Dans cette tour qu’on imagine d’ivoire, siège de TotalEnergies, 44e étage, vue plongeante sur le quartier de la Défense, Patrick Pouyanné déjoue les pronostics. On le dit hermétique à la critique, fort de ses 237 milliards de dollars de chiffre d’affaires l’an dernier. L’œil sur le réseau X, le PDG du 5e pétrolier mondial fait défiler les commentaires. A la REF, l’université d’été du Medef, un journaliste l’a entrepris sur le smic à 1 600 euros net. Préambule sur le fait qu’aucune rémunération, chez lui, n’est inférieure à 2 000 euros net. Réponse en direct, étayée. Résultat prévisible : une volée de bois vert d’internautes excédés par ce patron “trop payé”. A aucun moment, il n’a pourtant jeté aux orties l’idée de relever le salaire minimum… L’anecdote le laisse songeur. “Notre entreprise est un peu plus exposée, c’est la vie”, philosophe ce fan de rugby que les ONG rêvent de plaquer.
Patrick Pouyanné, 61 ans, baigne dans le pétrole depuis 1997. Diplômé de Polytechnique et de l’Ecole des mines de Paris, il a succédé en 2014 à Christophe de Margerie, disparu tragiquement dans un accident d’avion. TotalEnergies figure au 4e rang des plus grosses capitalisations du CAC 40. Le groupe a réalisé l’an dernier 21 milliards de dollars de bénéfices. Pour L’Express, ce patron incisif livre sans filtre ses réflexions sur la déliquescence d’une conversation publique où l’émotion, selon lui, l’emporte trop souvent sur la raison.
En 2018, lors d’un colloque à la Sorbonne célébrant le centenaire de la naissance d’Alexandre Soljenitsyne, vous avez évoqué dans votre discours la célèbre estampe de Goya Le sommeil de la raison engendre des monstres. La polarisation des débats en France, dans lesquels la rationalité semble de plus en plus endormie, vous inquiète-t-elle ?
Patrick Pouyanné Nous avons perdu un certain nombre de fondamentaux dans notre capacité à dialoguer, c’est indéniable. Et dangereux. Parce qu’en renonçant à s’appuyer sur des faits dans la discussion, on entretient la confusion dans les esprits. Nous vivons dans le règne de l’axiome. J’ai toujours aimé les mathématiques, discipline éminemment rationnelle dont la France, patrie de Descartes, semble se détourner. Néanmoins, je n’aime pas les axiomes, ces affirmations qui s’imposent à vous, sans démonstration.
En matière d’écologie, par exemple, on ne parle plus que de destruction de la nature, comme si l’homme ne songeait qu’à la dominer et à la soumettre. Au point de remettre en question le modèle de progrès qui remonte au siècle des Lumières et qui a apporté modernité et bienfaits à l’humanité. “Faut-il renoncer au progrès ?” Cette interrogation prospère et c’est, de mon point de vue, inquiétant… Il ne faut pas craindre le progrès. Il faut le piloter, l’orienter. L’homme avec la nature, ni au-dessus, ni en dessous.
Aujourd’hui, cette vie des idées, qui structurait le monde politique, semble évanouie
Patrick Pouyanné
D’où vient cette peur ?
Notre siècle a perdu son effervescence philosophique. Petit à petit, les philosophes ont disparu au tournant du XXIe siècle. Et avec eux nous avons délaissé les grands “fondamentaux” d’avant qu’étaient les idéaux, la religion ou la foi dans le progrès. Au XXe siècle, des penseurs animaient les joutes intellectuelles. Communisme ou libéralisme ? Egalité ou liberté ? Aujourd’hui, cette vie des idées, qui structurait le monde politique, semble évanouie. L’écologie, quelque part, cherche à remplir ce vide.
Les réseaux sociaux, qui donnent le même écho aux croyances qu’aux faits, amplifient-ils cette confusion ?
Je m’étonne de voir des organismes d’Etat surveiller en permanence les médias traditionnels, comme les télés ou les radios – que les jeunes négligent d’ailleurs -, alors que sur TikTok et X, on peut diffuser et raconter n’importe quoi, en toute impunité. Les responsables politiques ne se sentent même plus légitimes à contrôler ces vecteurs de désinformation.
Il y a toujours eu, dans la vie publique, des gens qui regardent la réalité en face et d’autres qui la travestissent pour défendre leurs thèses. Mais les canaux pour diffuser ces contrevérités, qui mobilisent l’émotion plutôt que la raison, sont extrêmement puissants désormais. Il faut être vigilant, car les autocrates excellent dans la manipulation de l’opinion par de faux concepts. C’est un réel danger pour nos démocraties.
L’observation du changement climatique se fonde, elle, sur une abondante littérature scientifique. La raison n’est-elle pas de ce côté ?
Oui bien sûr, la science nous dit que l’activité humaine est largement à la source du changement climatique. Je le tiens pour acquis. Pour autant, nous devons trouver un chemin raisonnable de transition, sans invoquer à tout bout de champ “la fin du monde” que constituerait une planète à + 3 ou + 4 °C. Etre rationnel, c’est accepter la science mais c’est aussi être raisonnable sur des sujets aussi fondamentaux pour l’humanité que celui de l’énergie, au cœur du développement humain, social, économique. Je suis frappé par ce retour à une forme d’obscurantisme.
A en croire certains, il faudrait arrêter de produire du pétrole et du gaz du jour au lendemain et tant pis si c’est le chaos derrière. Lancer de tels anathèmes, c’est déraisonnable : notre monde vit avec ces énergies-là. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas investir massivement dans les énergies décarbonées, au contraire, pour réussir la transition.
Vous avez eu un échange l’an dernier avec un climatologue renommé, Jean Jouzel. A ses arguments pour défendre l’arrêt des nouveaux projets fossiles, vous aviez opposé “la vie réelle”. Plusieurs rationalités peuvent-elles coexister ?
Je ne remets pas en cause le changement climatique. Au contraire, il faut agir et TotalEnergies agit en investissant 5 milliards par an dans l’électricité et les énergies bas carbone. Mais on ne pourra abandonner le “système énergétique A”, carboné, qui fait vivre l’humanité aujourd’hui avec 80 % d’énergies fossiles, qu’au fur et à mesure que nous construirons le “système énergétique B”, décarboné, fiable et abordable. Croire au grand soir en arrêtant les fossiles, alors que la demande en énergie est en hausse parce que la population mondiale croît et aspire à un meilleur niveau de vie, est illusoire et dangereux. Cela ne fait pas progresser la transition énergétique qui a besoin de pragmatisme et de raison, tant les enjeux sont gigantesques.
On se croirait parfois revenu au XIVe siècle, au temps de l’Inquisition…
Patrick Pouyanné
Je pense, en outre, que les populations ne sont pas prêtes à un virage aussi brutal. Regardez quand Vladimir Poutine a attaqué l’Ukraine : on a craint de manquer de gaz, les prix sont montés au ciel et ce fut la panique en Europe. Les consommateurs veulent une énergie durable, mais aussi disponible tout le temps et surtout bon marché. La transition doit se faire avec les populations, pas contre elles, sinon cela ne fonctionnera pas.
Dans ce débat, certains faits ne sont pas correctement présentés. On affirme que l’énergie solaire n’est pas chère. En réalité, un électron solaire intermittent ne vaut pas grand-chose en lui-même. Il n’a de valeur que si l’on dispose des batteries pour le stocker et le relâcher au moment où on en a besoin, de centrales pour compenser son intermittence et des réseaux pour le faire transiter. Tout cela a évidemment un coût. Or, quand je tiens ce discours, je rentre dans la catégorie des “anti” ou des “athées”. Le changement climatique a pris une dimension presque mystique. On se croirait parfois revenu au XIVe siècle, au temps de l’Inquisition…
Comment en sortir ?
En étant pragmatique. L’homme sait et saura s’adapter au changement climatique, par intelligence et par nécessité. J’ai trouvé courageux que Christophe Béchu, l’ancien ministre de la Transition écologique, lance une réflexion sur un scénario de réchauffement de la France à + 4 °C en 2100. Parce que cette démarche est raisonnable. Il est parfaitement fondé de s’interroger sur les mesures à prendre aujourd’hui, dans l’habitat ou la construction d’infrastructures, pour éviter que cela ne coûte plus cher demain. Certains courants de pensée en déduisent qu’il s’agit là d’un renoncement à l’objectif de + 1,5 °C. C’est faux. Tout n’est pas blanc ou noir, le chemin vers la transition va prendre du temps.
Cette réalité est d’autant plus complexe qu’elle est mondiale et que chacun voit midi à sa porte. L’Occident affiche une forme d’arrogance et cherche à imposer sa vision, au nom de la science, ce que les pays du Sud n’entendent pas. Cette posture nous fait perdre notre crédit et donc notre influence. L’affaissement de la rationalité en Occident est perçu comme une forme de déclin par le reste du monde.
Le milieu politique parle-t-il suffisamment le langage de la raison ?
Dans nos démocraties, du fait du cycle rapide des élections, l’horizon politique est à trop court terme. Définir une stratégie, créer de la valeur, trouver un chemin nécessite un horizon de moyen et long termes. L’entreprise peut le faire. En outre, elle est animée par une rationalité économique, doublée d’un corpus de valeurs éthiques qui unit ses collaborateurs. In fine, le dirigeant analyse le taux de rentabilité du projet mais ce n’est pas sa seule boussole, autrement on n’investirait pas autant dans les énergies renouvelables.
TotalEnergies est animé par une mission, celle de fournir l’énergie la moins chère et la plus propre possible, et de faire des choix rationnels économiquement, dans un contexte réglementaire, social, démographique, climatique, etc. Nous avons des comptes à rendre, d’abord à nos clients et à nos salariés, puis à nos actionnaires. Ces derniers nous fournissent du capital, on doit donc leur payer un loyer. Mais au préalable, il faut entretenir et développer l’immeuble pour leur payer ce loyer.
Quel est l’algorithme de décision du monde politique ? La prochaine élection, ou le dernier sondage, alors que le premier critère devrait être d’améliorer le bien public, ce qui peut nécessiter du long terme. Quand un ministre songe à présenter un budget en baisse, il est critiqué par tout le monde, même si ce choix répond à l’intérêt général. Alors, bien souvent, il renonce. La remise en cause de la rationalité que l’on constate aujourd’hui vient sans doute, en partie, d’un manque de courage chez les responsables publics. Je ne parle pas que d’un courage individuel, mais collectif. Rationalité et courage sont intimement liés de mon point de vue.
C’est ainsi que vous concevez votre rôle ?
En tant que patron de TotalEnergies, je ne suis pas courageux tout seul. Je le suis parce que dans notre dernière évaluation interne mondiale, 92 % des salariés sont en accord avec notre stratégie – même si certains aimeraient qu’on aille plus vite. Non seulement ils l’approuvent, mais ils pensent qu’on va réussir à faire ce que l’on dit en matière de transition. C’est un soutien précieux quand je vais répondre, comme en avril dernier, aux questions d’une commission d’enquête sénatoriale pour expliquer la stratégie de l’entreprise. Certains me reprochent alors d’être trop direct, trop tranché. J’ai des convictions, d’autant plus fortes qu’elles résultent de ce projet collectif.
Quand Poutine envahit l’Ukraine, la première réaction, émotionnelle, aurait pu être pour nous d’abandonner la Russie du jour au lendemain
Patrick Pouyanné
Vous n’avez jamais de doutes ?
Si, bien sûr, et je m’efforce de les lever en faisant le tour des options. On m’a présenté récemment un dossier en me disant : “Voilà ce qu’il faut faire, c’est évident”. J’ai répondu : “Si l’histoire ne se passe pas comme vous la présentez, que le permis n’est pas autorisé dans un an mais dans cinq, la rentabilité sera bien plus faible.” Il faut organiser le doute avec ses équipes pour mesurer les risques. Et une fois qu’on a décidé, on avance. Lorsque le chef d’entreprise tourne en rond, la machine dysfonctionne. Le doute doit être méthodique, mais il faut savoir conclure et trancher.
A l’inverse, en cas de crise, je pense qu’il faut se laisser du temps, pour ne pas céder à l’émotion. Quand Poutine envahit l’Ukraine, la première réaction, émotionnelle, aurait pu être pour nous d’abandonner la Russie du jour au lendemain. Mais avec des employés sur place et 15 milliards d’euros d’actifs là-bas, ça ne marche pas comme ça dans la vie réelle. Dans ce cas-là, il faut comprendre ce qui se passe, voir quel est le meilleur chemin dans l’intérêt du collectif, qui était en l’occurrence l’approvisionnement de l’Europe en gaz. Nous aurions pu faire comme beaucoup d’autres, plier bagage, et personne ne me serait tombé dessus. Nous avons été responsables et rationnels. Le temps donne parfois des réponses.
Écoutez-vous votre instinct ?
Je m’en méfie. C’est une tendance animale. Je crois plus à l’intuition, qui est le fruit de l’expérience de situations passées. On l’oppose souvent à la raison. A tort : l’intuition est une forme de raison fondée sur l’expérience. Quand on est bon en maths ou en physique, c’est souvent, d’ailleurs, parce qu’on a l’intuition de la voie qui mène à la solution.
Avez-vous manqué d’intuition en vous lançant dans ce projet d’exploitation pétrolière en Ouganda, très contesté ?
Nous avons manqué d’anticipation. Nous n’avons pas vu venir le fait que ce dossier deviendrait plus le symbole de l’anti-pétrole que d’autres investissements que nous lançons par ailleurs. Mais regardons les faits, l’Ouganda veut que ce pétrole soit extrait, que ce soit par nous ou par une autre compagnie. S’il n’est pas produit par TotalEnergies, qui fait le maximum pour respecter les populations locales et la biodiversité, malgré toutes les accusations que nous subissons, est-on sûr que d’autres le feront dans de meilleures conditions ?
Vous avez fait Polytechnique. Ce fleuron de l’enseignement scientifique est secoué par une controverse : l’école doit-elle accueillir des centres de recherche financés par des entreprises ? Vous aviez un projet de cet ordre et avez dû y renoncer, face à la fronde d’une partie des étudiants.
La question ne concerne pas seulement TotalEnergies et les énergies fossiles, puisque LVMH s’est heurté par la suite à la même opposition. En réalité, il s’agit bien d’un sujet public/privé, ce qui pose un vrai problème d’éducation de ces jeunes élites qui pensent que ce qui est “pur” ne peut être que public, et que le privé, c’est “impur”. Ce qui m’a gêné dans cette affaire, ce n’est pas tant que certains étudiants expriment un tel point de vue, mais que la direction de l’école n’ait pas pu faire son travail de pédagogie.
“On veut construire sur le plateau de Saclay un MIT à la française, avec une imbrication du public et du privé”, nous avait assuré l’Etat. Certains membres de mon comité exécutif pensaient qu’il valait mieux installer ce centre de R & D directement à Boston. Ou à Oxford. Pour le coup, mon côté émotionnel d’ancien polytechnicien, et de Français, a parlé : j’ai souhaité privilégier Saclay. Et voilà qu’on nous a accusés de vouloir pervertir les esprits de ces jeunes gens. Comme si on les privait de penser par eux-mêmes en montant un laboratoire de TotalEnergies au coin de la rue…
Durant mes études à l’X, justement, j’ai appris à me forger une opinion et des convictions. Ces étudiants sont sélectionnés sur leurs penchants pour la rationalité. Ce qui prouve que les mathématiques ne suffisent pas à faire un cerveau… Songez qu’avec le projet de LVMH, on en est arrivé à des réflexions comme “Le luxe a-t-il une utilité sociale ?” Les bras m’en tombent… A l’évidence, l’institution n’a pas su ou eu le courage d’expliquer l’intérêt de ces partenariats. En 1978, Soljenitsyne a prononcé un discours à Harvard sur le “déclin du courage” en Occident. Je relis souvent ce texte, je l’ai partagé avec mes équipes. Etre courageux, c’est dire les choses, agir, puis tenir, tenir bon, tenir tête. Il faut s’engager personnellement dans ce qu’on entreprend. On ne peut pas être courageux par procuration.
Source