C’était un lundi comme un autre au lycée Sévigné de Tourcoing, un établissement comme la France en compte des centaines. Le 7 octobre dernier, la parenthèse du week-end refermée, la fourmilière scolaire pouvait reprendre sa frénésie quotidienne : la course aux dernières photocopies en salle des professeurs, et celle des élèves se pressant vers les classes. Les interpellations, rires et discussions chuchotés animent ce petit théâtre de la comédie humaine. Un théâtre unique cependant. Car ce lycée, comme ses semblables, accueille en ses murs un public pour partie contraint, qui ne nous le cachons pas, rêverait d’être ailleurs. Il l’accueille car c’est là que s’y déroule la plus noble des missions : transmettre le savoir, éduquer, former des citoyens libres et éclairés, capables de faire leurs propres choix.
Ce lundi 7 octobre, au lycée Sévigné comme partout en France, des professeurs ont rappelé, par le dialogue ou la fermeté, les règles qui régissent notre école. Certaines qui concernent le civisme et la bienséance : “Enlève ton manteau”. “Sors tes affaires”. “Jette ton chewing-gum”. D’autres qui touchent à la philosophie-même qui fonde l’école : la laïcité des enseignements, des personnels et des élèves.
Cette laïcité qui, par son essence-même et son exigence, demande à chacun de laisser de côté son identité héritée, interdit tout prosélytisme, pour se mettre à disposition de la connaissance. “Non, ce que je vous enseigne n’est pas ce que je crois, mais du savoir scientifiquement prouvé” ; “Non, tu ne peux pas refuser de venir en classe parce que le chapitre te heurte ou te déplaît” ; “Tu sais très bien que tu ne dois pas porter de voile dans l’enceinte de l’établissement, enlève-le”.
Tabassée par une élève
C’est pour avoir prononcé ces derniers mots, qu’une professeure, ce lundi-là à Tourcoing, dans un lycée comme il en existe des centaines en France, s’est fait injurier et tabasser par une élève.
Si les élèves ont de tout temps composé avec les règles, et l’autorité de leur professeur, la gravité de l’agression subie par notre collègue réside dans tout autre chose. La loi du 15 mars 2004 qui interdit le port de signes religieux ostensibles est destinée à protéger la liberté de conscience de nos élèves, pierre angulaire de notre école républicaine et de sa fonction émancipatrice. Or, il est devenu habituel, dans certains établissements, qu’une partie des adolescents tentent de contourner cette disposition. En ôtant son foulard un peu après l’entrée. En portant une capuche, parfois avec un masque chirurgical. Personne n’est dupe, sauf ceux qui veulent bien l’être et qui regardent cela comme des épiphénomènes ou de malheureux faits divers. Tels des Pangloss du XXIe siècle, on peut les voir, ricaner et hausser les épaules en disant : “Mais, ce sont des jeunes après tout ! C’est normal qu’ils protestent contre des interdits”, “Et après tout, cette loi, entre toi et moi, elle est quand même pas un peu raciste et islamophobe ?”
Cela fait maintenant longtemps que l’école est devenue terrain d’affrontements religieux et de mise en scène communautaire. Elle est cible privilégiée des islamistes et un terrain de conquête privilégié de ces derniers. Ce que d’aucuns présentent comme une manifestation contemporaine d’une gentille guerre des boutons conduit pourtant des professeurs, comme à Tourcoing cette fois-ci, à être roués de coups, menacés de mort, exécutés socialement. Et nous le savons en ce funeste mois d’octobre, parfois physiquement.
Ne pas “scier la branche sur laquelle on est assis”
Des élèves du lycée Sévigné soutiennent leur camarade incriminée. Rien d’étonnant : le mimétisme, en particulier grégaire, est répandu aujourd’hui dans nos salles de classes. Nous avons pu en prendre la mesure lorsque le port des abayas s’est diffusé comme une traînée de poudre, via des appels sur les réseaux sociaux mêlant émotion adolescente et argumentaire islamiste. Les agents de la terreur et militants intégristes ont réalisé pour partie leur rêve : retourner les jeunes gens contre leurs professeurs.
Saluons alors le courage et l’honneur de notre collègue qui, comme certains, aurait pu détourner le regard, et comme d’autres, regarder ses chaussures, pour ensuite pérorer que “tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes”. Ces vestiges du pas de vague, enrobés de fausse générosité masquant un réel misérabilisme social sous le prétexte fumeux de “lutte contre les discriminations”, sont ceux qui aujourd’hui continuent à profondément nuire au corps enseignant, et l’empêchent souvent de faire bloc.
Dans un milieu meurtri et profondément déstabilisé par les pressions identitaires de tout poil, particulièrement islamistes, certains syndicats enseignants, au premier rang desquels SUD, déploient une folle énergie à dénigrer la loi du 15 mars 2004, présentant cette dernière comme “liberticide”. Ils n’hésitent pas à se faire les porte-voix de ceux qui ont contribué à organiser la chasse à l’homme qui a coûté la vie à Samuel Paty. Que dire également de partis politiques se revendiquant les héritiers de Jaurès ou Jean Zay, et qui ont jeté par-dessus-bord, par démagogie et pur calcul électoraliste, la défense de la laïcité, qu’ils présentent à présent comme discriminatoire.
Pas à une contradiction près, ce sont les mêmes qui, prompts à dénoncer la “marchandisation de l’école”, se comportent comme des clients de MacDo : chers élèves, venez comme vous êtes ! Car qui peut encore arguer, à moins d’être de mauvaise foi ou aveuglés par l’idéologie, que l’interdiction des signes religieux à l’école est assimilable à du racisme ? Qui peut croire que la simple autorisation du voile apportera du calme et de la sérénité dans les établissements scolaires ? Comment accepter, quand on est professeur, que les intimidations d’ordre religieux imposent leur loi dans l’enceinte scolaire ? Faut-il aimer scier la branche sur laquelle on est assis…
Alors que les collèges et lycées de France commémorent l’anniversaire de la tragédie qu’a subie Samuel Paty, doublée l’an dernier de la tuerie d’Arras qui a coûté la vie à Dominique Bernard, et blessé plusieurs autres de nos collègues, l’agression de Tourcoing doit nous conduire à marteler et appeler encore et toujours ce qui nous semble évident : l’union sacrée dans la défense inébranlable de tout professeur subissant des menaces pour la défense de la laïcité.
La réaction des autorités a semblé être à la hauteur de la gravité des faits et doit participer, par sa constance, à ce que ce genre de violence ne se reproduise plus. Régulièrement cependant, la laïcité sera attaquée. Parce qu’elle est exigeante, parce qu’elle ne coule pas de source : demander à un élève de laisser à l’extérieur de l’établissement une croyance, une foi qui peut être structurante pour lui n’est pas si évident.
C’est aux professeurs, à tous les professeurs, appuyés sans faille par des équipes de direction fermes sur le respect de la loi, de tacher de leur faire saisir toutes les libertés que la laïcité promet. C’est là tout l’honneur de notre collègue agressée à Tourcoing : avoir rappelé, par son intervention, en tant que fonctionnaire de la République, la singularité de ce lieu. L’école n’est pas un endroit comme les autres et c’est pour cela qu’elle doit être ardemment défendue.
Et c’est pourquoi nous continuerons tant qu’il le faut à défendre la loi du 15 mars 2004 et ses principes, car la respiration laïque qu’elle permet est nécessaire pour envisager un autre possible, un autre savoir que celui transmis par la famille ou les religions.
Espérons que les violences subies par notre courageuse collègue n’entraîneront pas la passivité du reste de la communauté éducative. Que d’autres professeurs ne craindront pas de faire retirer un voile par peur des coups, des représailles et des menaces. Que les personnels de direction resteront implacables, et ne laisseront pas apparaître les failles ou permettre les accommodements qui constituent en eux-mêmes des reniements.
Renoncer à nos principes et à la loi de 2004, en plus de nous déshonorer, ne nous apportera pas la paix. Ceux qui avancent le contraire doivent saisir que, sous prétexte d’ouverture et de tolérance, ils prépareront les agressions futures contre les défenseurs de la loi du 15 mars 2004, et porteront un coup fatal à nos valeurs, tout aussi violent que les coups portés sur notre collègue à Tourcoing, tout aussi létal que le couteau des meurtriers de Samuel Paty et de Dominique Bernard.
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