A l’époque jeune diplomate aux Etats-Unis, Jérémie Gallon s’est retrouvé aux premières loges de l’ascension de Donald Trump avant l’élection de 2016, années passionnantes qu’il a racontées dans “Journal d’un jeune diplomate dans l’Amérique de Trump”(Ed. Gallimard, 2018). Depuis 2020, c’est à Bruxelles qu’il observe les relations entre l’Union européenne et les Etats-Unis, au sein du cabinet McLarty Associates dont il est directeur général pour l’Europe. Chercheur associé à l’Atlantic Council, il est également l’auteur de Henry Kissinger : L’Européen (Ed. Gallimard, 2021). Relations transatlantiques, guerre commerciale, couple franco-allemand… Il revient pour L’Express sur les principaux sujets de tensions auxquels sera confronté le – ou la – futur locataire de la Maison-Blanche et sur la situation de l’Europe face au duel Chine-Etats-Unis.
L’Express : Le 5 novembre, les Américains votent pour élire le successeur de Joe Biden à la Maison-Blanche. Pour nous Européens, qu’attendre d’une présidence Donald Trump ou Kamala Harris ?
Jérémie Gallon : Il y a une vraie différence. La candidate démocrate pense que le réseau d’alliances que les Etats-Unis se sont construit dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale constitue son atout principal. De l’autre, son rival républicain est dans une approche plus unilatérale. Comme l’écrivait Henry Kissinger dans Foreign Affairs en 1963, le lien de confiance est fondamental dans la relation transatlantique. Si Trump est élu, il n’y aura pas ce lien de confiance. Avec Kamala Harris, la voix de l’Amérique restera crédible en Europe, même en cas de désaccords stratégiques importants.
Les Européens feraient toutefois une grosse erreur s’ils se disaient qu’avec Harris, tout continuera comme avant. Ils doivent au contraire se mettre en ordre de marche pour faire évoluer cette relation. Kamala Harris, comme Obama, est représentative d’une élite américaine qui n’est pas le produit de la guerre froide, et n’a pas des liens intimes, culturels avec l’Europe, contrairement à Joe Biden.
A quel point l’Europe compte-t-elle encore pour les Etats-Unis ?
Les Européens doivent comprendre qu’il y a eu une évolution de long terme dans la politique étrangère américaine. Pour Washington, le vrai sujet stratégique est la Chine, seule puissance capable d’être rivale, compétitrice, tant sur le plan économique que militaire et politique. Il s’agit de l’un des rares sujets à Washington, où il y a un consensus.
Sur le plan militaire, les Américains ont apporté un soutien militaire extraordinaire à l’Ukraine depuis le début du conflit, mais la part de dépenses militaires américaines par rapport au PIB ne fait que se réduire. Le budget, bien que colossal – près de 900 milliards de dollars par an – ne permet pas de mener deux guerres de haute intensité en parallèle. Quitte à choisir, le conflit existentiel, c’est Taïwan et non pas l’Ukraine. La Russie est un irritant, pas une menace. Les Européens doivent se rendre compte que l’ère du parapluie sécuritaire américain va prendre fin à un moment donné.
Doit-on s’attendre à un protectionnisme renforcé de la part des Américains ?
Sur le plan économique, il y aura la continuité d’un nationalisme économique et d’une politique industrielle teintée de protectionnisme. Les Européens ne doivent avoir aucune illusion. Depuis 1976 et l’élection de Jimmy Carter, la part de la population syndiquée dans le corps électoral américain n’a fait que diminuer. Mais le vote syndical demeure surreprésenté dans trois Etats : le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie, trois Etats clés pour l’élection qui ont des facteurs en commun, la base manufacturière, l’industrie sidérurgique, ou encore l’industrie automobile. Par ailleurs, les syndicats américains ont vu leur image considérablement s’améliorer au cours des dernières années. Entre le début des années 2000 et aujourd’hui, le taux d’opinion favorable à l’égard des syndicats a presque doublé. Les candidats sont donc engagés dans une course au vote syndiqué. Harris, comme Trump, va mener une politique “worker centric”, autour des cols-bleus.
Reste que l’administration Biden voulait absolument restaurer des liens forts avec l’Europe, et a donc conclu toute une série de trêves sur les disputes commerciales, Airbus, Boeing, la question des surcapacités sur l’acier et l’aluminium… Si Trump est élu, tout cela va exploser. Il va revenir dans une logique de guerre commerciale avec les Européens.
Comment l’Europe peut-elle encore compter aujourd’hui ?
Plutôt que pousser des cris d’orfraies, les Européens ont des solutions à trouver dans les rapports Draghi sur la compétitivité européenne et Letta, sur l’avenir du marché unique de l’Union, tous deux récemment rendus à la Commission. Les deux rapports le disent très bien : nous n’avons plus en Europe les conditions pour innover et rivaliser avec les Etats-Unis. S’il y a un tel décrochage en termes de croissance et de richesse par habitant, il est lié à nos déficits de productivité, notamment sur le plan technologique. Dans le rapport Draghi, on trouve cette statistique incroyable : un tiers des licornes créées en Europe ont migré aux Etats-Unis.
L’Union européenne doit-elle davantage jouer sur l’union justement ?
Face aux Etats-Unis, il y a énormément de sujets, l’énergie, l’industrie…, où les Européens doivent mettre leur maison en ordre, quel que soit le président élu. Prenons un autre point qui est fondamental pour les Européens, qui est à l’origine d’un déficit colossal par rapport aux Etats-Unis, c’est la question énergétique. Là encore, les rapports Draghi et Letta sont édifiants. Nous payons en moyenne, trois fois et demie le prix de l’électricité plus cher en Europe par rapport aux Etats-Unis et quatre fois le prix du gaz. Bien sûr, on a moins de ressources naturelles que les Etats-Unis, mais il y a un problème énorme d’infrastructure de réseaux. Autre question intéressante : aujourd’hui, l’Union européenne est le premier acheteur au monde de gaz naturel liquéfié. Et pourtant notre pouvoir de négociation est ultra-faible. . Pourquoi est-ce qu’on n’achète pas en commun ? Aujourd’hui, si les Français se rendent au Qatar, en Norvège ou aux Etats-Unis pour négocier des accords sur le gaz, ils viennent en général le lendemain des Allemands et le jour précédant les Italiens. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, nous nous enfermons dans des logiques nationales de court terme dont l’impact est catastrophique à long terme.
En matière industrielle, les Européens critiquent également l’Inflation Reduction Act [NDLR : loi sur la réduction de l’inflation, datant de 2022], en laquelle ils voient à juste titre une législation protectionniste. Mais là encore, plutôt que de nous apitoyer sur notre sort, bâtissons une politique industrielle ambitieuse en étant néanmoins conscients des efforts budgétaires colossaux – et donc des arbitrages – que cela supposera. Draghi estime ainsi qu’il sera nécessaire d’investir 800 milliards d’euros supplémentaires par an, soit 4 à 5 % du PIB de l’Europe. Soyons clairs : les fonds privés ne suffiront pas, il faudra donc de l’argent public. Si l’on peut débattre de ces recommandations, il n’en demeure pas moins que les constats de Draghi sont aussi lucides que cruels pour l’Europe. Or, quelle a été la réponse des responsables politiques nationaux à travers le continent ? S’enfermer dans un débat caricatural entre Etats frugaux et Etats du Sud sur la seule question d’un emprunt commun, sans apporter des réponses de fond aux défis existentiels de l’Europe, qu’ils aient trait à sa capacité d’innovation, son indépendance énergétique ou l’approfondissement du marché unique.
Basé à Bruxelles, vous connaissez bien les arcanes du pouvoir européen : quel est votre regard sur la nouvelle Commission ?
Il faut voir les lettres de missions qu’Ursula von der Leyen a envoyées aux commissaires, elles intègrent des grands pans du rapport Letta et du rapport Draghi. C’est la philosophie qui anime cette Commission, à savoir mener une vraie révolution dans la manière dont l’Europe conduit sa politique économique, énergétique, de sécurité. Le portefeuille de la sécurité économique par exemple prend en compte l’absolue nécessité d’abandonner toute forme de naïveté stratégique tout en ne tombant pas dans un protectionnisme simpliste qui anéantirait notre capacité à innover. Sur la défense, la boussole est similaire : elle demande aux commissaires en charge un livre blanc sur la défense d’ici cent jours, avec l’idée de mettre en place une véritable union de la défense tout en ne tombant pas dans un antagonisme contreproductif avec l’Otan. Cependant, la Commission, aussi intelligente et ambitieuse soit-elle à la fin, ne pourra pas avancer s’il n’y a pas de volonté politique du côté des Etats membres.
Est-ce la responsabilité du moteur franco-allemand de prendre le leadership sur ces sujets ?
Aujourd’hui, le couple franco-allemand est à l’agonie. A Bruxelles et dans les capitales européennes, surtout en Europe de l’Est, on entend souvent que l’Europe a changé, que le centre de gravité s’est déplacé vers l’Est. Certes, le couple franco-allemand ne peut plus dicter l’évolution de l’Europe, mais tout le monde est aussi assez lucide pour se rendre compte que sans le moteur franco-allemand, on ne peut pas avancer. Dit autrement, il ne se suffit plus à lui-même, mais il demeure nécessaire. Dans ce contexte, l’extrême fragilité du pouvoir politique à Paris et à Berlin affaiblit cruellement la capacité de l’Europe à répondre aux enjeux actuels. Plutôt que de s’accuser mutuellement d’être le nouvel homme malade de l’Europe – l’un du fait de son absence de croissance, l’autre en raison de la situation désastreuse de ses finances publiques – la France et l’Allemagne devraient plus que jamais travailler ensemble et se soutenir. Personne ne se réjouit au niveau européen de la perte d’influence et de crédibilité de l’axe franco-allemand. Paradoxalement, les élites européennes ont compris ce que bien des dirigeants à Paris et à Berlin ont oublié : il n’y aura pas de France ou d’Allemagne forte sans une Europe forte et réciproquement.
Il y a huit ans, les Européens n’étaient pas du tout préparés à l’arrivée d’un populiste comme Trump. Est-ce qu’aujourd’hui, huit ans après, on est un petit peu plus prêt ou pas du tout ?
Quand Trump a été élu en 2016, nous n’avions ni les canaux de communication, ni le savoir-faire. Il est fascinant et tragique de voir que huit ans après, si Trump revient à la Maison-Blanche, nous ne sommes à nouveau que très peu préparés. Cela montre un manque évident de sérieux stratégique des Européens. Sur la question de la diplomatie européenne et même si la nomination de Kaja Kallas est une très bonne nouvelle, il va falloir revoir complètement la manière dont nous pensons et mettons en œuvre notre diplomatie européenne. Il faudra que nous l’infusions de beaucoup plus de profondeur stratégique, et que nous soyons beaucoup plus pragmatiques et réalistes dans la manière dont on la met en œuvre. Par ailleurs, autre élément qui nous pose problème : notre façon de travailler en silos. Face à une administration Trump, il faut être capable de mettre en lien la politique de défense, la politique énergétique, la diplomatie et la politique commerciale et être capable de les coordonner. Or aujourd’hui au niveau européen, un des grands problèmes est que nous continuons de mener les différents pans de notre politique étrangère sans les mettre en cohérence. Von der Leyen en est d’ailleurs consciente, et c’est la raison pour laquelle elle a créé des vice-présidences exécutives qui – théoriquement – devront améliorer cette faiblesse structurelle de l’Europe.
Quelques mots sur la campagne américaine, à trois semaines de l’élection. Certains reprochent à Kamala Harris de ne pas avoir un cheval de bataille précis, est-ce que cela peut lui être dommageable ?
Ce qui me frappe quand on compare la campagne de Kamala Harris à celle d’Hillary Clinton en 2016, c’est en effet la part beaucoup moins importante accordée aux propositions de fond. Il y a huit ans, les conseillers de Clinton avaient produit des tonnes et des tonnes de “policy papers” [mémos] sur tous les sujets. Cette fois-ci, les stratèges démocrates font le pari que les électeurs américains ne voteront pas nécessairement de manière rationnelle et ont donc décidé de miser le “quotient émotionnel” des électeurs plutôt que de leur soumettre des hordes de propositions très structurées. Du fait également de la contrainte du temps, les démocrates ont donc fait le choix d’une campagne très axée sur la personnalité de Harris, sur ce qu’elle représente, son énergie positive, et l’espoir dont elle serait l’incarnation par contraste avec Trump. De manière assez intéressante, elle est décrite – c’était frappant dans les discours de Barack et Michelle Obama lors de la Convention de Chicago – comme celle qui est l’héritière de l’ère Obama. Quand on les écoute, on a l’impression que la présidence Biden s’inscrit finalement dans un continuum de huit années extrêmement sombres pour l’Amérique dont l’enjeu est désormais de sortir. Cela me semble à la fois cruel et très injuste à l’égard de Joe Biden qui, je pense, restera sur le plan intérieur comme un grand président pour les Etats-Unis.
En termes de fond, n’y a-t-il pas un sujet sur lequel elle se positionne en particulier ?
Il y a quatre grands sujets qui structurent cette campagne : la question économique avec un accent beaucoup plus fort sur les questions de pouvoir d’achat et d’inflation que sur celles de croissance et le chômage. Il y a un deuxième sujet qui est l’immigration et sur lequel Kamala Harris ne peut pas se permettre d’aller parce que l’image qui lui a été associée et plus généralement le bilan de la présidence Biden sur ce point n’est pas bon. Un troisième sujet, c’est la criminalité, l’insécurité et c’est là encore un thème compliqué pour elle parce que son image de procureur de Californie assez dure n’est pas en phase avec certaines politiques iniques de certaines franges du Parti démocrate, telles que Defund the police [retirer les fonds de la police], qui ont conduit à des résultats désastreux. Le seul sujet qui lui reste, c’est la question des “reproductive rights“, le droit à l’avortement. Et là-dessus, elle essaie de se positionner, mais cela ne peut pas faire une élection. Il n’y a donc pas un sujet fort pour elle, et c’est pour cela qu’accentuer la campagne sur le thème de l’espoir, sur le fait de recréer un rêve américain, cela a été considéré par beaucoup de stratèges démocrates comme la seule porte de sortie.
De l’autre côté, est-ce que Trump du coup, lui, s’est suffisamment réinventé par rapport à ce qu’il était ?
Le Trump d’aujourd’hui n’est pas nécessairement très différent du Trump de 2016 de 2020. Je ne pense pas qu’il ait donné le sentiment qu’il se soit transformé en homme d’Etat après la tentative d’assassinat avorté [en juillet dernier]. Néanmoins est-ce que cela ne va pas lui suffire ? Si on additionne sa base et un certain nombre d’électeurs indépendants qui finalement l’apprécient pas du tout mais se disent que sur le plan économique, cela ira mieux sous Trump que sous Harris, est-ce que ça ne va pas suffire avec un collège électoral qui est favorable aux républicains ?
Quoi qu’il en soit, l’élection sera certainement très serrée, avec un risque réel de violences qui pourraient se déclarer après le 5 novembre. Par ailleurs, on oublie souvent que les Américains voteront aussi pour le renouvellement de 33 sièges au Sénat, l’ensemble des 435 représentants à la Chambre des représentants, ainsi que pour 11 gouverneurs. Or, sur la question de l’Ukraine par exemple, le Congrès joue un rôle majeur. Il y a aujourd’hui une fatigue par rapport à la guerre en Ukraine et depuis des mois et des mois, les élus républicains, y compris les plus modérés, ont de plus en plus de mal à justifier des enveloppes d’aides supplémentaires. Dans leurs circonscriptions, ils se font de plus en plus chahuter par leurs électeurs. Or, nous pourrions très bien nous retrouver dans une situation où Harris serait élue mais sans avoir le contrôle des deux chambres, ce qui serait la première fois pour un président démocrate depuis Grover Cleveland en 1884.
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