bruno Mendes Da Silva.

Elon Musk, comme ses rivaux, doit cependant se colleter avec la réglementation. Les taxis autonomes n’ont pas obtenu à ce jour le feu vert de l’Union européenne pour sillonner à l’envi les routes de ses Etats membres. “Les voitures autonomes sont autorisées en France depuis le 1er septembre 2022, mais seulement dans un cadre très précis, indique Gérard Haas, avocat spécialisé dans les nouvelles technologies. Il faut que le véhicule soit sur une route où les piétons et les cyclistes n’ont pas le droit d’aller et qu’il y ait une séparation physique avec les véhicules arrivant en sens inverse. Autres obligations : le conducteur doit être constamment en état de reprendre le contrôle de la voiture, et celle-ci ne doit pas rouler à une vitesse supérieure à 60 kilomètres-heure.”

Beaucoup de méfiance

Selon son confrère Alain Bensoussan, l’obstacle n’est pas insurmontable : “Il suffit que les autorisations soient accordées dans quelques villes ou sur quelques axes routiers spécifiques pour lancer l’industrie. Je pense que d’ici deux ou trois ans, les taxis seront homologués et arriveront en France et en Europe. Ne restera ensuite que le problème de l’acceptation sociale.” C’est peu dire que les voitures autonomes ne sont pas encore rentrées dans les mœurs. Un sondage réalisé cette année par la puissante American Automobile Association montre que 66 % des conducteurs craignent les véhicules entièrement autonomes, et seulement 9 % d’entre eux leur font confiance. Des groupes d’opposants aux robotaxis ont même développé une technique pour les rendre complètement inopérables en plaçant sur le capot avant un cône de signalisation. Suffisant pour brouiller les capteurs du véhicule. Les Français ne sont pas plus enthousiastes que leurs lointains voisins : une étude réalisée en octobre 2023 par Dekra-Norisko indiquait que 67 % des conducteurs se méfiaient des voitures sans chauffeur.

Ces engins posent des questions de cybersécurité complexes. Depuis quelques années, les constructeurs automobiles ne fabriquent plus des voitures à l’ancienne mais des smartphones sur roues. “Elles communiquent avec Internet, du Bluetooth, les réseaux télécoms… Toutes ces surfaces sont autant de vecteurs d’intrusions, et autant de points à surveiller et à protéger”, détaille Yazid Akadiri, spécialiste des questions de cybersécurité au sein d’Elastic. Passe encore quand il y a un chauffeur. Mais sans ? Quid d’une prise de contrôle du véhicule par un hacker ? Récemment, des chercheurs ont découvert qu’un bug permettait de traquer des millions de voitures, de fermer les portières à distance, et même de démarrer le moteur. “Tesla a un programme de ‘bug bounty’ pour récompenser les experts en cybersécurité qui trouvent des failles. Cela réduit les risques, mais le danger existe”, observe Michael Klinger, chargé de la cybersécurité pour Etas Escrypt, un spécialiste des logiciels pour l’industrie des voitures connectées. Le détournement du véhicule n’est pas le seul scénario critique. Celui d’un ransomware – ou rançongiciel -, qui bloque la voiture tant qu’une certaine somme d’argent n’est pas versée aux hackers, en est un autre.

Les trajets à vide, angle mort du projet

Le plan futuriste d’Elon Musk de permettre aux propriétaires de Tesla de sous-louer leur voiture pour en faire des robotaxis soulève également des questions d’ordre environnemental. L’autonomie conséquente de ces voitures permet aujourd’hui d’envisager leur usage partagé. Mais le nombre de trajets à vide, dans un tel cas de figure, augmenterait drastiquement. “Avec les voitures autonomes, pour la première fois de l’humanité, on pourrait descendre en dessous d’une personne par voiture”, s’inquiète Laurent Taupin, qui a travaillé une vingtaine d’années sur ces technologies pour le compte de Renault, avant de rejoindre Ecov, un opérateur de covoiturage. Ces voyages à vide consommeraient de l’électricité et de la puissance de calcul, tout en congestionnant les villes. “C’est une régression et un non-sens en matière d’énergie, alors qu’on sait que celle-ci est appelée à devenir de plus en plus rare. Ce qu’il faudrait, ce sont des navettes autonomes, qui sont beaucoup plus pertinentes sur des parcours fixes”, précise l’ingénieur.

Il y a quelques mois, les premières fuites sur la nouvelle lubie de Musk avaient laissé les investisseurs de marbre. En avril, Reuters a affirmé que Tesla abandonnait son très attendu projet de voiture électrique à bas coût pour se concentrer sur les robotaxis. L’information a été démentie à demi-mot par le milliardaire. Mais le cours en Bourse de Tesla a chuté de 6 % dans l’intervalle. Lors de sa présentation du 10 octobre, le plus fantasque des entrepreneurs américains ne devra pas seulement séduire ses fans. Il devra aussi convaincre Wall Street du bien-fondé de son pari. Une autre paire de manches.




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