Elle est la prima donna des particules élémentaires. Première femme à diriger l’Organisation européenne de recherche nucléaire (Cern), Fabiola Gianotti, 63 ans, fait partie des scientifiques qui ont découvert le boson de Higgs en 2012. Un événement qui lui vaut de figurer parmi les six personnalités de l’année du prestigieux magazine Time. Renouvelée pour un second mandat en 2019, la directrice générale fête cette année les 70 ans du Cern. Dans le cadre du grand colloque de L’Express, elle a reçu le “prix de la Science”. Entretien.
L’Express : Cette année, le Cern fête ses 70 ans. La vocation de cette institution a-t-elle évolué ?
Fabiola Gianotti Pour comprendre ce qu’est le Cern aujourd’hui, il faut revenir en 1954, à la création du laboratoire, lorsqu’une poignée de scientifiques et d’hommes politiques visionnaires, comme François de Rose, Louis de Broglie et Pierre Auger en France, en ont posé les bases. Il s’agissait d’abord de ramener l’excellence scientifique en Europe dans un contexte d’après-guerre où de nombreux cerveaux avaient émigré, avec l’idée que cela se fasse à travers des investissements importants dans la recherche fondamentale.
Ensuite, il y avait une volonté, à travers la science, de promouvoir la paix entre les pays d’un même continent qui restait fracturé. Enfin, était inscrite, la volonté de faire en sorte que tous les résultats soient mis à la disposition de l’humanité. De nos jours, on parle d’“open science” ou de “science ouverte” : c’était à l’époque une vision très avant-gardiste. Le Cern a réussi au-delà de toutes les espérances : depuis sa création, il est devenu le leader mondial de physique des hautes énergies et a doublé le nombre de ses Etats membres [NDLR : en compte aujourd’hui 24]. Et nous avons noué des partenariats au-delà du Vieux continent, par exemple le Brésil, l’Inde et le Pakistan sont des Etats dits “associés” et les Etats-Unis, le Canada, le Japon et d’autres pays contribuent aussi à nos projets. Cette excellence scientifique se mesure aussi en chiffres : plus de 17 000 personnes et 110 nationalités travaillent sur des projets scientifiques du Cern.
Qu’en est-il des missions scientifiques : ont-elles changé depuis ses origines ?
Elles se résument à l’étude des constituants de la matière et des lois de la physique au niveau le plus fondamental. Et l’histoire du Cern est couronnée de grandes découvertes, comme les courants neutres de l’interaction faible en 1973, les bosons W et Z en 1983 et le boson de Higgs en 2012, et d’une quantité extraordinaire d’observations et mesures qui ont contribué énormément à notre compréhension de la structure et évolution de l’univers.
Et cela, depuis 1954, grâce à un complexe d’accélérateurs et de détecteurs de particules uniques au monde. Nous avons commencé par le synchrocyclotron et le proton synchrotron qui accéléraient des particules sur des cibles fixes. Puis, dans les années 1970, les premiers collisionneurs accélérant des faisceaux en sens inverse, comme les anneaux de stockage à intersections (ISR) ou le supersynchrotron à protons qui fait 7 kilomètres de circonférence, suivi par le grand collisionneur électron-positron (le LEP, 27 kilomètres) en 1989, jusqu’à l’actuel grand collisionneur de hadrons (LHC) en 2008 qui reste une machine unique au monde. A chaque fois, le principe est le même : à l’intérieur d’un tube où règne un vide très poussé sont créés deux faisceaux intenses (200 000 milliards de protons dans le LHC). Les deux faisceaux, qui circulent en sens contraire, se trouvent accélérés à des vitesses phénoménales – avec le LHC, ils font le tour de l’anneau de 27 kilomètres 11 000 fois par seconde ! A chaque tour, les deux faisceaux entrent en collision à quatre points de l’anneau du LHC, où quatre grands détecteurs (Alice, Atlas, CMS, LHCb) enregistrent les traces de la multitude de particules produites dans les collisions. La France a joué un rôle crucial dans toutes les réalisations du Cern, que ce soit la construction de grands instruments ou les résultats de physique.
C’est de cette façon que le LHC a connu son heure de gloire en juillet 2012 avec la découverte du boson de Higgs, considérée comme l’une des plus grandes découvertes du XXIe siècle…
Tout ne s’est pas fait du jour au lendemain ! On n’a pas allumé nos instruments un matin, provoqué une collision et “vu” le boson de Higgs [Rires]. Non, il s’agit d’une très longue quête, car la réalisation du projet LHC s’étale sur plus de vingt ans entre les premières discussions jusqu’à la découverte. Le boson de Higgs a été découvert par deux expériences, CMS et Atlas. A l’époque, je dirigeais Atlas, ce qui m’a valu le privilège d’annoncer la découverte le fameux 4 juillet 2012. Je me souviens des dernières semaines avant l’annonce, il a fallu faire des tonnes de vérifications, de tests, de validations… Ce fut une grande pression mais aussi une grande émotion.
Le boson de Higgs est une découverte monumentale parce que cette particule est la clé de voûte du modèle standard, la théorie élaborée au milieu du siècle dernier qui décrit les particules élémentaires et les forces qui agissent entre elles. Le boson de Higgs est relié au mécanisme dit de “Brout-Englert-Higgs” qui a permis à la matière de se former dans l’univers primordial. Quand je dis matière, je parle des atomes dont nous sommes tous constitués. En clair, sans ce mécanisme, nous ne serions pas là.
Depuis sa détection, a-t-on progressé dans la compréhension du boson de Higgs ?
On commence à mieux le connaître, en particulier ses interactions avec d’autres particules élémentaires comme les leptons et les quarks. Toutefois, le boson de Higgs demeure assez mystérieux et déroutant, on ne comprend pas, par exemple, sa masse. De plus, cette particule est vraisemblablement liée à des questions ouvertes en physique fondamentale et pourrait aussi être liée au destin de l’univers. Il faut donc l’étudier encore et encore pour comprendre ses caractéristiques et son rôle dans l’évolution de l’univers. Chaque année, le LHC produit plusieurs millions de bosons de Higgs. Et pour vous donner un autre ordre de grandeur, au LHC, un boson de Higgs est produit toutes les… 10 milliards d’interactions entre les faisceaux de protons et seulement une petite fraction de ses bosons sont visibles dans nos détecteurs ! Cela donne une idée de l’ampleur de notre travail, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin !
En général, les objectifs scientifiques du Cern, qui sont très ambitieux, nécessitent des technologies de pointe dans de nombreux secteurs, et ces technologies sont mises à disposition de la société, au bénéfice de la vie de tous les jours. C’est au Cern, par exemple, qu’est né le Web avec le projet World Wide Web afin que les scientifiques puissent s’échanger des informations instantanément. De même, dans le domaine médical, nous avons développé des machines qui accélèrent les ions et les électrons pour soigner certaines tumeurs cancéreuses en profondeur, de façon très ciblée, donc moins invasive pour l’organisme. Et les détecteurs de particules développés au Cern au fil des décennies ont eu des retombées très importantes sur l’imagerie médicale (le physicien franco-polonais Georges Charpak a reçu le prix Nobel de physique en 1992 pour un de ces développements). Un autre exemple : des développements d’aimants supraconducteurs faits au Cern sont utilisés dans le domaine de la fusion nucléaire.
Vous insistez sur l’excellence scientifique du Cern : quel est l’avenir du grand collisionneur de hadrons (LHC) ?
Le LHC connaîtra une ultime mise à jour à partir de 2026 pour pousser au maximum son potentiel de physique à partir de 2029-2030 et pour une période de fonctionnement d’une bonne décennie. Il s’agit du projet de grand collisionneur de hadrons à haute luminosité (HL-LHC). Pour faire simple, on va augmenter sa luminosité, c’est-à-dire le nombre de collisions générées chaque seconde par l’accélérateur. Cette augmentation permettra aux expériences d’enregistrer dix fois plus de données à l’horizon 2041 qu’avec le LHC jusqu’à maintenant. Ces données permettront de continuer à centrer nos travaux sur une meilleure connaissance du boson de Higgs, mais aussi continuer à chercher de la physique au-delà du modèle standard. En effet le modèle standard décrit extrêmement bien la composition de l’univers visible mais ne permet pas, par exemple, d’expliquer la nature de la matière noire et de l’énergie sombre qui représentent… 95 % du contenu total de l’univers !
Le FCC serait l’instrument le plus puissant jamais construit pour étudier les lois de la physique au niveau le plus fondamental
Fabiola Gianotti
Avant même cette ultime étape du LHC, son successeur, baptisé le FCC pour Futur collisionneur circulaire, est déjà dans les tuyaux. Où en est-on ?
Nous sommes en train d’effectuer une étude de faisabilité exhaustive – technologique, financière, géologique, environnementale, territoriale – pour un Futur collisionneur circulaire, FCC. Cette étude s’achèvera en 2025. L’anneau de FCC serait trois fois plus grand du LHC : 91 kilomètres. Il serait creusé sous les départements français de Haute-Savoie et de l’Ain et, côté suisse, sous le canton de Genève en passant sous le lac Léman. Le projet n’est pas encore approuvé. L’étape clé, c’est autour de 2028, lorsque les Etats membres du Cern auront à se prononcer sur ce projet ou un autre, pour une entrée en service au milieu des années 2040.
Le FCC serait l’instrument le plus puissant jamais construit pour étudier les lois de la physique au niveau le plus fondamental, en utilisant en particulier le boson de Higgs comme discovery tool. On peut espérer contribuer à lever de grands mystères à l’échelle cosmique : quels sont les mécanismes de la formation de l’univers primordial ? Qu’est devenue l’antimatière qui composait alors la moitié de l’univers ? Quelle est la composition de la matière noire ? Et plein d’autres. Ce sont des perspectives passionnantes et vertigineuses.
Le coût financier est lui aussi vertigineux, puisqu’on évoque 16 milliards d’euros. L’Europe a-t-elle les moyens de se lancer dans cette nouvelle aventure de la physique fondamentale ?
Une grande partie des coûts sera couverte par le budget annuel du Cern. D’autres contributions sont attendues des Etats non membres. En particulier, nous collaborons de façon étroite avec les Etats-Unis, avec lesquels nous venons de signer un accord. Et nous sommes en train d’explorer la possibilité de recevoir des dons privés. Le Cern est le leader mondial incontestable de physique des hautes énergies et des technologies reliées. La Chine, elle, veut lancer un projet similaire au FCC, avec une machine aussi puissante. Nous sommes entrés dans une période de “compétition” et il faudra faire des choix clairs. Il y a un véritable risque que l’Europe perde sa suprématie mondiale dans un domaine scientifique et technologique de pointe.
Au moment de votre élection en 2016, vous deveniez la première femme à diriger le Cern. Les femmes à l’époque représentaient moins de 20 % des effectifs. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Augmenter ce chiffre est évidemment une priorité pour moi, et nous devrions atteindre 25 % à la fin de mon second mandat en 2025. Pour cela, j’ai d’abord été attentive à ce que dans mon équipe directe, on soit le plus exemplaire possible et aujourd’hui, on est autour de 37 %. On fait aussi en sorte que les hommes et les femmes aient les mêmes opportunités de carrière ou encore que l’égalité des salaires à poste égal soit respectée. Et depuis le début des années 1960, le Cern a une crèche afin de soutenir les familles et aider les parents à conjuguer au mieux vie professionnelle et familiale. Mais je ne vous apprends rien en vous disant que les écarts se creusent bien avant la vie professionnelle, à l’école, dès le collège. Là, on parle de déficit des vocations contre lequel il faut lutter constamment : les scientifiques doivent mieux communiquer pour transmettre la beauté de la science et son utilité. C’est pourquoi, on envoie aussi des femmes ingénieures et des physiciennes dans les écoles primaires et secondaires locales pour servir de role models au féminin. La sensibilisation aux sciences fait partie de la mission du Cern, et j’en ai fait une de mes priorités dès 2016.
Avec l’année dernière, la création du Portail de la science, conçu par l’architecte Renzo Piano. Vu du ciel, ce Portail ressemble à la station spatiale internationale (ISS) qui se serait posée au milieu du Cern. Pourquoi avoir créé un espace aussi important ?
Le bâtiment, qui s’étend sur 7 000 mètres carrés, s’inspire aussi des structures tubulaires de nos accélérateurs. Il se compose de cinq pavillons d’exposition avec des laboratoires pour les enfants dès 5 ans, des activités éducatives interactives, et un grand auditorium. Avec un immense couloir aux parois vitrées qui laissent passer la lumière, symbole d’une science ouverte, par-delà les frontières et les cultures. Renzo Piano, qui a accepté de réaliser le projet, a conçu ce long couloir comme un pont qui unit les cinq pavillons et, symboliquement, l’humanité.
Je suis très heureuse de constater chaque jour l’intérêt du public pour les sciences fondamentales. Je l’attribue aussi au fait que ce que nous faisons au Cern est l’expression de la quête millénaire de l’humanité pour comprendre d’où l’on vient et où l’on va. De plus, les défis de demain tels le réchauffement climatique, la santé, l’énergie… ne se résoudront pas sans la science et la technologie. Il faut le faire comprendre dès le plus jeune âge. Et lorsque les gens sortent du Portail de la science, ils comprennent ce que l’humanité peut accomplir lorsqu’elle met ses différends de côté et agit pour le bien commun. Des institutions comme le Cern donnent l’espoir d’un monde meilleur. D’où le succès des visites du Cern, le Portail de la science ayant accueilli près de 400 000 visiteurs au cours de sa première année, soit presque trois fois plus qu’auparavant au Cern.
En 2012, au moment de la découverte du boson de Higgs, le magazine Time a failli vous désigner comme personnalité de l’année. Rétrospectivement, que pensez-vous de cette “personnification” des grandes découvertes ?
A l’époque j’étais très embarrassée. Je figurais parmi les six finalistes et, heureusement que Barack Obama a obtenu ce titre, et moi, j’ai été seulement cinquième [Rires]. J’étais très gênée de voir mon portrait dans ce prestigieux magazine parce que notre découverte était le fruit du travail de milliers de chercheurs, ingénieurs et techniciens pendant plus de vingt ans, et qu’en mettre une en avant me semblait injuste et inapproprié.
Aujourd’hui, je l’accepte plus volontiers. D’abord par ce que je me rends compte que les gens ont besoin de mettre un visage sur un certain événement pour le rendre plus “humain”, et si la personnification permet de promouvoir la science et ce que nous faisons au Cern, c’est une bonne chose. Ensuite, parce que, à la suite de ce portrait, j’ai reçu des centaines de messages de jeunes filles qui me félicitaient et m’avouaient leur envie de se lancer dans des carrières scientifiques, mais aussi leurs craintes et hésitations. Donc si mon parcours peut être source d’inspiration, j’accepte plus volontiers d’être mise sur le devant de la scène.
Biographie :
Longtemps passionnée par la philosophie, Fabiola Gianotti choisit la physique parce qu’elle “apporte plus de réponses”. Docteur de l’université de Milan (1 989), elle intègre le Cern en 1994 avant de rejoindre dix ans plus tard, le programme Atlas du nom d’un des détecteurs du LHC, le Grand collisionneur de Hadrons, et en devient la coordinatrice en 2009. Avec un objectif : se lancer à la poursuite du boson de Higgs. En 2012, à la tête d’une équipe de 3 000 scientifiques, elle fait l’annonce de sa découverte. En 2016, elle est élue directrice générale du Cern, un mandat renouvelé en 2019.
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