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Jean-Denis Combrexelle, ancien dircab de Borne : “A force de multiplier les lois immigration…”


Alors députée Renaissance des Hauts-de-Seine, elle l’avait décrite à l’antenne de BFMTV comme “probablement le texte le plus ferme étudié au Parlement ces vingt dernières années”. Onze mois plus tard sur le même plateau, la même Maud Bregeon, désormais porte-parole du gouvernement de Michel Barnier, l’assure : la France a besoin d’une nouvelle loi immigration. Un texte qui devrait être présenté début 2025 par le nouveau locataire de Beauvau, Bruno Retailleau, un an pile après l’entrée en vigueur de la loi Darmanin.

Mais alors, que s’est-il passé en quelques mois, pour que la loi ayant provoqué l’aigreur de la gauche et satisfait les réclamations du Rassemblement national (RN) qui fanfaronnait de voir le gouvernement d’alors valider ses idées, ait déjà atteint sa date de péremption ? D’aucuns y voient la réaction au meurtre de Philippine par un migrant sous OQTF, tandis que d’autres, une simple manœuvre politicienne visant à s’assurer la faveur du groupe dirigé par Marine Le Pen au Palais-Bourbon. Qu’importe, l’interrogation ne doit pas consister à s’interroger sur le “pourquoi”, mais davantage sur le “pour quoi” ?

Le premier texte sur l’immigration remonte à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, plus d’une centaine d’autres ont été adoptées. Dès lors, il n’y a rien de prophétique à affirmer que la loi qui pourrait être votée dans les prochains mois aura tout autant de successeurs. Et ce, pour une raison simple : “Tant que l’on s’entêtera à essayer de juguler le problème migratoire par des lois, le problème ne se réglera pas”, martèle Jean-Denis Combrexelle, ancien président de la section contentieux du Conseil d’Etat. Pis, selon l’auteur de l’ouvrage Les Normes à l’assaut de la démocratie (Odile Jacob, 2024) leur multiplication aurait un effet contre-productif sur la gestion des flux migratoires.

L’Express : La porte-parole du gouvernement Maud Bregeon a annoncé dimanche qu’une loi immigration sera présentée début 2025. La France a-t-elle besoin d’une nouvelle législation alors même que la dernière est entrée en vigueur il y a moins d’un an ?

Jean-Denis Combrexelle : L’immigration est probablement une des matières où il y a eu le plus de lois. On en est à quasiment une loi par an en moyenne sur les quarante dernières années. Pour l’instant, on ne connaît pas encore le contenu de la loi. Mais avant de faire adopter une nouvelle loi, peut-être faudrait-il déjà appliquer celle de 2024, mais également évaluer son efficacité pour voir ce qu’il y a à améliorer. Car à force de multiplier les lois, on produit plus de complexité que d’efficacité.

De nombreux observateurs ont perçu cette annonce comme une réponse au meurtre de Philippine par un Marocain sous OQTF. Sommes-nous entrés dans une époque où à chaque drame a sa législation ?

Cela fait déjà plusieurs décennies que nous sommes entrés dans ce mécanisme où les politiques, les gouvernements et les médias considèrent que chaque fois qu’il y a un problème, la réponse se traduit nécessairement par une loi. Et malheureusement, la tendance tend à s’aggraver. Mais Jean Carbonnier, grand professeur de droit, le disait mieux que moi : modifier la loi après la survenue d’un drame laisse courir le risque de s’apercevoir, à terme, que cette même loi ne répond pas à un nouveau fait dramatique survenu entre-temps.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’une des principales caractéristiques de la loi réside dans le fait qu’elle se doit de rester générale. La loi n’est pas là pour traiter des cas particuliers, et n’a pas vocation à être d’une précision extrême. Son application relève ensuite du juge et de l’administration. En 1804, un des grands auteurs du Code civil, Portalis, disait déjà qu’il ne fallait pas que la loi s’attache à résoudre des cas particuliers. La loi de 2024 sur l’immigration portait justement en partie sur un rapport du Conseil d’Etat – le rapport Stahl, du nom de son auteur – qui expliquait la complexité et la superposition des textes législatifs rendait les lois illisibles et leur application complexe.

L’immigration est une thématique sensible. L’accumulation de lois ayant trait à sa gestion peut-elle s’expliquer par une frilosité du personnel politique à avancer trop rapidement sur le sujet, et ainsi l’inciter à adopter la stratégie des petits pas ?

L’une des principales difficultés à laquelle sont confrontés les politiques est le phénomène des politiques résultantes, soit le fait que le cumul des normes et des jurisprudences réduisent considérablement la marge d’action des politiques. Ainsi, plutôt que d’avancer par gros bouts, on préfère sur certains sujets avancer petit pas par petit pas. Le problème c’est que ce mode opératoire conduit à une succession de textes législatifs qui ajoutent de la complexité et de l’illisibilité à des situations qui, par essence, le sont déjà. In fine, on se retrouve dans des cas où même les professionnels tels que les juges, les avocats, les services administratifs ont du mal à comprendre et à appliquer la loi. C’est-à-dire que la fréquence des changements de lois est telle qu’il y a un problème d’appropriation et de compréhension des textes législatifs par ceux qui sont censés les appliquer.

Les quelque 30 lois immigration adoptées ces quarante dernières années sont-elles toutes appliquées ?

Cela dépend de ce que l’on appelle “appliquée”. Il en existe différentes définitions. La loi est appliquée lorsqu’un décret d’application est publié. C’est notamment le secrétariat général du gouvernement qui veille à ce que les décrets d’application soient pris dans des délais raisonnables qui sont généralement de six mois. C’est souvent au moment de la rédaction des décrets que l’on s’aperçoit qu’une loi est difficile à appliquer.

Ensuite, il y a l’application dans le fait. Car une fois que le décret est publié, faut-il encore que les lois soient vraiment exécutées par ceux qui en ont la responsabilité. Or, certaines sont tellement compliquées ou contradictoires qu’il y a presque une réaction de défense, qui fait que dans certains cas, la société ne les applique pas.

La production à la chaîne de lois immigration est-elle responsable de la complexité de la gestion des flux migratoires ?

Il est clair que la volonté d’aller trop loin dans le détail ne va pas dans le sens de la maîtrise des flux migratoires. D’autant qu’il y a une multiplication des contentieux devant les juges judiciaires et administratifs. Quasiment tous les OQTF font l’objet d’un recours. Les lois immigration atteignent des niveaux de précision extrêmes. Et pourtant, il reste encore des trous dans lesquels s’engouffrent des contentieux.

Concernant l’immigration, on constate une inflation des lois à partir des années 1980. Au même moment, le Front national (FN) commence à monter. Force est de constater aujourd’hui que faire des lois immigration n’a pas réussi à endiguer la montée de l’extrême droite.

Ça n’a en effet absolument pas fonctionné. Et ce, pour la simple raison que ces lois immigration, aussi nombreuses soient-elles, n’ont pas réglé le problème migratoire, qui est une thématique centrale des discours des partis d’extrême droite. Et pour cause, les solutions ne se trouvent non pas au niveau des lois, mais, d’une part, de l’Union européenne pour les entrées, avec le contrôle des flux sur le territoire européen, c’est tout l’enjeu du Pacte sur la migration et l’asile, et, d’autre part, de l’action diplomatique pour les sorties puisque les exécutions des OQTF sont subordonnées à l’existence des laissez-passer consulaires accordés avec parcimonie par certains pays d’accueil. Deux points essentiels de la gestion des flux migratoires mais dont la réponse ne se trouve pas dans la loi.

Le phénomène de l’inflation normative que vous dénoncez dans votre ouvrage publié en septembre dernier, Les Normes à l’assaut de la démocratie (Odile Jacob), n’est-il pas la résultante du jeu politique ? Et peut-être ce besoin de satisfaire, par ambitions électoralistes, les attentes exprimées par les Français dans les études d’opinion mais également dans les urnes ?

Tout d’abord, il semble évident que les ministres attachent trop souvent de l’importance au fait d’avoir une loi à leur nom. Et comme la durée moyenne d’un mandat de ministre est de deux ans, chaque membre du gouvernement souhaite faire ce qu’il vend comme étant la “vraie réforme”. Sauf qu’avant que cette réforme entre en vigueur, deux ans s’écoulent, et parfois, un successeur le remplace. Successeur qui veut lui aussi faire la “vraie réforme”. Le phénomène n’est donc pas propre au gouvernement actuel, mais constitue une réalité depuis longtemps.

Ensuite, il est parfois plus facile et gratifiant pour un ministre de faire une nouvelle loi que de résonner avec le cadre juridique existant et organiser ses services pour que, sans changer le droit, ces derniers soient plus efficaces pour atteindre l’objectif fixé par les lois adoptées.

En outre, nous sommes dans un système où la société civile et les médias poussent à ce que de nouvelles lois soient systématiquement proposées. Il y a notamment cet a priori qui consiste à penser que ne pas faire de loi reviendrait à procrastiner. Pour beaucoup – je pense notamment au Parlement et aux médias – la réponse à un problème se trouve nécessairement dans la loi. Raison pour laquelle, il faut beaucoup de courage, de ténacité et d’abnégation à un ministre pour oser dire que la réponse ne se trouve pas dans l’adoption d’une nouvelle loi, mais dans la réorganisation des services qui permettront l’application du droit existant.

Cet empilement de lois immigration ne révèle-t-il pas l’absence de “performativité” de la norme ? D’une l’impuissance de la loi ?

Tout au long de l’année, les citoyens entendent l’arrivée de nouvelles lois, mais ne constatent pas de résultats à la hauteur des annonces. Le risque est, qu’à force, les électeurs se tournent vers des partis qui ne sont pas forcément respectueux de l’Etat de droit, qui expliquent que les résultats ne seront obtenus qu’en faisant sauter ce même Etat de droit. C’est en ce sens que l’accumulation des normes peut conduire à des situations dangereuses pour la démocratie. Raison pour laquelle j’ai appelé le livre Les Normes à l’assaut de la démocratie.

Attention toutefois. Il ne s’agit pas de cultiver le paradoxe. L’Etat de droit c’est avant tout des normes : la Constitution, des conventions internationales… Je ne suis pas là pour dire qu’il ne faut pas de normes. Une société a besoin de normes. Le pire qui puisse arriver à une société serait la disparition des normes au profit de l’instauration de rapports de force. Mais le problème est le trop-plein de normes qui à un moment peut conduire à cette situation où des responsables politiques légitiment le fait de saper l’Etat de droit sur la base de l’inefficacité des lois adoptées.

Lionel Jospin disait en 1999 que l’Etat ne pouvait pas tout. Qu’en est-il de la loi ? Ajouteriez-vous qu’elle ne peut pas tout non plus ?

Je suis d’accord avec Lionel Jospin sur ce point. Mais plus encore, ce que j’essaie de démontrer, c’est que l’Etat pourrait avancer sur de nombreux dossiers sans l’adoption d’une nouvelle loi. Si l’on modifie l’organisation des services, si on fixe aux services des objectifs, les choses peuvent changer. Souvent les ministres, les cabinets, et les directions d’administrations centrales dans les ministères considèrent qu’une fois que la loi a été adoptée et que les décrets ont été édictés, le travail est fini. Alors qu’en réalité c’est à partir de là que le travail commence parce qu’il faut insister à ce moment-là sur l’application de la loi et surveiller les résultats des lois adoptées. Il y a une sorte de culture de la norme dans les ministères qui ne conduit pas à l’efficacité. L’administration, par sa qualité, est prête à ce changement.

Si les réponses ne sont pas dans la loi, où se situent-elles ?

Pour ce qui est de l’immigration, les solutions se trouvent au niveau européen et diplomatique. Mais aussi dans la circulation de l’information entre les services judiciaires et ceux du ministère de l’Intérieur. Mettre en place des politiques claires en matière de régularisation est aussi crucial. Somme toute, des leviers qui ne résultent pas de la loi. La tâche du gouvernement est en conséquence délicate.

Les Normes à l’assaut de la démocratie, par Jean-Denis Combrexelle. Odile Jacob, 208 pages., 22,90 €.




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