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Tania Branigan : “Donald Trump est plus maoïste que Xi Jinping”


On pensait connaître les horreurs de la Révolution culturelle, cette décennie meurtrière (1966-1976) lancée par Mao Zedong qui a fait plusieurs millions de morts et semé le chaos en Chine. Mais c’était avant de lire le magistral Fantômes rouges de Tania Branigan. La journaliste du Guardian, ancienne correspondante en Chine de 2008 à 2015, revient sur les meurtres, les tortures, les humiliations et les dénonciations qui ont touché la société entière, brisant des familles. A l’époque, personne n’était à l’abri, sauf le Grand Timonier lui-même. Surtout, le livre montre aussi à quel point les fantômes de la Révolution culturelle continuent de hanter le pays. “On ne peut pas comprendre la Chine d’aujourd’hui sans comprendre la Révolution culturelle” écrit la journaliste. D’autant plus que son maître actuel, Xi Jinping, est un enfant de cette Révolution. Paradoxalement, il entretient le culte de Mao alors que sa famille et lui en ont été victimes. Entretien.

Pourquoi la Révolution culturelle est-elle une clé indispensable pour comprendre la Chine d’aujourd’hui ?

Tania Branigan C’est un traumatisme énorme et un point de rupture fondamental dans l’histoire du pays. A l’échelle économique, politique, sociale, humaine : tout a basculé. La Chine avait déjà subi une série de grands traumatismes : l’occupation japonaise (1937-1945), la grande famine (1959-1961) et si l’on remonte plus loin dans le temps, son dépeçage par les puissances impériales au XIXe siècle. Mais ce qui est vraiment frappant dans la Révolution culturelle, c’est qu’elle a touché tout le monde. Du sommet du pouvoir – y compris les personnes les plus proches de Mao -, jusqu’aux paysans des provinces les plus reculées, où certaines des pires atrocités ont été commises. Mao était le seul à être vraiment en sécurité. Toutes les composantes de la société ont été façonnées par ces événements, y compris l’actuel dirigeant chinois, Xi Jinping, dont le père a été purgé par Mao, et qui lui-même a été envoyé se faire “rééduquer” à la campagne pendant sept ans. Et pourtant, les gens, et notamment nombre de jeunes Chinois, en savent aujourd’hui très peu sur ce sujet…

Vous montrez à quel point la Révolution culturelle est un mouvement complexe, parfois même incompréhensible dans ses luttes entre factions. Quelles en ont été les différentes phases ?

Au départ, Mao a voulu réaffirmer son pouvoir et se débarrasser de rivaux politiques, suite au désastre du Grand Bond en avant qui a provoqué une gigantesque famine et fait 45 millions de morts. Mao avait aussi l’impression que sa révolution avait perdu sa pureté. Mais ce qui distingue la Révolution culturelle de purges précédentes, c’est que Mao a utilisé l’extérieur du parti en faisant appel aux masses, notamment les jeunes, et même souvent des enfants qui avaient grandi dans un véritable culte de la personnalité. C’est ce qui explique pourquoi la Révolution culturelle a touché toutes les couches de la société. Des groupes de gardes rouges s’en sont pris à des enseignants, des universitaires, des propriétaires terriens… Des gens ont été frappés ou tués en public. Des hauts dirigeants du parti ont été purgés. L’ironie, c’est qu’au départ, de nombreux gardes rouges étaient des enfants de l’élite communiste.

Mais à un moment donné, Mao lui-même s’est dit que c’était allé trop loin. Il a donc eu recours à l’armée, et fait déporter 17 millions d’étudiants à la campagne. La Révolution culturelle est alors entrée dans une phase plus bureaucratique, avec toujours de nombreux morts, mais à travers des exécutions et non plus des lynchages spontanés. Sur le plan politique, c’est resté confus : vous ne saviez jamais si vous étiez dans le bon camp ou non. La Révolution culturelle n’a réellement fini qu’avec la mort de Mao en 1976, et la chute de la bande des Quatre [NDLR : un groupe de quatre dirigeants chinois, dont la dernière femme de Mao, arrêtés peu de temps après la mort de ce dernier]

Vous écrivez que la boussole morale du pays, sa capacité à distinguer le bien du mal, a été déréglée…

Pendant les sept ans où j’ai vécu en Chine, j’ai été frappée par le cynisme des gens à l’égard des normes morales, même si j’ai trouvé aussi beaucoup de générosité et de gentillesse dans ce pays. Ils peuvent d’ailleurs juger très sévèrement leur propre société, même s’ils sont très nationalistes à bien des égards. Ainsi, les Chinois disent souvent d’eux-mêmes qu’ils ne se soucient pas des autres, qu’ils n’ont pas de valeurs morales.

Il est, à ce titre, intéressant de constater qu’ils font le lien avec la Révolution culturelle. Car cette décennie a non seulement détruit les vieux idéaux confucéens, qui avaient déjà été remis en cause avec l’avènement de la République populaire de Chine en 1949, mais aussi les nouveaux idéaux communistes de fraternité, auxquels on avait dit aux gens de croire.

Les critères changeaient si vite que les gens ne savaient plus ce qui était bien ou mal. Ils ont été particulièrement désorientés par la chute de Lin Biao, qui avait pourtant été désigné comme le successeur de Mao. Du jour au lendemain, l’un des principaux promoteurs de la Révolution culturelle – c’est notamment lui qui avait rédigé le Petit livre rouge – a été qualifié d’ennemi du peuple et est mort dans des circonstances troubles. Comment, ensuite, savoir à qui faire confiance ?

Il faut aussi prendre en compte le fait qu’après la Révolution culturelle, un autre traumatisme de taille s’est produit : l’ouverture au marché et le passage à la société capitaliste. Une fois de plus, on a dit à la population que tout ce à quoi elle croyait – la construction de ce nouveau pays communiste – devait être jeté aux oubliettes. Même si cela a apporté un meilleur mode de vie à de nombreuses personnes, ce fut un bouleversement total des valeurs.

La société a-t-elle pu parler de ses traumatismes, au sortir de cette décennie tragique ?

Toute société qui subit un grand traumatisme a du mal à en parler et à y faire face. Mais c’est encore plus vrai pour la Révolution culturelle, car les gens n’ont pas pu aborder ouvertement le sujet après. Pour des raisons politiques, et aussi à cause du nombre de personnes qui avaient été complices, d’une manière ou d’une autre. Après ce qui s’est passé, les Chinois ont dû retourner sur leur lieu de travail, où ils côtoyaient des collègues qui les avaient persécutés ou qui avaient peut-être même torturé à mort leur conjoint ou leurs parents. Cela a été incroyablement traumatisant et le pays en est resté marqué.

Plus de cinquante ans après le début de la Révolution culturelle, la période n’est pas aussi taboue que la répression du mouvement étudiant de la place Tiananmen de 1989. Mais le récit mémoriel reste toutefois très encadré par le régime communiste : comment présente-t-il les événements ?

Les autorités ont reconnu officiellement la Révolution culturelle comme une catastrophe en 1981, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, le leader de l’époque. Mao a été jugé responsable, mais induit en erreur par d’autres personnes. Ce qui me frappe, c’est que chaque fois que les autorités évoquent le sujet, c’est toujours dans un but politique.

Il y a eu, à un moment, d’avantage de liberté d’expression à propos de cette période. Aujourd’hui, les discours sont beaucoup plus contrôlés. Mais même lorsque la parole était plus libre, c’est aussi parce que le parti voulait mettre en avant les aspects de la Révolution culturelle qu’il jugeait utiles. Il voulait par exemple que les gens s’en souviennent comme d’une époque où la population se déchaînait et où le parti n’avait pas la mainmise sur eux. Car, aussi étrange que cela puisse paraître, cela contribue au narratif selon lequel le parti protège la population. Certaines personnes qui avaient vécu les événements en ont d’ailleurs déduit qu’elles avaient profondément besoin du parti. Ou que la Chine n’était pas capable d’adopter la démocratie parce que la démocratie, c’est le libre arbitre, et qu’on avait vu ce que cela donnait. C’est un message très puissant.

Il faut dire aussi qu’au départ, il était utile de dire que la Révolution culturelle était une catastrophe parce que Deng Xiaoping lui-même et beaucoup d’autres responsables avaient été purgés à cette période. Cela permettait ainsi aux dirigeants qui revenaient au pouvoir de justifier leur retour, puisque eux étaient de “bonnes personnes”. Et puis les autorités ont sans doute reconnu la nécessité d’un moment de catharsis, où les gens pouvaient s’exprimer publiquement. Il est intéressant de noter que, même dans le cas des procès de la bande des Quatre et de celui, posthume, de Lin Biao, il y eut un vrai processus juridique ; même si les avocats n’avaient pas de droit de plaider “non coupable” et s’il y avait une part de “spectacle”.

Comment ce discours a-t-il évolué sous Xi Jinping ?

Depuis quelques années, alors que la situation économique se dégrade, le parti semble se tourner vers de plus en plus vers son histoire. Il veut bâtir un récit positif, dans lequel on ne fait qu’effleurer les aspects les plus négatifs. Plus fondamentalement, il y a une prise de conscience au sein du pouvoir que si vous permettez aux gens de critiquer les anciens dirigeants, rien ne leur interdira de vous critiquer. D’autant qu’en Chine, les analogies historiques ont souvent été utilisées pour attaquer les dirigeants politiques en place. Au début de la Révolution culturelle, Mao autorise ainsi la publication d’un commentaire assassin sur une pièce de théâtre qui parle d’un fonctionnaire à l’époque classique, précipitant la disgrâce de l’auteur. Tout le monde avait compris qu’il s’agissait d’une critique indirecte de Mao. Le PCC a toujours fait un lien entre le passé et le présent.

Mao prônait le chaos, quand Xi est adepte de l’ordre. Comment l’actuel président s’est-il inspiré de son prédécesseur ?

A certains égards, je dirais que Donald Trump est une figure plus maoïste [Rires.] : c’est lui qui cherche à perturber et semer le désordre ! Xi, quant à lui, fait très attention à préserver les structures du parti : il a cherché à consolider son pouvoir au sein du système. Rien à voir avec le Mao de la Révolution culturelle.

En dépit de tous les parallèles que l’on peut établir (le culte de la personnalité avec les manuels scolaires qui parlent d’Oncle Xi, les contraintes strictes qui pèsent sur la politique, l’économie ou le monde du divertissement), Xi est très attaché à la discipline, au contrôle et à l’ordre. Il s’agit là d’une différence fondamentale. Il y a certainement des parallèles avec Mao, mais il n’est pas Mao. Quand ce dernier dit qu’il est “à la fois le tigre et le singe”, vous ne pouvez pas imaginer Xi faire une telle analogie. Mais il est certain qu’il existe des points communs dans la façon d’exercer le pouvoir : la concentration et la personnalisation du pouvoir, les campagnes de purge constantes et les mesures de répression.

Il faut ajouter que Xi se mesure à son prédécesseur : il a cherché assez rapidement à inscrire sa place dans l’histoire comme l’égal de Mao. ll est à cet égard frappant de voir à quelle vitesse sa “pensée” et son nom ont été intégrés dans la Constitution et dans la charte du parti.

Comment expliquer que Xi entretienne le culte de Mao, alors que sa famille et lui ont tant souffert des dérives du dictateur ?

C’est un paradoxe très étrange. En particulier parce que son père fut l’un de ces dirigeants qui ont non seulement souffert de la Révolution culturelle, mais ont aussi par la suite tenté d’imposer des contraintes au pouvoir pour que de tels débordements ne se reproduisent pas – contraintes dont Xi Jinping lui-même s’est ensuite débarrassé.

Seul lui, bien sûr, pourrait répondre à la question que vous posez. Beaucoup de gens qui ont vécu la Révolution culturelle sont profondément marqués par ce qu’il s’est passé et ont dû trouver un moyen de continuer à vivre et de se réconcilier avec des choses très contradictoires, comme le fait de vivre à côté d’un voisin qui a peut-être contribué à la mort de votre père.

Ils ont tenu bon, pour le meilleur et pour le pire. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose que la Chine n’ait pas été capable de parler de ses traumatismes. Mais l’un des psychothérapeutes chinois que j’ai interviewés m’a confié qu’il admirait tous ces gens qui avaient tout simplement trouvé la force de survivre.

Quelles leçons Xi Jinping a-t-il tirées de la Révolution culturelle ?

En opposition totale à cette période, il est intéressant de voir comment il revient à une tradition plus classique, à une sorte d’apparence de confucianisme. Il valorise par exemple la piété filiale en mettant en scène sa relation avec sa mère, attitude qui contraste complètement avec les idées de rupture de Mao.

Il semble donc que Xi s’inspire de divers éléments de l’histoire chinoise et qu’il les utilise de la manière la plus utile pour lui. Sa différence fondamentale par rapport à la Révolution culturelle réside dans le fait de fuir le désordre.

Quel avenir pour le régime chinois ? Entre le Covid-19 et un ralentissement de la croissance, le pays a, ces dernières années, montré des faiblesses étonnantes. Est-ce une illusion de croire que le Parti communiste peut vaciller ?

Le Parti communiste a démontré à quel point il est flexible, résilient et lucide sur son avenir. Non seulement il a survécu à l’effondrement de l’Union soviétique, mais il a passé beaucoup de temps à justement réfléchir à ce qui s’est passé en URSS. Cela dit, il serait stupide de prédire l’avenir. La Chine fait face à beaucoup de pressions économiques et démographiques. Mais il y a un système qui, en dépit de toutes ses rigidités, a su s’adapter et garder le contrôle sur la population.

Fantômes rouges, par Tania Branigan, traduit de l’anglais par Lucie Molde. Stock, 430 p., 23,90 €.




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