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“L’Occident a de quoi s’inquiéter” : le rapprochement Chine-Russie vu par un ex-conseiller à la Maison-Blanche


Ancien conseiller du président Barack Obama sur la Chine et Taïwan, de 2013 à 2017, Ryan Hass est l’un des meilleurs experts américains des questions géopolitiques asiatiques. Alors que les Etats-Unis sont déjà occupés par la guerre en Ukraine et le conflit au Moyen-Orient, il analyse les risques posés par la Chine et la Corée du Nord en Asie, et les possibilités d’escalade. “Le rapprochement entre la Chine et la Russie est très important, et il a de quoi inquiéter les Etats-Unis et ses alliés occidentaux. De même que les relations entre la Russie et la Corée du Nord”, alerte ce spécialiste de politique étrangère à l’Institut Brookings, à Washington. Entretien.

L’Express : Si Donald Trump arrive au pouvoir, comment évolueront les relations des Etats-Unis avec la Chine ? Il a déjà promis une hausse spectaculaire des droits de douane sur les produits chinois…

Ryan Hass. Alors que Kamala Harris est plutôt une penseuse systémique et conceptuelle, Donald Trump a tendance à se concentrer sur des questions spécifiques – et à chercher des leviers pour obtenir un avantage dans la négociation. Au début de son mandat, il s’est focalisé sur la Corée du Nord. Comme cela n’a pas fonctionné, il s’est ensuite concentré sur le déficit commercial avec la Chine. Et c’est devenu en quelque sorte le problème unique autour duquel tout le reste a tourné.

Cette question du déficit commercial devrait redevenir son cheval de bataille dans ses rapports avec la Chine. Et il pourrait dans le même temps adopter la même attitude qu’au début de son mandat, lorsqu’il disait beaucoup de bien du président Xi Jinping, évoquant son respect et son admiration pour lui. Tout cela fait partie des efforts déployés par Donald Trump pour accroître sa capacité à obtenir des résultats dans les domaines qu’il considère comme prioritaires.

Elon Musk, qui a des intérêts en Chine et tient des propos positifs sur Pékin, pourrait-il avoir une influence sur lui ?

Oui. Donald Trump est très influencé par les gens avec qui il parle. Et s’il est élu, Elon Musk voudra partager ses points de vue avec le président Trump, y compris sur la Chine.

Et si Kamala Harris est élue, suivra-t-elle la même ligne que Joe Biden face à Pékin ?

Si elle devient présidente, je m’attends à ce qu’il y ait une grande continuité dans l’approche de Kamala Harris vis-à-vis de la Chine, à une exception près. Joe Biden est un produit de la guerre froide. Il a grandi et a fait une grande partie de sa carrière pendant cette période où il y avait deux blocs : la démocratie et communisme. Le bien et le mal, en quelque sorte. Et cela se retrouve dans la façon dont il parle aujourd’hui de la lutte entre les démocraties et les régimes autoritaires.

Je ne pense pas que le discours de Kamala Harris sur la Chine aura la même coloration idéologique, si elle est élue. Pour sa part, elle est un produit de l’après-guerre froide. Moins idéologique et plus pragmatique, elle s’attachera à renforcer la compétitivité à long terme des Etats-Unis. C’est sa façon d’envisager la concurrence avec la Chine.

Quelle influence aurait le fait que Kamala Harris ne connaisse pas la Chine sur sa politique étrangère ? S’appuierait-elle particulièrement sur son colistier, Tim Walz, qui y est allé une trentaine de fois ?

Si Kamala Harris est élue, Tim Walz la conseillera probablement, mais la politique chinoise est en fin de compte une prérogative présidentielle. Elle s’appuiera surtout, pour prendre ses décisions, sur son conseiller à la sécurité nationale et sur son cabinet. Ayant été impliquée dans ces questions au cours des quatre dernières années, elle ne sera pas totalement novice en la matière. Mais il lui faudra du temps pour établir une relation avec ses homologues chinois.

Selon vous, quel candidat Pékin préfère-t-il ?

Les Chinois sont très réticents à s’exprimer publiquement sur leur préférence. Ils veulent éviter toute apparence d’ingérence dans notre processus électoral. Mais je dirais que les Chinois sont plus préoccupés par la capacité de l’Amérique à forger une alliance unie pour les contrer et remettre en question leurs plans – comme cherchent à le faire les démocrates – que par un dirigeant imprévisible qui ne s’entend pas bien avec les autres, comme Donald Trump. Ils l’ont connu comme président, et ont eu l’impression de pouvoir le gérer, en lui promettant d’acheter des produits américains afin d’atténuer la pression de la guerre commerciale.

Y-a-t-il un réel consensus à Washington face à la menace chinoise ?

A mon sens, ce n’est pas un consensus très fort : il est en réalité assez superficiel. Il s’agit d’une atmosphère générale de méfiance envers la Chine, mais si vous demandez aux experts à Washington quel type de relation à long terme avec Pékin sert le mieux les intérêts de l’Amérique, vous obtiendrez des réponses très différentes. Notamment entre républicains et démocrates. Si vous écoutez la façon dont Kamala Harris et Donald Trump parlent de la Chine, ils sont aux antipodes sur de nombreux sujets.

Il semble que les Etats-Unis tentent depuis plus d’un an de rétablir la communication avec la Chine. Les tensions avaient-elles atteint un niveau jugé trop dangereux, après l’affaire des ballons espions chinois abattus par les Etats-Unis au large de leurs côtes en 2023 ?

La plupart des Américains n’étaient pas à l’aise à l’idée que les Etats-Unis puissent tirer sur un engin chinois. L’autre facteur, c’est que le Congrès est divisé et qu’il n’a pas de programme législatif très ambitieux à faire adopter en ce moment. Ce qui réduit la pression pour faire de la Chine un enjeu politique majeur. Tout cela a incité l’administration Biden à investir davantage d’énergie pour tenter de rétablir des canaux de communication durables entre Washington et Pékin. Et les Etats-Unis l’ont fait avec un certain succès.

Une confrontation entre la Chine et les Etats-Unis peut-elle être évitée, sur le long terme ?

J’espère qu’elle pourra être évitée. J’ai eu l’occasion de côtoyer des présidents américain et chinois et mon expérience m’a montré que plus les conversations sur les relations entre les Etats-Unis et la Chine incluent les deux dirigeants, plus elles s’apaisent. Dans la situation actuelle, il serait contraire aux intérêts de ces leaders que les tensions s’intensifient de manière incontrôlée. Ce serait mauvais pour Kamala Harris et Donald Trump, mais aussi pour Xi Jinping. C’est un calcul froid des intérêts nationaux de chaque partie.

Les Etats-Unis et la Chine peuvent-ils réussir à gérer leurs différends sur la question de Taïwan ?

L’objectif des États-Unis est de préserver la paix et la stabilité dans le détroit de Taiwan. A l’heure actuelle, le principal risque émane de la pression militaire exercée par la Chine sur Taïwan. Nous nous opposons à ces pressions. Nous comprenons aussi les préoccupations des Chinois.

Je doute que le PIB de la Chine dépasse bientôt celui des Etats-Unis.

Ils ont trois sujets d’inquiétude profonde : que les Etats-Unis reconnaissent Taïwan comme un Etat souverain indépendant ; qu’ils établissent une alliance de défense formelle avec Taïwan ; et qu’ils positionnent des troupes américaines de façon permanente à Taïwan. Je pense que Washington et Pékin sont capables d’avoir des conversations directes, du moins pour le moment. Nous verrons après janvier prochain.

En 2011, l’administration Obama a annoncé un pivot vers l’Asie. Cela ne s’est pas vraiment produit. Les Etats-Unis réussiront à maintenir leur présence en Asie-Pacifique ?

Je suis convaincu qu’ils y parviendront, car l’Asie est la région la plus dynamique du monde et le moteur de croissance de l’économie mondiale. Si les Etats-Unis veulent rester une superpuissance mondiale, ils doivent maintenir une forte présence dans cette région. Je pense donc que notre intérêt national nous guidera dans cette direction. Il s’agit plus d’un rééquilibrage progressif que d’un “pivot”, afin de redistribuer l’attention et les ressources de l’Amérique pour qu’elle ait un peu plus de poids en Asie.

Concernant l’économie, il y a quelques années encore, les experts prédisaient que le PIB de la Chine dépasserait bientôt celui des Etats-Unis. Cette perspective semble s’éloigner…

La Chine est confrontée à un ralentissement structurel de sa croissance économique. Il sera très difficile pour elle d’inverser la tendance. Ce pays continuera à croître, mais à un rythme beaucoup plus modeste qu’au cours des quatre dernières décennies. La part de la Chine dans l’économie mondiale pourrait stagner, mais, à mon avis, elle ne progressera plus. La Chine est un pays très puissant, mais je doute que le PIB de la Chine dépasse bientôt celui des Etats-Unis.

Si la situation économique reste difficile en Chine, une révolte sociale est-elle possible dans ce pays ?

Le président Xi Jinping a une emprise ferme sur les leviers du pouvoir en Chine et il la maintiendra certainement dans un avenir prévisible. Mais il ne vivra pas éternellement. Au moment de la succession, la question qui se posera sera de savoir si la Chine rectifie le tir. Il y a des précédents, dans l’histoire du Parti communiste. L’exemple le plus frappant est celui de l’avènement de Deng Xiaoping [NDLR : père du programme de réformes et d’ouverture, à partir de 1978] après la mort de Mao Zedong. Assistera-t-on à une évolution similaire lorsque Xi Jinping aura quitté ses fonctions ? Je ne l’exclus pas.

Xi Jinping parviendra-t-il sans difficulté à obtenir un quatrième mandat en 2027 ou pourrait-il faire face à une opposition au sein du parti ?

Il sera très difficile de déloger le président Xi Jinping en 2027, à moins que les choses n’aillent vraiment mal. Si la situation reste la même, les cadres ambitieux du Parti feront preuve de patience, plutôt que de risquer de dévoiler leurs ambitions et d’être écartés, ou pire.

Si la situation économique se complique à cet horizon, Xi pourrait-il être tenté d’envahir Taïwan pour faire diversion en stimulant l’esprit nationaliste ?

Beaucoup de gens réfléchissent à cette question à Washington en ce moment et il n’y a pas de consensus. Les personnes qui étudient les relations internationales au sens large sont un peu plus préoccupées par cette perspective que les spécialistes de la Chine. Dans son histoire, la Chine n’a pas pour habitude de créer des guerres de diversion. En règle générale, lorsqu’elle est confrontée à des problèmes internes, elle tente de stabiliser sa périphérie et se replie sur elle-même pour se concentrer sur ses défis. Un élément majeur a toutefois changé. Dans le passé, les capacités militaires de la Chine étaient limitées : elles sont aujourd’hui impressionnantes. Toute la question est de savoir si cela modifiera la ligne de conduite de Pékin. A mon avis, non.

Si l’on regarde l’action de la Chine au cours de l’année écoulée, il est vrai que ses gardes-côtes ont été agressifs en mer de Chine méridionale. L’armée populaire de libération a par ailleurs multiplié les démonstrations de force autour de Taïwan et dans les eaux japonaises. Mais dans le même temps, Pékin a réduit les tensions avec la Corée du Sud, le Japon, l’Australie ou l’Inde. Elle a aussi cherché à apaiser les relations avec l’Europe, même si elle a eu beaucoup moins de succès dans ce domaine, en raison de son soutien à la Russie.

Les questions militaires sont également une source de préoccupation. Xi Jinping s’efforce de développer l’arsenal nucléaire de la Chine, qui devrait passer de 500 à 1 000 ogives. Quel danger cela représente-t-il pour les États-Unis ?

Les Chinois vont continuer à développer leur stock nucléaire jusqu’à ce qu’ils s’approchent de la parité avec les Etats-Unis. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils seront prêts à entamer une discussion sur le contrôle des armes nucléaires. Les Chinois maintiennent leur politique de non-utilisation en premier des armes nucléaires. J’espère que cette politique restera en place. Mais ce seul espoir ne nous aidera pas à dormir sur nos deux oreilles.

L’accumulation d’armes nucléaires par la Chine constitue-t-elle une menace pour les Etats-Unis et d’autres pays ? Oui, assurément. Mais, entre 500 et 1 000 ogives, je ne suis pas sûr que la différence soit significative. En réalité, une grande partie de l’expansion nucléaire est destinée à renforcer le prestige et la position de la Chine sur la scène mondiale.

Comment interprétez-vous le récent lancement de missiles balistiques par la Chine au-dessus du Japon ?

Cela faisait longtemps que les Chinois ne l’avaient pas fait. Le fait qu’ils aient choisi de le faire maintenant est significatif. Cela semble indiquer que les Chinois veulent démontrer aux Etats-Unis ainsi qu’aux autres pays de la région les progrès de la Chine dans le développement de ses capacités balistiques. Ils veulent dissiper toute idée selon laquelle la Force des missiles [NDLR : qui gère l’arsenal nucléaire terrestre chinois] est fragilisée par ses récents problèmes de corruption. Il s’agit donc d’un rappel très visible des progrès et des ambitions de la Chine.

Sur le plan technologique, l’administration Biden a interdit les exportations de composants stratégiques vers la Chine. Celle-ci a été pénalisée, mais investit massivement dans des technologies telles que les semi-conducteurs et l’intelligence artificielle. Est-ce une source d’inquiétude pour les Etats-Unis ?

La Chine est un pays de 1,4 milliard d’habitants, soit un cinquième de l’humanité. Et si elle fait de l’intelligence artificielle ou des semi-conducteurs une priorité nationale, elle finira par y arriver. Ils atteindront leurs objectifs, même si cela pourrait coûter plus cher et prendre plus de temps que prévu. Il serait dangereux de penser le contraire.

La mondialisation est indéniablement sous pression.

L’administration Biden a déployé beaucoup d’efforts pour protéger des domaines technologiques stratégiques. Le revers de la médaille, c’est que cela incite les Chinois à consacrer leurs ressources nationales pour avancer vite de façon autonome dans le domaine de l’intelligence artificielle et des semi-conducteurs.

Comment les Etats-Unis voient-ils le rapprochement entre la Chine et la Russie d’une part, et entre la Russie et la Corée du Nord d’autre part ?

Le rapprochement entre la Chine et la Russie est très important, et il a de quoi inquiéter les Etats-Unis et ses alliés occidentaux. De même que les relations entre la Russie et la Corée du Nord. Le fait que l’artillerie nord-coréenne arrive sur le champ de bataille en Ukraine est, à ce titre, très préoccupant. Il faut toutefois rappeler que le renforcement des liens entre la Russie et la Corée du Nord n’est pas un geste très amical à l’égard de la Chine. Les relations entre la Chine et la Russie ont donc des limites – contrairement à ce qu’ils ont pu affirmer.

Comment la Chine perçoit-elle le rapprochement entre Pyongyang et Moscou ?

Au printemps, lorsque Poutine s’est rendu à Pékin, sa visite n’a pas été aussi satisfaisante qu’il l’aurait souhaité. Depuis, le président russe a visité de nombreux pays voisins de la Chine avec lesquels celle-ci entretient des relations tendues : il est allé en Corée du Nord, au Vietnam, en Mongolie, et a accueilli le premier ministre indien Narendra Modi. Ce sont là des signes assez clairs que Poutine essaie de devenir moins dépendant de la Chine.

Les Chinois ont très clairement dit qu’ils considéraient le voyage de Poutine en Corée du Nord comme hostile à leurs intérêts ; et que le président russe ne pouvait pas se rendre directement à Pyongyang depuis Pékin, dans la foulée de sa visite au printemps. La Chine ne voit certainement pas d’un très bon œil le resserrement des liens entre la Russie et la Corée du Nord. ll faut garder cela à l’esprit lorsque l’on évoque l’idée d’un “axe du mal”.

Justement, êtes-vous préoccupés par l’apparition de ce nouvel “axe du mal” – formé par la Chine, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran – comme l’appellent certains ?

Ce qui relie ces quatre pays est leur animosité à l’égard des Etats-Unis et de l’Occident. Ils estiment que le système international est injuste à leur égard et qu’il freine leurs propres ambitions. Au-delà de cela, je ne pense pas qu’il y ait vraiment de coordination opérationnelle ou stratégique entre eux quatre. Il est probablement plus juste d’examiner les relations séparément – qui donnent lieu à des accords technologiques et militaires – plutôt que de supposer que les quatre constituent désormais un bloc unifié.

La mondialisation est-elle selon vous menacée par les tensions entre Washington et Pékin ?

Lorsque je me suis rendu à Pékin au début de l’année, mes interlocuteurs partaient du principe que la mondialisation n’était pas remise en question. Tandis qu’à Washington, cette certitude n’existe pas. Les Etats-Unis et la Chine ont des hypothèses différentes quant à l’avenir de la mondialisation, ce qui signifie probablement qu’il s’agit d’un sujet dont les deux dirigeants devraient discuter, en tentant de se projeter dans l’avenir. La mondialisation est indéniablement sous pression. Son avenir dépendra en partie du résultat des prochaines élections aux Etats-Unis. Si les Etats-Unis se retirent de la mondialisation, elle sera mise à rude épreuve.




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