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Kétamine, visioconférence et slam : la troublante évolution du “chemsex” depuis quinze ans


Du sexe, des partenaires multiples, des drogues traditionnelles (cocaïne, kétamine, GHB) et des nouveaux produits de synthèse (3MMC, GBL). Ce sont les ingrédients du chemsex, une pratique apparue au début des années 2000 et qui s’est depuis développée principalement dans la communauté homosexuelle masculine, dont 15 % la pratiqueraient. Soulevant curiosité et inquiétudes, le chemsex est suivi et documenté par des professionnels de la santé et des sociologues.

La nouvelle étude de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), publiée ce jeudi 17 octobre, devrait particulièrement les intéresser. Elle devrait aussi se révéler une précieuse ressource d’informations pour les “chemsexers” eux-mêmes sur les risques de cette pratique, en particulier les plus jeunes et les moins expérimentés. Le document, qui dresse un bilan complet de l’évolution du chemsex ces 15 dernières années, était très attendu. Les derniers travaux de l’OFDT sur le sujet remontent en effet à 2017. Il devrait aussi apporter un éclairage nouveau sur ces pratiques, alors que le procès de Pierre Palmade, jugé pour l’accident de la route qu’il a provoqué en 2023 en Seine-et-Marne, est prévu à partir du 20 novembre. L’acteur et humoriste avait été interpellé avec une importante quantité de cocaïne et de 3MMC, renforçant l’image négative du chemsex.

Jeunes, vieux, cadres, ouvriers et étudiants

“Notre travail repose sur le dispositif Trend, qui collecte de données de manière qualitative grâce à des entretiens détaillés entre plusieurs dizaines d’usagers et des intervenants de l’OFDT, dont des extraits sont disponibles”, indique Clément Gérome, docteur en sociologie et coauteur de cette note de synthèse. En revanche, ce travail ne présente pas de statistiques, ni de chiffres précis. Reste que les auteurs sont tout de même en mesure de pointer plusieurs évolutions importantes du chemsex.

Cette pratique semble avoir gagné en visibilité ces quinze dernières années, suggérant une progression de sa popularité parmi des profils très variés. “Il existe une grande hétérogénéité des ‘chemsexers’, que ce soit par l’âge, le statut socioculturel – il y a des cadres, des ouvriers, des étudiants – mais aussi dans l’approche de l’expérience”, poursuit Clément Gérome. L’organisation des soirées semble également évoluer. Si elles se déroulent encore dans des établissements disposant de backroom ou de sauna, l’usage d’appartements s’est développé en parallèle de l’essor des réseaux sociaux, et encore plus depuis les confinements liés au Covid-19. “On observe ce phénomène surtout hors de Paris, où les établissements de ce type sont moins nombreux”, explique le chercheur.

Le “slam”, mot chic pour “injection”

Mais l’évolution majeure concerne les drogues utilisées. Depuis 2010, le GBL et la 3MMC se sont progressivement imposés comme des incontournables. Le premier est une molécule qui, une fois assimilé par l’organisme, est semblable au GHB. Il peut s’acheter au litre à bas prix et n’est pas interdit, contrairement au GHB. Ses effets vont de l’euphorie à la détente en passant par la perte d’inhibition et l’intensification des perceptions. Son dosage doit être précis au millilitre afin d’éviter des surdoses, qui peuvent conduire à des pertes de connaissance voire à des comas ou, plus rarement, à des décès.

La 3MMC, elle, fait partie des cathinones, qui appartiennent à la famille des nouveaux produits de synthèses (NPS), des substances qui imitent les effets des drogues traditionnelles en reprenant leur structure moléculaire, mais en la modifiant légèrement afin de contourner la loi sur les stupéfiants. Les cathinones sont une famille de drogues stimulantes et entactogènes (qui favorisent le désir de socialisation, l’empathie, l’ouverture émotionnelle et la libido). Elles peuvent se consommer par voie orale, nasale ou anale. Bien que les cathinones soient interdites en France depuis 2012, la 3MMC a été interdite aux Pays-Bas fin 2021 seulement, ce qui a favorisé son importation via des sites Internet hollandais. “Après cette date, de nombreux fournisseurs ont fermé, mais d’autres ont continué en remplaçant la 3MMC par la 3CMC ou d’autres cathinones, sans forcément l’indiquer”, précise Clément Gérome. Les avis divergent sur ces nouvelles molécules. Mais certains utilisateurs rapportent des effets plus courts et moins puissants de la 3CMC, qui serait aussi plus corrosive pour les veines et les cloisons nasales, induisant des dommages plus rapides et plus importants.

Une pratique baptisée “slam” qui consiste à associer sexe et injections de drogues semble également en progression, selon l’OFDT. Elle paraît en tout cas de moins en moins vue négativement, alors que la seringue était traditionnellement associée aux héroïnomanes et à la déchéance sociale. “Il existe d’ailleurs un enjeu de distinction sociale qui passe par le vocabulaire : on ne dit pas se piquer mais slamer afin de se distinguer du drogué”, souligne le sociologue. “Pour moi le slam était juste une autre manière de consommer un produit que je consommais déjà, que je connaissais, une manière de faire différente, ça n’avait absolument rien à voir avec les mecs qui se shootent à la came”, témoigne ainsi un utilisateur auprès de l’OFDT.

Le chemsex en visioconférence : la cloche sonne, tout le monde slam

La kétamine et les NPS imitant les effets de la kétamine semblent aussi gagner en intérêt. “Nous avons l’impression qu’il y a une progression de son usage depuis 2021”, confirme Clément Gérome. Si le rapport ne l’affirme pas directement, il n’est pas impossible que les problèmes rencontrés avec la 3MMC provoquent un report sur la kétamine. “Nous avons discuté avec des slamers qui ont arrêté les injections de cathinones et les réservent désormais à la kétamine”, ajoute le chercheur. Cette augmentation de popularité pourrait, plus prosaïquement, être liée à l’augmentation de la consommation de kétamine observée dans tous les milieux festifs en France.

La note de l’OFDT souligne aussi l’émergence du chemsex à distance, par écrans interposés via Zoom ou Skype, à deux ou à plusieurs. Observée depuis 2015, la pratique a pris de l’ampleur pendant les périodes de confinement et est progressivement devenue moins taboue. “Nous avons par exemple constaté que le chemsex à distance est plus souvent mentionné dans les annonces de sites de rencontre”, détaille le coauteur. Certains sites intègrent même des fonctions type slamtime, avec une cloche qui retentit pour que chaque participant souhaitant slamer le fasse en même temps. Une pratique en visio qui peut renforcer les risques liés à l’usage solitaire de drogues, notamment en cas de surdose.

Une vigilance renforcée

De manière plus générale, l’OFDT insiste dans son analyse sur d’autres risques liés au chemsex : augmentation des infections sexuellement transmissibles, mais aussi développement d’addictions. La note mentionne aussi l’existence d’échanges économico-sexuels, notamment avec certains jeunes en situation de précarité qui négocient leur participation à des sessions de chemsex en contrepartie d’argent ou d’un accès aux substances psychoactives. “La coordinatrice OFDT de Lyon a récolté les témoignages de jeunes chemsexers plus prompts à se rendre dans des soirées organisées dans des appartements du 6e arrondissement de Lyon [NDLR : réputé le plus aisé]”, rapporte Clément Gérome.

Les inquiétudes concernent aussi la disponibilité des NPS. Si l’approvisionnement était encore confidentiel voilà 10 ans (sites peu connus, darknet), l’offre s’est développée. Internet reste le vecteur d’accès privilégié pour la plupart des produits, mais il existe une diversification des profils de revendeurs et une sophistication des stratégies de vente sur les plateformes, les applications de rencontres en ligne, les réseaux sociaux et messageries comme WhatsApp ou Telegram, avec même des livraisons en personne à domicile. Bien que ce trafic reste sans commune mesure celui des drogues traditionnelles, des réseaux du crime organisé se mettent à vendre certaines NPS, dont des cathinones, avec une origine ou une composition parfois douteuse.

Les auteurs de l’OFDT proposent tout de même quelques pistes de stratégies de réduction des risques. “Nous observons que les spécialistes de l’addiction connaissent bien les produits, mais pas forcément les pratiques sexuelles, et vice versa avec les spécialistes de la santé sexuelle : il y a un besoin de renforcer les formations et la coopération entre les différents professionnels et les utilisateurs”, assure Clément Gérome. Ce rapport devrait y aider.




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