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Ilia Iachine : “Tout le monde est fatigué de la guerre en Ukraine, à part les fous”


En 2022, il a publié sur son compte YouTube – suivi par 1,5 million d’abonnés – une vidéo dénonçant les massacres de l’armée russe perpétrés à Boutcha. Pour ce “crime”, Ilia Iachine a été condamné à 8 ans et demi de prison, dont une grande partie à l’isolement. Arrêté en juillet 2022, accusé de “diffusion de fausses informations” sur les forces russes, il a purgé deux ans de sa peine avant sa libération, le 1er août 2024, lors du plus grand échange de prisonniers depuis la guerre froide. De passage à Paris, il confie à L’Express ses craintes pour l’avenir de son pays, mais aussi l’espoir de la voir libérée du joug poutinien.

L’Express : Comment avez-vous vécu votre libération ?

Ilia Iachine : Très honnêtement, j’ai été abasourdi. Je savais qu’il pourrait y avoir un échange de grande ampleur entre prisonniers russes et ukrainiens, mais je n’avais aucune idée que je figurais sur la liste. Inlassablement, j’ai répété ma position à savoir que, sous aucun prétexte, je ne serais prêt à quitter la Russie. Je voyais mon séjour en prison comme un combat pour mon droit à vivre et à résister en Russie. Quand je me suis retrouvé en liberté, un tourbillon d’émotions très contradictoires m’a traversé et déchiré de l’intérieur.

D’un côté, j’étais heureux d’être libre. J’ai vécu 25 mois en prison dans des conditions difficiles. Au cours des derniers mois de ma détention, on m’a privé de la possibilité de parler avec mes parents. Je suis maintenant en liberté, je peux voir mes amis, retrouver une vie normale, respirer l’air frais. Rendez-vous compte, je peux enfin me balader dans la rue ! Ce sentiment est presque enivrant. D’un autre côté, j’ai très mal vécu, psychologiquement, d’être privé de ma maison, de mon pays et d’avoir été quasiment déporté.

J’ajoute qu’il est extrêmement difficile pour moi de faire la paix avec l’idée qu’au prix de ma libération, on a libéré un assassin. Mais le pire, c’est qu’il reste aujourd’hui beaucoup de gens derrière les barreaux, qui ont besoin d’être libérés.

Si vous en aviez eu le choix, auriez-vous préféré continuer votre combat en prison ?

Incontestablement, oui. Je prévois d’ailleurs de rentrer en Russie dès que j’en aurais la possibilité. Je vais être honnête : la seule chose qui me retient aujourd’hui de prendre un vol pour Moscou, c’est le destin d’autres prisonniers politiques. On m’a clairement fait comprendre, à la fois en Russie et en Occident, que si je revenais en Russie, c’en serait fini des échanges de prisonniers. Il est clair que je ne peux pas prendre de décision qui met en danger la vie et la santé d’autres détenus.

Il n’empêche que si, physiquement, je me trouve en Europe, mon âme et mon esprit demeurent dans mon pays, en Russie. Je suis persuadé que la Russie ne peut être changée que de l’intérieur. Dès que j’aurais la possibilité d’y retourner, je le ferai immédiatement. J’attends ce jour. Je rêve de ce jour.

Comme vous, Alexeï Navalny disait que l’on ne pouvait changer la Russie que de l’intérieur. Pensez-vous, malgré tout, pouvoir continuer à résister en exil ?

Pendant des années, j’ai été un homme politique en Russie, et pendant plus de deux ans un homme politique en prison. Je sais comment faire de la politique que ce soit en prison ou en liberté, dans n’importe quelle condition, dans mon pays. Je n’ai jamais cru à la possibilité de mener ce combat à l’extérieur des frontières russes. Du reste, je ne connais aucun exemple couronné de succès. Mais voilà, je n’ai pas le choix et je dois apprendre des compétences que je n’avais pas auparavant.

Cela fait maintenant plus de deux mois et demi que je suis hors de Russie. Je commence à entrevoir la possibilité de faire quelque chose, même de loin. D’abord, beaucoup de mes concitoyens, en exil, ont gardé un lien émotionnel avec la Russie. Je fais le tour des villes européennes et je rencontre ces Russes. Je constate qu’il y a une vraie demande pour une représentation politique. Je veux représenter les intérêts de mes compatriotes. Je veux créer un mouvement antiguerre de Russes qui sont pro démocratie. Je veux créer un pont avec la société civile russe, qui permettra d’influer l’opinion publique. Nous avons un privilège, mes amis et moi, ici : nous pouvons dire la vérité sans craindre d’être emprisonné.

En consolidant ce mouvement partout dans le monde, je veux toucher en priorité mes compatriotes restés en Russie. Je veux leur montrer qu’ils ne sont pas seuls et que nous avons une chance pour l’avenir.

@lexpress

🇱🇹 Gitanas Nauséda, le président lituanien, était un invité exceptionnel du Grand Colloque de L’Express le 14 octobre. A cette occasion, il a rappelé le devoir de soutenir l’Ukraine fasse à la menace russe ⬇️ #legrandcolloquedelexpress #apprendresurtiktok #tiktokacademie #Sinformersurtiktok #newsattiktok

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Quelle proportion de Russes soutient encore Poutine ?

Je pense que la majorité des Russes perçoivent la guerre comme une catastrophe. Bien sûr, une partie de la population est pro impérialiste et pro guerre. C’est sur ce socle que Poutine s’appuie. Une autre partie du peuple russe est hostile à la guerre et se trouve sous la pression et la répression des autorités. A mon avis, la grande majorité des gens ferme les yeux et attend que ce cauchemar prenne fin. Mon message s’adresse justement à cette majorité silencieuse. J’essaie d’expliquer aux gens que cette guerre n’est pas seulement contre l’Ukraine. C’est aussi un crime contre notre propre pays, la Russie. Dans mes allocutions publiques, j’essaie d’expliquer comment cette guerre est contraire à nos intérêts. Comment elle isole la Russie, frappe notre système social, frappe notre démographie et met notre pays dans une situation de dépendance quasi-coloniale à l’égard de la Chine. J’essaie d’expliquer aux gens qu’ils ne pourront pas juste être silencieux et qu’il faudra un jour ou l’autre qu’ils prennent leurs responsabilités.

J’aimerais que cette majorité silencieuse prenne conscience de tout cela et arrive à changer les choses de l’intérieur. Le moyen le plus efficace de s’adresser à eux est de leur montrer l’exemple : c’est pourquoi j’avais décidé de rester en Russie. J’ai accepté mon verdict parce que c’est ma manière de prendre mes responsabilités pour mon pays.

Comment vous y prenez-vous pour toucher vos concitoyens en Russie ?

Quand la guerre a commencé, j’ai diffusé des vidéos sur YouTube qui ont été vues des millions de fois. J’y évoquais les pertes humaines, mais aussi les villes détruites et les crimes de guerre que commettaient nos soldats sur le sol ukrainien. J’appelais les gens à la résistance et je leur disais qu’il n’était pas possible d’être d’accord avec cette guerre. Pour ces allocutions, j’ai été mis en prison pour 8 ans et demi.

En détention, je ne me suis pas tu. Chacune de mes prises de parole au tribunal se transformait en un manifeste antiguerre. Quand j’étais à la barre, je ne répondais pas aux accusations du procureur et des enquêteurs, je transformais une tribune judiciaire en tribune politique. J’expliquais pourquoi je pensais que Poutine était un criminel de guerre. Je demandais le retrait des troupes russes d’Ukraine et j’appelais la population russe à ne pas se taire.

Aujourd’hui, même si je ne suis plus en Russie, j’utilise toute opportunité pour m’adresser à mes compatriotes, que ce soit avec des journalistes, par les réseaux sociaux ou pendant mes rencontres publiques. Pour leur dire la vérité. Poutine a créé une forme de mythologie autour de cette guerre. Son arme, c’est le mensonge, la manipulation et la peur. Avec mon exemple, j’essaie justement de détruire ce mythe et de montrer qu’il est possible de ne pas avoir peur de Poutine.

Vous avez 41 ans. Quel avenir imaginez-vous pour votre pays. Pensez-vous voir, de votre vivant, votre pays libre ?

Je l’espère plus que tout. Toute ma vie, je me suis battu pour ça. Pour que la Russie devienne un pays libre et heureux. Savez-vous en quelle année j’ai commencé à faire de la politique ? En l’an 2000, à l’âge de 17 ans, quand Poutine a accédé à la présidence. Poutine et moi, nous avons commencé notre carrière au même moment. Nous avons pris des chemins un peu différents…

Contrairement à Poutine, pendant ces 24 ans, je n’ai pas beaucoup changé. Si vous comparez ce que Poutine disait dans les années 2000 à ce qu’il dit aujourd’hui, vous aurez l’impression d’entendre deux hommes différents. Si vous comparez ce que je disais à l’époque à mes propos aujourd’hui, j’étais peut-être juste un peu plus naïf à 17 ans. Pour autant, je ne suis pas devenu cynique. Je pense sincèrement que la Russie peut devenir un pays libre et civilisé. Et je ne suis pas le seul à le croire. Certains disent que je suis un optimiste insensé. Moi, je vois des raisons d’être optimiste. Je vois combien de personnes partagent mes convictions. Je connais aussi l’Histoire et je crois en la force du rêve humain.

Je souhaiterais voir la Russie comme un pays libre et en paix. Je n’ai pas de doute, la Russie changera au cours de son histoire. D’ici une à deux générations, la Russie deviendra inévitablement un pays libre. A l’échelle de l’histoire, cela arrivera relativement bientôt. A l’échelle d’une vie humaine, j’en suis moins sûr. Mais je fais tout ce qui est en mon possible pour que cela advienne au plus tôt. J’ai 41 ans, d’accord, mais Poutine en a 72 !

Vous voyagez beaucoup en Europe, vous rencontrez des hommes politiques, des diplomates. Avez-vous l’impression qu’il y a, actuellement, une volonté, voire une pression, pour entamer des négociations ?

Il me semble évident qu’il y a une forme de fatigue de la guerre. Elle est en cours depuis près de trois ans et a déjà pris beaucoup de vies humaines. Des journalistes de la BBC russe et du site Mediazona ont lancé un projet pour recenser tous les Russes morts à la guerre sur la base de données en source ouverte, comme les réseaux sociaux ou les nécrologies dans les journaux. En se basant sur ces sources, ils ont trouvé les noms de 71 000 soldats morts. En réalité, je pense qu’il y en a au moins deux fois plus. Ce conflit amène la mort et la destruction. Tout le monde est fatigué de cette guerre, à part les fous. La tragédie, c’est que personne ne comprend comment y mettre fin.

Je ne suis pas prêt à donner des recommandations ou des recettes pour en finir. Seule l’Ukraine, victime de cette agression, peut décider comment ce conflit doit se terminer. Est-elle prête à résister ou à se mettre à la table des négociations ? Seule l’Ukraine peut en juger.

De ce que j’entends autour de moi, tout le monde attend les élections américaines. Je pense que Poutine attend aussi cette échéance. Après le 5 novembre, nous y verrons certainement plus clair sur le cours de la guerre et les éventuelles issues à imaginer. Tout ce que je peux espérer, c’est que les Etats-Unis, l’Europe et la communauté des pays occidentaux ne “donneront” pas l’Ukraine à Poutine. Ce serait un coup énorme contre le système européen de sécurité. Le fait de céder l’Ukraine sera interprété par Poutine comme un signe de faiblesse et l’encouragera à aller plus loin. Je ne sais pas où il frappera ensuite, peut-être sur les pays Baltes ou la Pologne, mais il frappera ailleurs, j’en suis certain. Enfin, abandonner l’Ukraine à Poutine porterait un coup terrible au mouvement démocratique en Russie. Cela renforcerait son régime et la répression contre des gens comme moi.

Pourquoi, d’après vous, Poutine vous a-t-il laissé partir, ainsi qu’un autre opposant de premier plan, Vladimir Kara-Murza ?

La question, ce n’était pas moi ou Vladimir Kara-Murza. Poutine voulait juste faire rentrer son assassin à la maison. Vadim Krassikov est le tueur à gages personnel de Poutine [NDLR : condamné en 2021 pour le meurtre à Berlin d’un ex-commandant séparatiste tchétchène pour le compte du FSB, il purgeait, avant sa libération, une peine de réclusion à perpétuité en Allemagne]. Avez-vous vu comment Poutine l’a accueilli à Moscou, à son retour ? Il est venu lui-même le saluer sur le tarmac, à la sortie de l’avion. Il y a eu un orchestre et un tapis rouge. Normalement, ce sont les stars de Hollywood que l’on reçoit comme ça. C’est ainsi que Poutine accueille un assassin. Pour faire rentrer Krassikov, il était prêt à payer un prix élevé, mais pas trop quand même. C’est la raison pour laquelle Alexeï Navalny a été tué en prison, avant que cet échange n’ait lieu.

Vladimir Poutine nous considère, Vladimir Kara-Murza et moi-même, comme des figures moins dangereuses que Navalny. Nous allons essayer de le convaincre qu’il fait erreur.

Si la paix advient un jour entre la Russie et l’Ukraine, tout restera à faire pour réconcilier ces deux peuples. Faut-il y travailler dès maintenant et comment ?

J’ai été condamné pour avoir dénoncé le massacre de Boutcha. Je suis convaincu que le peuple russe doit savoir les crimes commis par son armée. A chaque fois que je rencontre des Ukrainiens, je leur dis que je ne suis pas un ennemi de leur pays. Je respecte la souveraineté de l’Ukraine, je reconnais son intégrité territoriale et je pense que les territoires occupés doivent lui être rendus, Crimée incluse. Je suis un homme qui a été en prison pour avoir dit la vérité sur cette guerre. Si, dans un futur proche, nous devions commencer un dialogue avec les autorités ukrainiennes, j’ai une base solide pour cela.

Mais que dites-vous à ces Ukrainiens auxquels vous avez l’occasion de parler ?

C’est très simple : que je respecte la souveraineté ukrainienne, qu’il faut rendre ses terres à l’Ukraine. Le gouvernement que mes camarades et moi voulons créer en Russie est une garantie pour la sécurité de l’Ukraine, mais aussi pour la sécurité de l’Europe tout entière. La Russie de mes rêves, c’est une Russie en paix. Un pays qui est concentré sur son développement intérieur, afin de créer de meilleures conditions pour ses citoyens, et non de tuer ceux d’autres pays. Un pays qui développe son propre territoire et ne prend pas celui des autres. Ce pays est possible.

Au fil de cette guerre, on voit émerger une entente entre la Russie, la Corée du Nord, qui va fournir des milliers de soldats aux Russes, la Chine et l’Iran. Quel regard portez-vous sur cette “géopolitique du Mal”?

La guerre en Ukraine n’est pas, en effet, un affrontement entre la Russie et l’Ukraine. Ce n’est pas un conflit local ou ethnique. C’est un point chaud dans la confrontation globale entre deux systèmes. D’une part, un cartel de dictatures qui représente des idées moyenâgeuses. Des Etats pour lesquels les vies humaines n’ont aucune valeur, les droits de l’homme aucune existence. D’autre part, une coalition d’États du monde libre, qui s’accordent sur une base de valeurs conforme aux droits de l’homme. Nous assistons à une nouvelle réplique de la guerre froide. Cette dernière était au repos depuis 1991. Elle fait aujourd’hui son grand retour.

Mon idée est de former une coalition de mouvements démocratiques, y compris dans les pays que vous avez mentionnés, pour y encourager la résistance. Nous travaillons déjà avec l’opposition biélorusse. J’essaie de nouer des contacts avec les oppositions en Iran et au Venezuela. Je pense que nous pouvons échanger et devenir mutuellement plus forts.

Vous avez passé deux ans et demi en prison. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette épreuve ?

C’est lorsque j’ai cohabité, dans ma cellule, avec des soldats de retour de la guerre que j’ai vécu mes émotions les plus intenses. J’étais en prison parce que je dénonçais la guerre alors que ces gens-là revenaient du front. Imaginez un peu la scène : nous sommes tous ensemble dans quelques mètres carrés. La porte est fermée et personne ne peut s’échapper. Nous devons trouver un langage commun. Nous devons partager la même table, la même bouilloire pour préparer notre thé. Il faut se mettre d’accord sur des règles de cohabitation dans ce petit espace. Souvent, je me suis dit que cette cellule était le modèle, en miniature, de la Russie future. Un jour, il faudra que nous vivions tous ensemble. Des centaines de milliers de personnes sont contre cette guerre et sont parties de la Russie à cause de cela. Un jour, la guerre sera finie, Poutine ne sera plus là, mais les conséquences de la guerre nous collerons encore longtemps à la peau. Je me suis toujours dit que les compétences que j’ai acquises en prison me seraient utiles par la suite.





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