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Gitanas Nauséda, le président lituanien devenu la sentinelle de l’Europe contre Poutine

Avec son allure distinguée et sa silhouette longiligne – près de 2 mètres –, le président Gitanas Nauséda a des airs de grand-duc. Ce qui revient à dire qu’il a… la gueule de l’emploi ! Son pays, la Lituanie, fut en effet longtemps un Grand-Duché qui, du XIIIe au XVe siècle, connut une expansion territoriale considérable, jusqu’à couvrir une vaste superficie, de la mer Baltique à la mer Noire. Alors pays le plus peuplé d’Europe, il englobait les territoires de la Biélorussie et la moitié de l’actuelle Ukraine, y compris Kiev. Aujourd’hui, l’identité nationale repose encore sur cette époque glorieuse qui connut son apogée à la bataille d’Orcha en 1514 : les armées de Lituanie, de Pologne et d’Ukraine triomphent de l’armée russe et stoppent son expansion en Europe centrale.

Connaître cet épisode est indispensable pour comprendre la plus méridionale des républiques baltes et les liens qui l’unissent toujours à la Pologne et l’Ukraine. “Notre histoire est profondément enracinée en Europe et tourne le dos à la Russie, explique la politologue Emilija Pundzuite-Gallois. Nous ne sommes aucunement un “pays de l’Est” appartenant à une quelconque “sphère d’influence russe.” Petit conseil en passant : ne dites jamais à un Lituanien que son pays est “postsoviétique” – c’est comme dire à un Autrichien ou un Français que son pays est “post-nazi”. Née en 1918, la première république de Lituanie a pris fin en 1940 avec l’occupation soviétique qui a duré cinquante ans jusqu’en 1990. La seconde république est proclamée le 11 mars de cette année-là.

Elu en 2019, puis réélu triomphalement avec 75 % des suffrages en mai dernier, Gitanas Nauséda – qui ne pourra pas se présenter à un troisième quinquennat – est un chef d’Etat populaire et une figure morale respectée, comme le sont habituellement les dirigeants lituaniens. Ses relations internationales s’inscrivent dans la continuité de celle du Grand-Duché, avec les mêmes alliances. D’ailleurs, le 23 février 2022, à la veille de la guerre d’agression russe, le président lituanien se trouve à Kiev, en compagnie de son homologue et ami polonais Andrzej Duda.

Le président de la Lituanie a reçu le prix de l’Express de l’Europe.

La Lituanie donne aussitôt ses stocks de missiles

A l’époque, on espérait encore, sans trop y croire, que la présence de dirigeants internationaux dissuaderait Poutine d’envahir l’Ukraine, raconte la conseillère Asta Skaisgirytė, qui accompagnait alors le président. Nous avons littéralement tenté de protéger l’Ukraine avec nos corps.” En vain : quelques heures après le départ de Nauséda pour Vilnius, la Russie attaque, au petit matin. Aussitôt, le Lituanien bondit sur son téléphone pour demander à Volodymyr Zelensky comment il peut l’aider. Le soir même, le président balte rejoint ses homologues de l’Otan et de l’Union européenne à Bruxelles, où chacun calcule ce qu’il peut “mettre au pot”. La Lituanie donne ses stocks de missiles Stinger sol-air à Zelensky. Suivront des véhicules blindés, des munitions, des lance-roquettes antichars Javelin, etc. Le pays est aujourd’hui l’un des plus gros contributeurs d’aide à l’Ukraine en proportion de son PIB.

Avec 600 kilomètres de frontière avec la Biélorussie et 250 avec l’enclave de Kaliningrad, c’est-à-dire avec la Russie, le “grand-duc” Nauséda voit son pays comme le gardien de la frontière orientale de l’Europe et de l’Otan contre l’envahisseur russe. “S’imaginer que la Russie vise uniquement l’Ukraine ou que seuls les Etats baltes et la Pologne pourraient devenir les futures cibles de Moscou serait une grave erreur, confie-t-il à L’Express. C’est l’ensemble du monde démocratique qui est menacé par Poutine ! C’est simple à comprendre. Il suffit de lire ses interviews, d’écouter ses déclarations, d’analyser sa rhétorique. Il défie l’Otan et l’Union européenne parce qu’il déteste nos règles, l’Etat de droit, la liberté, la démocratie, les droits de l’homme, etc. Si Poutine n’est pas stoppé en Ukraine, ses prochaines actions viseront directement l’Europe et l’Otan”, ajoute-t-il.

Son patronyme est aujourd’hui un nom commun

Natif de Klaipeda, le grand port sur la Baltique, le futur chef de l’Etat suit des études d’économie à Vilnius et à Mannheim, en Allemagne, dont il parle couramment la langue (il parle aussi anglais et russe) avant de commencer sa carrière au sein du Conseil de la concurrence, puis de la Banque de Lituanie. Devenu économiste en chef de la banque suédoise SEB en Lituanie, le polyglotte se fait connaître de ses compatriotes par de nombreuses apparitions à la télévision en qualité d’expert. “A partir des années 2000, on le voyait souvent dans des talk-shows où ses talents de pédagogue, sa pondération et son bon sens ravissaient les téléspectateurs, témoigne le diplomate Nerijus Aleksiejūnas. A l’époque, son visage est devenu familier jusque dans les villages les plus reculés au point que son patronyme est aujourd’hui un nom commun : aujourd’hui on dit’un nauséda’pour désigner un expert de ceci ou cela. “Doté d’un excellent sens du contact, ce dirigeant, dont le profil d’économiste rappelle l’ex-président du Conseil italien Mario Draghi, sait se faire apprécier des gens de tous horizons.

Le président de la république de Lituanie Gitanas Nauséda, élu en 2029 et réélu en 2024 avec 75% des suffrages.
Le président de la république de Lituanie Gitanas Nauséda, élu en 2029 et réélu en 2024 avec 75% des suffrages.

“Lors de réceptions à la présidence, on croise des représentants des régions, des membres d’ONG, des handicapés et des gens de la société civile”, témoigne la politologue Emilija Pundziute-Gallois. “Elu sans étiquette en 2019, plutôt de sensibilité centre droit, le président est aujourd’hui soutenu par le Parti social-démocrate [NDLR : premier parti de Lituanie] de centre gauche du fait qu’il invoque souvent les bienfaits de l’Etat providence”, dit pour sa part l’experte franco-lituanienne Zivile Kalibataite. En France, il serait plutôt qualifié de “gaulliste social”. Sur la scène intérieure, les pouvoirs de Nauséda sont toutefois limités et essentiellement symboliques, même s’il ne se prive pas de donner son avis, notamment lors de son discours annuel au Parlement, où il se place “au-dessus la mêlée”.

Lituanie-Pologne, un solide tandem politique

Comme en Finlande ou dans les autres républiques baltes, le chef de l’Etat possède toutefois des pouvoirs étendus sur les questions de défense et de politique étrangère. Mais il partage cette prérogative avec le gouvernement, ce qui ne va pas sans frictions. La Première ministre Ingrida Šimonytė fut deux fois son opposante battue aux présidentielles de 2019 et 2024, tandis que les relations avec le talentueux ministre des Affaires étrangères Gabrielius Landsbergis (le petit-fils du premier président post-indépendance en 1990) sont aussi fraîches qu’un vent d’hiver sur la Baltique. “Toutefois, ces trois-là sont d’accord sur l’essentiel, à savoir la guerre en Ukraine, qui reste la priorité absolue”, reprend Zivile Kalibataite.

Pour peser sur la scène européenne, la Lituanie fait équipe avec la Pologne avec laquelle elle constitue, dans son environnement proche, un tandem comparable au “couple franco-allemand”. En cinq ans, les présidents Andrzej Duda et Gitanas Nauséda se sont rencontrés 36 fois. Lors d’une récente rencontre, le premier a dit au second en s’exclamant : “Mais, ma parole, on est amoureux !” Les échanges avec l’Ukraine sont également nombreux. Rien que cette année, Nauséda et Zelensky se sont rencontrés cinq fois – deux à Vilnius et trois à Kiev, où le président ukrainien a l’habitude de faire servir à son homologue son plat préféré : un bortsch à la façon ukrainienne.

Le président de la république de Lituanie dans son bureau.
Le président de la république de Lituanie dans son bureau.

Depuis qu’il a accédé au palais présidentiel, le chef de l’Etat ne chôme guère. Peu après la fin de la crise du Covid, le voici au cœur d’une crise diplomatique avec la Chine, à la suite de l’établissement d’un “bureau de représentation de Taïwan” à Vilnius au printemps 2021. Depuis, les relations entre le Liliput de 2,8 millions d’habitants et le géant d’1,4 milliard de Chinois se sont considérablement dégradées. “Le cœur du sujet, c’est notre droit sacré à développer des relations avec toutes les régions du monde, nous expliquait, voilà peu, le chef de l’Etat lituanien. Hélas, la réaction de Pékin a été exagérée, car depuis notre indépendance en 1990, nous avons toujours respecté ‘le principe d’une seule Chine’.” Guère impressionné par la colère chinoise, il ajoute : “Nous souhaitons rétablir et développer des relations normales avec la Chine, mais pas à n’importe quel prix. Nous défendrons toujours notre droit à établir et entretenir des relations diplomatiques et économiques avec tous les pays ou régions du monde.”

En Lituanie, le basket-ball est une religion nationale

Egalement en 2021, Vilnius est victime d’une tentative de déstabilisation par la Biélorussie, qui envoie des milliers de migrants illégaux, dont près de 3 000 Irakiens, en Lituanie. Depuis, la frontière a été consolidée afin d’empêcher une nouvelle instrumentalisation des migrants du Moyen-Orient. Quelques mois plus tard, à l’hiver 2022, c’est l’invasion de l’Ukraine. Le prestige des nations baltes se trouve rehaussé. Car depuis l’annexion de la Crimée en 2014, ses dirigeants alertaient – en vain – les autres dirigeants européens sur la menace russe. Et avec le sommet de l’Otan organisé à Vilnius en juillet 2023, la Lituanie a encore gagné en visibilité internationale.

Dans ce monde en ébullition, il arrive que le président veuille décompresser. Ce sportif accompli s’adonne alors au cyclisme ou au football qu’il pratique avec ses gardes du corps. Mais le géant Nauséda est avant tout un dingue de basket-ball, le sport national – ou plutôt la religion nationale –, importé au début du XXe siècle par les émigrants partis aux Etats-Unis quelques décennies plus tôt. “Quand son équipe préférée joue, il lui arrive de s’absenter d’une réunion internationale, juste pour vérifier le score”, raconte un conseiller. Evidemment, il était exclu à ses yeux de rater les Jeux de Paris 2024. Durant six jours dans la capitale française, il a assisté à toutes les épreuves imaginables, notamment le lancer de disque, l’aviron, le breakdance et le basket 3×3, qui ont rapporté quatre médailles à son pays.

Lui qui invite systématiquement des personnes handicapées aux réceptions officielles n’entendait pas davantage rater les Paralympiques. Mais le 28 août, vingt minutes après le décollage, l’avion militaire qui l’emmène vers Paris doit faire demi-tour au-dessus de la Baltique en raison d’une panne. “De retour à Vilnius, il s’est démené pour qu’on l’embarque aussitôt dans un vol commercial, raconte un autre conseiller. Seule solution : faire un Vilnius-Varsovie, puis un Varsovie-Paris. Il est arrivé sur la place de la Concorde quinze minutes avant la cérémonie, un brin essoufflé !”

Le président de la république de Lituanie Gitanas Nauséda affronte chaque année les meilleurs jeunes joueurs d'échecs en équipe.
Le président de la république de Lituanie Gitanas Nauséda affronte chaque année les meilleurs jeunes joueurs d’échecs en équipe.

Mais le fondu de sport, y compris cérébral (joueur d’échecs, il participe chaque année à un tournoi contre les meilleurs enfants du pays qui l’affrontent en équipe), est aussi un intellectuel qui collectionne des livres anciens, se passionne pour l’histoire et s’enorgueillit d’avoir décidé, avec Emmanuel Macron, de lancer la Saison culturelle de la Lituanie en France. Annoncé en novembre 2021, il s’agit du plus grand événement jamais organisé par le pays balte hors de ses frontières : de la mi-septembre à la mi-décembre, 200 manifestations dans 80 villes françaises mettent actuellement la Lituanie à l’honneur. L’écrivain Romain Gary, né à Vilnius en 1914 et mort à Paris en 1980, aurait apprécié.

Une certitude, en tout cas : une amitié est née entre les deux pays. L’hiver dernier a été inauguré le Jardin de la Lituanie dans les beaux quartiers de Paris, juste à côté de l’ancienne ambassade de la Lituanie, dans le XVIIe arrondissement. L’édifice est depuis quatre-vingt-quatre ans occupé par les Russes, qui n’ont nulle intention de le rendre. “C’est ici, à la Banque de France, que l’or de la Lituanie a été sauvegardé pendant l’occupation [russe], puis restitué à notre pays lorsqu’il a retrouvé son indépendance en 1990”, a déclaré l’économiste président Nausėda lors de l’inauguration. Cet été, d’autres représentants lituaniens sont de retour dans la capitale française pour assister au salon de l’armement Eurosatory. Là, ils ont pu voir de près leur dernière acquisition : des canons Caesar produits par le français Nexter, dont Vilnius a acquis 18 exemplaires. Car la Lituanie est, avec la Pologne et quelques autres, l’un des pays qui dépense le plus pour sa défense. Lucides et réalistes, le “grand-duc” Nauséda et ses compatriotes savent que la menace russe ne cessera jamais.




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