“Il aura été l’instrument d’une lutte intestine.” Personne ne l’a jamais vu dans les locaux et pourtant on ne parle que de lui. Dans les couloirs de Fayard (filiale de la maison mère Hachette Livre, propriété de Vincent Bolloré), voilà 72 heures que le nom de Jordan Bardella résonne sans discontinuer. Un an après la prise de contrôle de Vincent Bolloré, la maison d’édition s’apprête à publier, le 9 novembre, le premier ouvrage du président du Rassemblement national, intitulé Ce que je cherche, mettant fin à de longs mois de quiproquos, de négociations, de manœuvres internes, et laissant place à une quasi-guerre civile au sein de la maison d’édition.
Reprenons. L’information, secret de polichinelle, est délivrée, le 15 octobre, via un on ne peut plus sobre communiqué de presse. “La maison Fayard, une des grandes maisons d’édition du groupe Hachette Livre, se réjouit d’annoncer la sortie du livre de Jordan Bardella Ce que je cherche, le samedi 9 novembre en librairie.” Saut dans le temps. En février dernier, LeNouvel Obsrévèle l’arrivée chez Fayard de Lise Boëll, fidèle de Vincent Bolloré et éditrice d’Eric Zemmour. Cette dernière se serait déjà vantée dans plusieurs cercles parisiens d’emmener “Jordan Bardella dans ses bagages”. Le projet de livre du jeune prodige de l’extrême droite éveille l’intérêt, au-delà du milieu de l’édition.
Rupture avec Lise Boëll
En avril, un premier article du Monde évoque la genèse particulière de l’ouvrage. Sont mêlés à l’histoire Jean-François Achilli, journaliste et éditorialiste sur France info, qui aurait abreuvé Jordan Bardella de conseils et de coups de main ; ou Fabrice D’Almeida, historien des médias, vice-président de l’université Paris II Panthéon Assas et ami de Lise Boëll. Les récits se succèdent. Tout un roman. L’Express raconte comment Lise Boëll a pris part au projet, proposant un plan détaillé à Bardella, militant pour un récit “intime, de la chair”, insistant pour qu’un chapitre soit consacré aux rumeurs qui circulent sur l’orientation sexuelle du jeune eurodéputé. Une couverture est proposée, un titre, aussi : “Jordan”. Le projet ne plaît pas du tout à l’intéressé, très réticent à évoquer ce volet de sa vie privée, et à consacrer un chapitre à de fausses rumeurs.
Les multiples fuites dans la presse terminent d’agacer le jeune homme, qui préfère rompre avec Lise Boëll -laquelle, contactée par nos soins, n’a pas voulu s’exprimer. Lui reste, toutefois, l’envie de publier chez Fayard. L’idée d’un premier ouvrage qui verrait le jour au sein d’une prestigieuse maison d’édition, inaccessible jusqu’alors à tout membre du Front et du Rassemblement national, lui plaît. Elle plait aussi à Vincent Bolloré. C’est ici qu’un autre proche du milliardaire breton fait son apparition. Un certain Nicolas Diat. L’éditeur et écrivain chez Fayard et connu pour son entregent, son réseau tentaculaire, ses liens avec la droite réactionnaire et ses succès éditoriaux. C’est lui qui publie les frères Pierre et Philippe de Villiers, ainsi que le cardinal Sarah. Il est chargé, par Vincent Bolloré, de récupérer le manuscrit incomplet de Jordan Bardella, et de le mener à terme. L’opération se fait dans le dos de Lise Boëll.
Entrée en scène de Nicolas Diat, l’éditeur de la droite réac’
Cette dernière, quant à elle, a pris la tête de Fayard en juin, succédant à Isabelle Saporta, et entamé un redressement du catalogue éditorial, prévoyant la publication prochaine du dernier livre de Philippe de Villiers et ajoutant aux auteurs de la maison l’éditorialiste d’Europe 1 et CNEWS Sonia Mabrouk. Elle ne chapeaute cependant plus directement le “projet X”, comme on l’appelle parfois dans les couloirs de Fayard. Car l’opacité la plus totale règne autour de l’ouvrage. Aucun rendez-vous n’a lieu chez Fayard, aucun texte ne circule. Y compris depuis l’annonce de la publication. “On nous a dit que la partie éditoriale avait déjà été gérée et que la communication serait gérée par ses équipes”, indique un haut gradé de la maison. Merci de ne pas poser de question. Selon les informations de Libération, un dispositif exceptionnel a été mis en œuvre pour pousser le livre du chef de file frontiste. Un tirage est prévu à 155 000 exemplaires ainsi qu’un plan de communication massif orchestré dans les médias Bolloré.
Mais la publication de l’ouvrage revêt d’autres enjeux. Celle d’une lutte d’influence entre les proches de Vincent Bolloré au sein de Fayard. Celle d’une guerre interne entre éditeurs, remportée par Nicolas Diat -sollicité, il n’a pas répondu à nos messages. “Le fait que Nicolas Diat récupère ce projet 100 % Bolloré veut tout dire, commente un ancien salarié. Il a gagné la bataille contre Lise Boëll. Au fond, c’est lui le vrai PDG.” “Celui qui gère ce projet est celui qui dispose de la confiance de Bolloré, c’est simple”, ajoute un autre. De l’avenir de Lise Boëll, il est beaucoup question chez Fayard. Et les interrogations sont nombreuses. “Vincent Bolloré n’a plus besoin d’elle, que va-t-elle devenir ?”, s’interroge un salarié. Dans le microcosme germanopratin, la rumeur a déjà parcouru son chemin. Plusieurs témoins racontent avoir entendu l’éditrice de l’extrême droite faire le tour de ses cercles parisiens et feindre de déplorer la sortie du livre. “C’est drôle de voir que la personne à l’origine du projet se met à jouer les Lucie Aubrac”, grince un ex de la maison.
“Laisser les enfants de Bolloré se dévorer entre eux.”
En interne, le climat n’est pas moins délétère. L’annonce de la parution de l’ouvrage a accéléré les intentions de départ de plusieurs salariés, auteurs d’une tribune dans Le Nouvel Obs. “Publier un dirigeant politique d’extrême droite, ce que toute maison d’édition digne de ce nom n’a plus fait depuis des décennies, n’est pas autre chose qu’un élargissement de la fenêtre d’Overton”, écrivent ces derniers. Une réunion, seulement, a été organisée le 15 octobre, dans un climat de défiance. “Des éléments techniques, seulement, aucune question de fond, personne ne s’y risque parce que tout est verrouillé en haut lieu.” Les démissionnaires, eux, ont abandonné, et préparent leur départ, résignés. Résumé par l’un d’eux : “Je préfère laisser les enfants de Bolloré se dévorer entre eux.”
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