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Christopher Clark : “Si une nouvelle révolution se profile, elle ressemblera peut-être à 1848”


Il y a onze ans, Christopher Clark publiait le magistral Les Somnambules sur les origines de la Première Guerre mondiale. 1848. Le Printemps des peuples est tout aussi ambitieux, ample et réussi. L’historien australien y montre comment la vague révolutionnaire dans toute l’Europe a rapidement été suivie par un ressac contre-révolutionnaire. Toujours visionnaire, Tocqueville avait, dès le 27 janvier 1848, ressenti un “vent de révolution” dans l’air. Aujourd’hui, selon Christopher Clark on peut se demander si ce vent ne souffle pas à nouveau… Dans un grand entretien accordé à L’Express, le professeur à Cambridge contredit également tous ceux qui se sont référés aux Somnambules pour dresser un parallèle entre l’engrenage ayant mené en 1914 à la Première Guerre mondiale et l’actuelle guerre en Ukraine. “L’escalade est déjà là, et c’est bien la Russie qui ne cesse de faire des provocations” assure-t-il.

L’Express : Les révolutions de 1848 sont, dites-vous, uniques dans l’histoire européenne par le fait qu’elles aient éclaté de manière presque simultanée sur tout le continent…

Christopher Clark : C’est la seule révolution véritablement européenne dans toute l’Histoire. Si l’on considère l’Europe comme un ensemble d’Etats séparés, il est difficile de comprendre que tant de révolutions aient éclaté en même temps, de Paris à la Moldavie, de la Sicile à la Norvège. Mais si l’on pense l’Europe en tant que société avec des courants et idéologies transnationaux, des histoires croisées et des mouvements sans cesse en communication, 1848 devient moins mystérieux.

Quelles sont les causes de ces révolutions ?

Un tel événement est forcément multicausal. L’arrière-fond social joue un rôle important. Avant 1848, la “question sociale” est le premier sujet de débat chez les intellectuels. De nombreux livres et traités sont publiés, des Mystères de Paris d’Eugène Sue à De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France d’Eugène Buret. Mais il ne faut pas non plus exagérer la pression sociale, celle-ci a toujours été là. En France, c’est vraiment la question du suffrage censitaire qui est brûlante, de nombreux banquets politiques étant organisés pour demander une réforme électorale. Ce à quoi il faut ajouter la frustration de la Garde nationale dans les faubourgs prolétaires de Paris, et la tentative du gouvernement d’interdire un rassemblement. Cela suffit pour qu’éclate la révolution en février. Mais c’est vraiment à Palerme que tout a commencé. Des affiches sont apparues sur les murs de la ville annonçant qu’une révolution aurait lieu le 12 janvier. Elles étaient signées par un “comité révolutionnaire”. En réalité, il s’agissait d’une blague d’un certain Francesco Bagnasco, qui pensait que l’annonce d’une révolte suffirait à la provoquer. Il a eu raison. Les gens sont allés dans la rue pour voir ce qui s’y passait, par curiosité, tandis que les autorités ont augmenté le nombre de soldats. Cela a déclenché le soulèvement en Sicile.

Ces révolutions de 1848 n’étaient absolument pas planifiées. Les révolutionnaires avant la lettre n’ont pas joué un rôle important. Ceux qui se sont imposés, comme Louis Blanc à Paris, n’étaient pas des comploteurs, ils ont simplement profité de la situation née d’un soulèvement spontané du peuple.

Quelles ont été les différentes phases, très rapides, de ces révolutions ?

Les soulèvements comme les répressions ont été très soudains. Pour simplifier, on peut dire qu’il y a trois phases. D’abord, il y a eu l’euphorie du Printemps des peuples. Beaucoup de personnes ont alors l’impression que ce ne sont pas des individus, mais la société entière qui fait la révolution. Les villes se transforment en théâtre révolutionnaire. C’est un moment de mobilisation de masse, de désinhibition collective, où la peur des autorités comme de l’armée s’effondre.

Quand arrive l’été, le front populaire qui a émergé durant les premières heures des révolutions se fragmente entre modérés et radicaux. L’exemple le plus dramatique, ce sont les journées de juin à Paris [NDLR : du 26 au 28 juin 1848] lorsque l’écrasement de la révolte pour protester contre la fermeture des ateliers nationaux fait des milliers de victimes. Mais ailleurs aussi, les différents courants de la révolution sont de plus en plus hostiles entre eux.

Enfin, à l’automne, à Berlin ou à Vienne, c’est la contre-révolution : on renvoie les parlementaires chez eux, on supprime les nouvelles constitutions, on réintroduit des lois conservatrices sur la presse. Dans plusieurs pays, c’est la fin de la révolution active. Mais une nouvelle vague d’insurrections se déclenche, cette fois-ci non pas dominée par les libéraux, mais par les forces radicales, comme dans le sud et l’ouest de la France, le sud de l’Allemagne ou à Rome. Ce sont des “révolutions 2.0”, plus gauchistes, mais aussi plus résistantes car les actions sont mieux préparées. Cela dure jusqu’à l’été 1949, quand ces révolutions de la seconde vague s’effondrent, comme en Hongrie. Mais en France, cela dure jusqu’en 1951, quand des républicains prennent les armes contre le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, avant d’être rapidement réprimés.

Comment expliquer que le Royaume-Uni ait échappé à ces révolutions ?

Il y avait pourtant en Grande-Bretagne le mouvement ouvrier miliant le plus massif et idéologiquement sophistiqué: le chartisme. Il était bien plus puissant que d’autres mouvements socialistes sur le continent. Mais le pays avait aussi une police très organisée et prête à appliquer la violence si nécessaire, surtout en Irlande connue pour son caractère turbulent.

En revanche, les îles ioniennes, sous protectorat britannique, ont été touchées par une révolution. Les Britanniques y ont réagi avec une grande brutalité, exactement comme les Autrichiens ou les forces papales ailleurs, fouettant et fusillant les insurgés. L’idée que les Britanniques, par leur tempérament libéral, seraient plus disposés à des solutions modérées et douces a ainsi tout d’un mythe.

Un des grandes conséquences de 1848, c’est la généralisation des Constitutions. Avant, une partie des conservateurs estimaient encore qu’une telle loi fondamentale est contre-nature…

La constitutionnalisation a commencé par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En France, une dizaine de Constitutions se sont succédé, entre les Jacobins, le Directoire, l’Empire puis la monarchie constitutionnelle. Les forces révolutionnaires et Napoléon ont aussi apporté des Constitutions à d’autres Etats. En 1848, ce processus arrive à son point culminant. Presque tous les mouvements révolutionnaires imposent leur Constitution. C’est l’un des legs les plus durables de cette période. De nombreuses Constitutions actuelles dérivent de là, comme celle en Suisse. Le Piémont acquiert aussi pour la première fois de son histoire une Constitution, qui deviendra plus tard celle du royaume italien. Même la Prusse adopte une Constitution, qui sera rapidement révisée dans un sens plus conservateur.

Par ailleurs, beaucoup de personnes sont entrées dans la vie publique à travers ces révolutions. Un bon exemple, c’est Louis-Napoléon Bonaparte. Il n’était vraiment rien, tel Donald Trump avant son premier mandat. On le trouvait ridicule. Mais il a su utiliser le besoin d’ordre, tout en développant ses propres idées. Comme son oncle, il a été la bonne personne au bon moment, canalisant plus qu’étouffant la révolution. Il a su remporter l’élection présidentielle avec plus de 70 % des voix, avant de rétablir l’Empire, ce qui était alors très inattendu.

Vous soulignez qu’à l’image du Second Empire, même les régimes autoritaires après 1848 se sont focalisés sur les questions sociales et économiques, avec des gouvernements plus technocratiques…

Absolument. C’est une idylle technocratique. Après 1848, on continue à évoquer le progrès, mais plutôt que la souveraineté du peuple, on se concentre sur le progrès matériel. Le Seconde Empire est l’exemple le plus impressionnant de cette métamorphose du politique, mais on constate le même phénomène en Prusse, en Autriche et même dans les pays du Sud. On entend laisser derrière soi la politique de clivage entre gauche et droite, ainsi que les grands mots comme “liberté” et “droit”, pour plutôt quantifier les problèmes. C’est l’essor des statisticiens qui, après 1848, intègrent les gouvernements. Il y a une expertisation de la politique, avec une multiplication de commissions d’habitations salubres ou d’hygiène sociale.

En 1848, la France abolit pour de bon l’esclavage, dépeint par le décret du 27 avril comme un “attentat contre la dignité humaine”. En revanche, les femmes n’obtiennent rien en matière de droit de vote…

L’émancipation est l’un des mots-clés de l’époque. En 1848, il y a des efforts impressionnants de femmes pour revendiquer leurs droits, en fondant des journaux, des associations ou des clubs. Mais effectivement, cela ne débouche sur rien. Ce qui ne veut pas dire que ces avancées restent sans conséquences. Comme l’a dit Maurice Agulhon, c’est un moment d’apprentissage pour les Français. L’expérience de devenir active dans leur propre cause va laisser des traces importantes dans les mouvements féministes, qui réémergent dans les années 1860 et 1870.

Si on laisse Poutine l’emporter en Ukraine, ce ne sera pas la fin du problème, mais le début d’une vraie menace existentielle pour l’Europe.

En ce qui concerne l’esclavage, c’est un résultat ambivalent. Grace aux efforts constants de Victor Schœlcher, mais aussi grâce aux esclaves qui ont organisé un soulèvement en 1848 en Martinique, il y a une émancipation totale et sans condition des esclavagisés. Mais cette émancipation ne veut pas dire citoyenneté égale.

Marx comme Tocqueville ont vu en 1848 une parodie de la vraie révolution de 1789…

Sur le moment, Tocqueville a dit que la révolution de février donnait l’impression d’être une imitation de 1789, avec un aspect théâtral. “Nous sommes en train de jouer une pièce sur la Révolution française” pense-t-il quand des radicaux envahissent l’Assemblée le 24 février 1848. Mais par la suite, Tocqueville a nuancé son analyse, expliquant que “l’imitation fut si visible que la terrible originalité des faits en demeurait caché”.

Marx, en tant que journaliste, est un témoin très intelligent de ces événements. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il parle de la révolution de 1848 comme d’une répétition de 1789 sous la forme d’une farce. Mais si on lit son essai jusqu’au bout, on voit qu’il développe sa pensée. Il se demande pourquoi ce nouvel empire en France a été capable de se stabiliser, et comment autant de Français ont pu donner leur vote à un homme qu’ils ne connaissaient pas, à part son nom. Il finit par reconnaître la nouveauté de ce qui s’est passé en 1848, avec l’émergence de l’Etat en tant qu’acteur autonome. Je n’aime pas Marx en tant qu’architecte de grandes structures idéologiques. Mais comme observateur et journaliste au jour le jour, il n’y a pas d’égal.

“Les gens de 1848 pourraient bien se reconnaître entre nous”, écrivez-vous en conclusion. Sommes-nous à nouveau dans une ère révolutionnaire ?

1848 a été l’une des révolutions les plus bavardes de l’Histoire, avec un nombre incroyable de Mémoires et d’articles publiés sur ce sujet. En lisant les témoins de l’époque, je n’ai pas eu l’impression qu’ils étaient enfermés dans un univers étroit et daté. Au contraire, j’ai souvent pensé à eux ces dernières années. Je n’ai pas voulu écrire ce livre pour faire un lien avec la situation actuelle. Mais pendant l’écriture, j’ai remarqué, encore et encore, les parallèles entre notre époque et la leur. Comme dans les années 1840, il semble que la question sociale et la crainte de la paupérisation soient à nouveau brûlantes. Des gens voient la valeur de leur travail diminuer. Les analyses d’un Thomas Piketty sont discutables. En revanche, les ventes énormes de son livre, Le Capital au XXIe siècle et les débats qu’il continue à susciter prouvent qu’on se pose à nouveau la question de savoir si notre système moderne produit de la misère, exactement comme le faisaient Louis Blanc ou Louis Auguste Blanqui.

Par ailleurs, quand j’ai vu le chaman du mouvement QAnon, avec ses cornes et son torse, au Capitole le 6 janvier 2020, j’ai immédiatement pensé qu’il s’agissait d’un homme de 1848 avec sa théâtralité qui peut passer pour ridicule, associée à une intension insurrectionnelle très sérieuse. On peut en rire, mais la théâtralité est une dimension extrêmement importante dans une révolution. De la même façon, le mouvement des gilets jaunes, par son mélange de revendications politiques et de carnavalesque, rappelle les tumultes de 1848. Si une nouvelle révolution se profile, elle ressemblera peut-être à 1848 : sans réelle préparation, dispersée et hérissée de contradictions…

Les Somnambules, qui montre comment l’Europe “a marché vers la guerre en 1914”, a souvent été cité par ceux qui avertissent contre un risque d’escalade en Ukraine. La comparaison est-elle pertinente ?

Les personnes qui me citent ne m’ont pas forcément lu [Rires.]. En France, mais aussi en Allemagne, on a effectivement beaucoup fait référence aux Somnambules pour souligner qu’il fallait se montrer prudent et éviter des mesures qui pourraient, malgré des intentions louables, mener à une escalade non contrôlée du conflit. Mais je ne pense pas que cette comparaison avec 1914 nous aide à comprendre ce qui se passe réellement en Ukraine. D’abord parce que cette crise est née dans un contexte bien différent de 1914. Il n’y avait pas deux grands blocs d’alliances divisant l’Europe. La complexité de 1914 était telle qu’aucun pays n’était prêt à attaquer. Chaque Etat s’est convaincu qu’il réagissait aux provocations d’un autre Etat. Même les Allemands ne voulaient déclencher un conflit. Les mesures les plus agressives ont été adoptées au nom d’arguments réactifs et défensifs. En Ukraine, au contraire, le conflit a une cause très simple : l’invasion d’un pays souverain par son voisin.

Il faut bien sûr éviter l’escalade si c’est possible. Mais l’escalade est déjà là, et c’est bien la Russie qui ne cesse de faire des provocations. Si on laisse Poutine l’emporter en Ukraine, ce ne sera pas la fin du problème, mais le début d’une vraie menace existentielle pour l’Europe. Ce qui a commencé en Ukraine continuera au Kosovo, sur la périphérie baltique et peut-être même en Pologne. L’Occident a sans doute fait des erreurs avec la Russie après 1990. Il y a eu des messages ambigus. Mais cela ne justifie en rien la décision de Poutine de tout risquer pour une invasion brutale d’un pays voisin. Je m’oppose ainsi aux arguments d’un Emmanuel Todd.

1848. Le Printemps des peuples, par Christopher Clark, trad. de l’anglais par Marie-Anne de Béru et Gabriel Boniecki. Flammarion, 805 p, 35 €.




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