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La mode de l’empathie et ses dérives vues par un scientifique : “C’est si facile de vendre l’émotion…”


L’empathie. Pléthore d’ouvrages nous disent qu’elle “s’apprend”, “se cultive”, “se développe”. Il y a aussi l’hyperempathie, “un pouvoir extraordinaire” selon le livre d’une psychanalyste. Un cabinet de coaching à destination des dirigeants promet, lui, de former à “l’empathie 2.0” pour “développer l’une des compétences les plus recherchées d’ici 2025 : l’intelligence émotionnelle”. Même le sommet de l’Etat s’est laissé gagner cette année par la fièvre de l’empathie en mettant à disposition des enseignants du primaire des “kits pédagogiques” pour lutter contre le fléau du harcèlement scolaire.

De l’école à l’entreprise en passant par le monde de l’édition, l’empathie est partout. “Et alors ?” répondront certains, alors que nous vivons dans un monde de plus en plus individualiste et que les conflits géopolitiques se bousculent au portillon. Le neuroscientifique franco-américain Jean Decety n’a évidemment rien contre l’empathie en tant que telle, mais cette “inflation” de littérature sur le sujet l’interpelle à plus d’un titre. D’abord, parce que l’empathie est un mot devenu “un peu fourre-tout”, qui fait fi de la recherche scientifique, estime ce professeur de psychologie et de psychiatrie à l’université de Chicago. La faute, selon lui, à ces personnes “qui veulent absolument que nous soyons empathiques dans toutes les occasions comme si cela était une valeur indispensable, une injonction à la bienveillance”. Notamment dans le monde du travail. Car, souligne ce spécialiste en neurosciences comportementales, non seulement “l’empathie n’est vraiment pas la solution à nos conflits sociaux”, mais celle-ci présente plusieurs biais : “L’empathie peut être utilisée pour manipuler les gens.” Et ne le lancez pas sur la notion d’”intelligence émotionnelle” très en vogue dans le milieu du coaching : un concept “surtout mis en avant par des personnes qui sont mal à l’aise avec la notion de QI”, tranche le chercheur. Entretien.

L’Express : L’empathie est partout, de l’école au monde du travail en passant par les rayons de livres de développement personnel. Comment expliquez-vous cet engouement du public ?

Jean Decety : Dans mes enseignements et mes recherches en neurosciences sociales, je m’intéresse à l’empathie en médecine parce qu’elle joue un rôle positif à la fois pour le médecin et pour son patient. J’ai aussi eu l’opportunité de faire des études de neurosciences médico-légales avec des psychopathes incarcérés pour identifier les bases neuronales de leur absence d’empathie. Mais il est vrai que l’empathie est un mot qui est devenu à la mode depuis une vingtaine d’années, plus en France qu’aux Etats-Unis. Cet engouement m’interroge. Je crois que cela s’explique en partie parce que c’est un mot un peu fourre-tout.

Or, l’approche scientifique de l’empathie nécessite d’abord d’expliquer comment cette capacité a été sélectionnée au cours de l’évolution, comment elle fonctionne et quels sont les signaux qui la déclenchent. Cela veut dire comprendre quelles sont les causes ultimes et quels sont les mécanismes proximaux. L’empathie a une fonction adaptative, en favorisant la survie de l’individu en le liant émotionnellement aux membres de son groupe social. En cela, l’empathie renvoie à trois dimensions qui font partie de la biologie humaine et d’autres espèces également. Ces trois dimensions sont distinctes. Elles interagissent et reposent sur des mécanismes neurobiologiques différents.

Quelles sont ces trois dimensions ?

D’une part, la capacité qu’on a de ressentir les émotions positives et négatives de l’autre. En science, on parle de contagion émotionnelle. La deuxième dimension, et je pense que c’est celle qui intéresse beaucoup plus les gens, c’est le souci de l’autre : être motivé à prendre soin d’autrui. C’est l’empathie qu’on peut ressentir pour une victime ou pour son enfant. Elle engage le circuit neuronal qui a été sélectionné par l’évolution pour les soins parentaux. C’est une nécessité biologique chez tous les mammifères et d’autres espèces. Notre survie serait fortement compromise en l’absence d’une motivation pour protéger et prendre soin de sa progéniture. Et puis il y a une troisième dimension qui correspond à la capacité que nous avons, nous les humains, et peut-être quelques autres espèces, de nous mettre intentionnellement à la place de l’autre pour mieux le comprendre et prédire son comportement. Par exemple quand j’interagis avec vous via Zoom, je pense : “Qu’est-ce que cela veut dire d’être journaliste à L’Express à Paris ? Quelles sont ses intentions ?” Cela me permet de garder ainsi en tête en faisant cette interview que les journalistes sont toujours pressés, il leur faut des choses écrites très vite alors que nous les scientifiques, cela ne nous plaît pas trop parce qu’on préfère prendre le temps. [Rires.]

L’empathie recouvre donc trois dimensions fonctionnelles qui interagissent et reposent sur des circuits neurobiologiques distincts. Or aujourd’hui, l’empathie est devenue une tarte à la crème, un machin qu’on glisse partout. Il faudrait quand même rappeler aux gens que l’empathie, ce n’est pas un réflexe. Elle s’exprime différemment selon nos interactions dans des contextes sociaux.

Comment cela ?

Si je vois quelqu’un qui est malheureux, cela ne va pas forcément déclencher de l’empathie. Et c’est là l’énorme erreur à mon avis des personnes qui veulent absolument que nous soyons empathiques dans toutes les occasions, comme si cela était une valeur indispensable, une injonction à la bienveillance. Notre empathie dépend des circonstances, mais avant tout des relations interpersonnelles, des identités sociales et des dynamiques de groupe. Lorsqu’on étudie les mécanismes neurobiologiques comme je le fais, on voit très bien que nous avons tendance à ressentir plus d’empathie pour quelqu’un qui nous ressemble, que l’on aime, ou avec lequel nous avons de l’affinité, qui fait partie de notre groupe social. C’est un fait scientifique valable pour nous tous et dans toutes les cultures. Plus vous et moi partageons de points communs d’ordre psychologiques, esthétiques, économiques et sociaux – ethnicité, langue, accent, éducation, valeurs, idées politiques, niveaux socio-économiques, orientation sexuelle, etc. –, plus nous éprouverons de l’empathie l’un pour l’autre.

Il y a une une variabilité interindividuelle qui fait que certaines personnes sont plus empathiques que d’autres

Lorsqu’une personne a de l’empathie pour une autre personne, on observe dans le cerveau de chacune d’entre elles une synchronisation neuronale intercérébrale. La personne qui a de l’empathie pour une victime va, sans le savoir, synchroniser son activité cérébrale dans de multiples réseaux fonctionnels, et pas seulement émotionnels, mais également ceux qui sous-tendent l’attention, la mémoire épisodique et l’interprétation sémantique, avec la personne avec laquelle elle interagit. Mais cela se produit toujours dans un contexte social particulier. C’est pourquoi, souhaiter par exemple, comme je l’entends parfois sur les plateaux de télévision, qu’il faudrait que les Israéliens aient plus d’empathie pour les Palestiniens et vice versa est complètement irréaliste et absurde. D’autant qu’il est “normal” que l’absence de compassion soit systématique lorsque les groupes sont en conflit. Donc l’empathie n’est vraiment pas la solution à nos conflits sociaux.

Partons-nous tous avec le même capital de départ en matière d’empathie ?

Les mécanismes qui permettent son expression – ressentir les émotions des autres, prendre soin d’autrui, se mettre à sa place – sont sélectionnés par l’évolution depuis des millions d’années. Cela veut dire qu’ils sont naturellement programmés dans le cerveau de tous les bébés. Ces mécanismes innés vont graduellement se développer et s’exprimer en interaction avec leurs parents et les gens autour d’eux. C’est un peu comme le langage. Tous les petits humains viennent au monde avec des mécanismes cérébraux sélectionnés par l’évolution pour pouvoir acquérir un langage quel qu’il soit. Cela peut être le mandarin, le suédois, l’anglais ou encore l’allemand, aucune importance. Le langage est naturel, vous parlez naturellement la langue qu’on parlait autour de vous pendant votre petite enfance. Eh bien l’empathie, c’est un peu pareil. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas besoin de prendre des cours d’empathie. Alors qu’écrire, lire, sont des activités culturelles créées par l’homme il y a moins de 4 000 ans avant l’ère chrétienne. C’est donc très récent à l’échelle de l’évolution des hominidés. On ne peut pas apprendre à écrire, à lire si on ne va pas à l’école. Il faut des méthodes spécifiques d’apprentissage et des années d’apprentissage.

Si certains jeunes enfants paraissent plus empathiques que d’autres, c’est donc en raison de la génétique ?

Absolument. C’est vrai en particulier pour l’empathie émotionnelle – la capacité de ressentir les émotions des autres, d’être sensible a à leurs états émotionnels – est largement déterminée par la génétique. De nombreuses études de génétique comportementale montrent que l’empathie émotionnelle est pour 50 % due aux gènes, donc à ce qui a été hérité par l’enfant indépendamment de l’environnement dans lequel il grandit. En général, tout le monde a de l’empathie, sauf les psychopathes, mais notre capacité de ressentir les émotions des autres se distribue de façon normale dans l’ensemble de la population. Il y a une donc une variabilité interindividuelle qui fait que certaines personnes sont plus empathiques que d’autres.

Dans ce cas, les cours d’empathie à l’école expérimentés en France depuis janvier 2024 sur le modèle danois ont-ils un sens ?

A la fin de mes études de neurosciences, j’ai passé trois ans en Scandinavie, pour travailler dans le service de neuroradiologie du Karolinska Hospital à Stockholm, avec des séjours à Copenhague dans un service de médecine nucléaire : j’ai adoré vivre là-bas et me suis intégré rapidement à la culture scandinave, qui, à bien des égards, est très différente de celle des Etats-Unis. [Rires.] Mais je vous le redis, l’empathie est une disposition naturelle, un trait de personnalité qui est stable au cours de la vie. En revanche, on peut aider les enfants à mieux réguler leurs émotions. Ce n’est donc pas tout à fait comme le quotient intellectuel (QI), qui est en partie génétique et que l’on peut augmenter en allant à l’école. Les quelques études sérieuses qui se sont intéressées aux effets des cours d’empathie avec des adultes montrent que l’entraînement à l’empathie a des effets très faibles sur le plan statistique et que ceux-ci ne durent pas dans le temps.

Beaucoup d’articles sur le management expliquent “comment développer son empathie”… Quel crédit y accordez-vous ?

C’est largement du baratin délivré par des coachs qui souvent n’ont pas de formation solide en psychologie scientifique ou en neurosciences. C’est tellement facile de vendre l’émotion, tout le monde sait ce que cela veut dire ou croit savoir. Cela paraît intuitif et n’entraîne pas de coût d’attention et de raisonnement. C’est comme le concept d’intelligence émotionnelle, qui me rend dingue. L’intelligence, on sait ce que c’est, on peut la mesurer, on sait qu’elle prédit la réussite scolaire, professionnelle, économique, la santé, la longévité et même l’altruisme. Mais l’intelligence émotionnelle ? Ça ne veut pas dire grand-chose. Parfois, on a même l’impression que cette notion d’intelligence émotionnelle est surtout mise en avant par des personnes qui sont mal à l’aise avec la notion, elle objective et mesurable, de QI.

Que tous ces gens qui veulent vous expliquer comment développer votre empathie commencent par nous dire quelle étude empirique avec un groupe de contrôle a montré que l’empathie a un effet positif sur le travail. En dehors des exemples triviaux comme le salarié qui ne peut pas venir travailler parce qu’il est malade, pourquoi voulez-vous que les gens au travail aient nécessairement besoin d’empathie plus qu’autre chose ? En quoi cela va augmenter leur bien-être et leur productivité ? D’autant que l’empathie comporte de nombreux biais cognitifs.

Si on a plus d’empathie pour les gens qui nous ressemblent, on pourrait en déduire que celle-ci peut conduire le manager à favoriser certaines personnes de son équipe aux dépens des autres. N’est-ce pas là un biais possible ?

Vous avez tout à fait raison. Le plus gros problème de l’empathie, selon moi, c’est qu’elle peut facilement entrer en conflit avec la morale. Car la morale est distincte de l’empathie. D’ailleurs, la portée morale de l’empathie est ambiguë. En effet, l’empathie peut biaiser nos préférences sociales et inciter au favoritisme. Elle peut ainsi entrer en conflit avec les principes d’équité et de justice. On a tendance à privilégier ceux qui sont comme nous, les membres de notre famille, ceux qui pensent comme nous, qui ont les mêmes goûts ou qui sont membres de la même coalition (parti politique, syndicat, club de foot, etc.). Et puis l’empathie peut être aussi utilisée pour manipuler les gens, les rendre violents et favoriser la vengeance.

Dans quelles situations ?

C’est ce qu’on observe chez certains leaders politiques, surtout à l’extrême droite de l’échiquier, qui vont profiter d’un fait divers particulier pour jouer sur les émotions des gens et attiser leur peur et le rejet d’une catégorie sociale dans son ensemble. Instrumentaliser le nom d’une victime, cela est très efficace car l’empathie est déclenchée beaucoup plus facilement quand il s’agit d’une personne plutôt qu’un groupe. C’est un autre biais de l’empathie. Voici un exemple tragique très concret : la crise des réfugiés syriens. Depuis 2011, des millions d’entre eux ont été contraints de fuir leur pays à cause de la guerre civile. Et ce, sans que la situation de ces réfugiés ne déclenche de réelles émotions dans l’opinion publique occidentale. Mais tout a changé de manière éphémère le 2 septembre 2015, avec la photo du petit Aylan Kurdi, retrouvé sans vie sur une plage de Turquie ; ce petit garçon, mort noyé après le naufrage de son embarcation alors qu’il tentait avec sa famille de rejoindre l’île de Kos en Grèce. En un clic, cette photo a fait le tour du monde sur les réseaux sociaux, puis dans les journaux. Tout le monde a “découvert” le sort cruel des réfugiés syriens. Cette photo poignante de ce petit corps sur une plage a eu beaucoup plus d’impact que les centaines d’articles de presse qui parlaient d’un grand nombre de réfugiés et de l’une des pires crises migratoires depuis la Seconde Guerre mondiale. D’un seul coup, les gens se sont sentis beaucoup plus concernés. Le nombre moyen de dons quotidiens à la Croix-Rouge au cours de la semaine suivant la publication de cette photo a été multiplié par plus de 100 par rapport à la semaine précédente.

Les sociétés individualistes et libérales sont en moyenne plus généreuses que les pays dont la culture est plus collectiviste

Le problème, c’est que l’empathie est fragile et limitée dans le temps. Cet effet s’est maintenu quelques semaines après la publication de la photo, puis est revenu à un niveau équivalent à celui de la semaine précédant la publication. Les gens sont passés à autre chose.

Selon vous, un autre biais intéressant à étudier en matière d’empathie, c’est la néoténie.

La sélection naturelle a fait que les bébés attirent notre attention et déclenchent des comportements de protection et de soin. Ce qui explique que nous soyons très sensibles à ce qui ressemble à un bébé. Surtout les femmes, mais nous aussi les hommes. Ces caractéristiques dites néoténiques – des grands yeux, un tout petit nez, un petit menton, un grand front, caractéristiques qu’on peut mesurer facilement – sont attractives et elles vont déclencher l’attention et notre empathie. Les publicitaires capitalisent sur cette réaction pour nous faire aimer des personnages comme Mickey Mouse. Or, il y a des adultes qui ont un visage dont les traits se rapprochent de ceux d’un bébé. Cela peut avoir des conséquences. Par exemple, des études menées par des psychologues aux Etats-Unis avec des données du ministère de la Justice ont montré que pour un même délit, les personnes qui ont un visage avec des traits rappelant ceux des bébés reçoivent des peines statistiquement moins sévères. C’est un biais, et les juges eux-mêmes n’en sont pas nécessairement conscients.

“L’empathie n’est pas le remède à tous les maux de notre société ni nécessairement le meilleur guide pour les décisions morales. Contrairement à la croyance populaire, la portée morale de l’empathie est limitée”, avez-vous écrit.

Il faut absolument distinguer l’empathie, la morale et l’altruisme. L’altruisme, c’est la capacité que nous avons d’aider autrui sans nécessairement attendre une contrepartie, un coût pour soi et un bénéfice pour autrui. Ce n’est donc pas de l’empathie, même si celle-ci peut favoriser l’altruisme. Quand vous faites don de votre sang, par exemple, vous le faites pour des personnes que vous ne connaissez pas. Quand vous donnez de l’argent pour une cause, vous le faites sans savoir comment cet argent sera distribué, ni à qui. D’ailleurs, d’après des études en économie comportementale et en psychologie sociale, et contrairement à ce que beaucoup de personnes croient, les pays qui sont plutôt individualistes et libéraux sur le plan économique sont ceux où les gens sont les plus altruistes et les plus généreux, après ajustement en fonction des revenus. Les sociétés individualistes et libérales sont en moyenne plus généreuses que les pays dont la culture est plus collectiviste. Cela paraît contre-intuitif, mais en réalité, le libéralisme (qui est fondé sur l’autonomie du sujet et sa responsabilité morale) peut conduire à un humanisme. Cet humanisme n’est pas incompatible avec le matérialisme. Après tout, la morale, comme l’altruisme, est un jeu à somme non nulle. Nous sommes, par nature, à la fois altruistes et égoïstes.




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