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L’alerte du patron des Casques bleus sur le Liban : “On a besoin de l’unité du Conseil de sécurité”


A quoi servent les Casques bleus ? Plus d’une fois, Jean-Pierre Lacroix s’est vu poser la question. Depuis 2017, le diplomate français est le secrétaire général adjoint des Nations unies chargé des opérations de maintien de la paix. En sept ans de mandat, les polémiques sur l’impuissance des missions onusiennes se sont additionnées, sans parler des scandales d’abus sexuels présumés commis par des soldats de ces forces en République centrafricaine.

Au Liban, c’est aujourd’hui la Finul, l’une des 11 opérations de maintien de la paix de l’ONU dans le monde, qui est mise en cause par le gouvernement israélien. Cette force de 10 400 hommes, déployée depuis la première invasion du sud du Liban par Israël en 1978, est prise entre les feux du Hezbollah et de l’armée israélienne. En quelques jours, cinq Casques bleus ont été blessés par des tirs de Tsahal, et plusieurs bases ont fait l’objet d’incursion.

Son mandat a-t-il encore un sens dans la guerre actuelle ? Quid des autres opérations onusiennes, si décriées ? “Les Nations Unies n’ont d’espace pour agir efficacement que dans la mesure où les Etats membres leur donnent ce pouvoir, rappelle Jean-Pierre Lacroix. Malheureusement, la plupart des crises font aujourd’hui l’objet d’une compétition entre puissances. Dans ces cas-là, l’espace pour une solution multilatérale et collective est très limité, voire inexistant.” Entretien.

L’Express : L’armée israélienne dénonce l’existence de tunnels creusés par le Hamas à proximité d’un avant-poste de la Finul. Comment est-ce possible ?

Jean-Pierre Lacroix : Le mandat de la Finul, voté par le Conseil de sécurité, est de soutenir les parties qui doivent elles-mêmes mettre en œuvre la résolution 1701. Adoptée en 2006, elle prévoit les éléments d’une solution politique, notamment la restauration complète de la souveraineté libanaise sur tout le territoire et le contrôle par les autorités libanaises des armes présentes sur son sol. La Finul n’a donc pas pour rôle d’appliquer elle-même la résolution 1701. Sur ce point, il y a une confusion, délibérément entretenue par certains, qui procède d’une méconnaissance pour d’autres. Par ailleurs, la Finul n’a pas non plus mandat pour entrer dans les propriétés privées par la force et inspecter ce qui se passe dans les sous-sols, d’où peuvent partir des tunnels.

De plus, cette force a maintes fois été entravée par des restrictions d’accès et par des incidents faisant obstacle à notre liberté de mouvement. La Finul fait tout son possible, quand l’accès terrestre est limité, pour essayer d’observer par d’autres moyens ce qui se passe, mais nous restons limités. De plus, le Liban est un pays qui n’a pas de cadastre, de sorte qu’on ne sait pas ce qui relève de la propriété privée ou non. Un terrain peut très bien être revendiqué par un acteur sur le terrain sans qu’on puisse véritablement le vérifier. A la fin des fins, il revient donc aux différentes parties d’appliquer sérieusement la résolution 1701. Si ce jour advient, la Finul sera là pour les soutenir. Cela veut dire faire de la déconfliction, prévenir des petits incidents ou empêcher que ces incidents escaladent. C’est ce que nous avons fait à de nombreuses reprises, avant le déclenchement des hostilités. Bien sûr, nous sommes maintenant dans une autre situation.

Pour être très concret, sur ces tunnels, la Finul n’a donc rien vu ?

Je ne veux pas me prononcer sur les éléments communiqués par Israël, conformément à la règle qui régit toutes nos opérations de maintien de la paix : nous faisons rapport uniquement des faits que nous pouvons observer nous-mêmes directement. Sans quoi il suffirait qu’une partie ou une autre dise qu’il s’est passé ceci, photos à l’appui, pour qu’on en parle comme des faits. Nous perdrions toute crédibilité. Concernant ces tunnels, il s’agit d’éléments communiqués par la partie israélienne dans un contexte particulièrement tendu, à la suite d’une série d’incidents qui ont eu lieu récemment entre les forces armées israéliennes et la Finul.

La Finul n’avait donc pas constaté de tels faits ?

Si vous regardez les rapports de la Finul, vous verrez qu’ils font état de nombreuses violations de différents ordres, qui ne laissaient aucun doute sur le fait que les parties – Israël comme le Hezbollah – n’appliquent pas la résolution 1701. Plusieurs exemples en témoignent : violations de l’espace aérien libanais par Israël ; restrictions de mouvements imposés à la Finul ; limitation d’accès à certains lieux, notamment par les Green without Borders – cette organisation présentée comme écologique [NDLR : Israël l’accuse de servir de couverture au Hezbollah. Dans un rapport de 2020, la Finul indique que “malgré des demandes répétées, elle n’a toujours pas eu un plein accès à plusieurs lieux qui présentent un intérêt, notamment les sites de Green without Borders”].

Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il nous manque un élément fondamental : l’unité du Conseil de sécurité des Nations unies.

Malgré toutes ces entraves, la Finul a eu, tout au long de son histoire, un rôle important. Il y avait en permanence des incidents entre les parties, plus ou moins graves. La Finul a joué un rôle fondamental pour empêcher que ces incidents ne dégénèrent. Il faut également rappeler son rôle dans l’appui aux populations, dans l’aide humanitaire – que nous essayons de continuer à faire aujourd’hui, même si c’est plus difficile.

Certains appellent à modifier le mandat de la Finul. Qu’en dites-vous ?

Nous dépendons de la décision des Etats membres du Conseil de sécurité sur ce point. Il me semble qu’il est assez illusoire de penser qu’une force tierce puisse imposer la mise en œuvre de la résolution 1701, donc l’application d’un règlement politique, si les parties ne sont pas prêtes à le faire elles-mêmes. Cela reviendrait à imposer ce règlement par la force. Qui serait prêt à le faire ? Des pays tiers qui enverraient leurs propres soldats faire la guerre ? Cela n’a aucun sens. Une force de maintien de la paix est là pour soutenir toute partie à un conflit dans le contexte d’un règlement politique.

En l’espace de quelques jours, cinq Casques bleus ont été blessés par des tirs et plusieurs bases de la Finul ont fait l’objet d’incursion. Quel est le but de l’armée israélienne, d’après vous ? Maintenez-vous un dialogue avec elle ?

Nous maintenons un dialogue à tous les niveaux avec les autorités israéliennes, j’ai moi-même vu l’ambassadeur d’Israël aux Nations Unies il y a deux jours. Le Général espagnol Aroldo Lázaro Sáenz, qui commande la Finul, est en contact avec ses interlocuteurs au sein de l’armée israélienne, et nous avons un mécanisme de liaison au niveau des officiers qui fonctionne. Avons-nous satisfaction sur tout ce que la force demande ? Non. Mais j’observe que certains mouvements ont pu être organisés grâce aux contacts entre l’armée israélienne et la Finul, qui travaille également avec l’armée libanaise.

Benyamin Netanyahou donne l’impression de ne plus vouloir de la Finul sur place au Sud Liban, il a d’ailleurs appelé au retrait des Casques bleus…

Je ne veux pas préjuger de ses intentions, d’autant que le ministre israélien des Affaires étrangères a récemment déclaré qu’Israël accordait “une grande importance aux activités de la Finul”. Nous avons pris note de ces déclarations. Concernant les incidents qui ont touché nos Casques bleus, nous avons bien entendu protesté et rappelé les obligations qui s’imposent à toutes les parties, qui sont de respecter la sécurité des Casques bleus. Par ailleurs, les autorités israéliennes ont indiqué qu’il y aurait des enquêtes sur ces incidents. Nous en prenons note et nous espérons surtout que cela ne se reproduira pas.

Ce débat sur la Finul en rejoint d’autres sur l’impuissance des Casques bleus, qui ont souvent pour mandat de maintenir la paix dans des Etats en guerre. Ces “forces d’interposition” ont-elles encore un sens ?

D’abord, les Caques bleus surveillent encore aujourd’hui des cessez-le-feu – ces cessez-le-feu tiennent, plus ou moins bien sûr. A Chypre, sur le plateau du Golan ou au Sahara occidental, par exemple. Dans ces cas, où le mandat des Casques bleus est limité au respect d’un cessez-le-feu, il s’agit de “surveiller la paix”, mais bien entendu cette paix n’est pas parfaite, sinon il n’y aurait pas besoin d’une opération. Ce sont des paix fragiles, instables, avec des incidents qu’il faut régler par le contact permanent avec les parties.

Les Nations unies n’ont d’espace pour agir efficacement que dans la mesure où les Etats membres leur donnent ce pouvoir.

Dans l’histoire des opérations de maintien de la paix, certaines ont eu des mandats plus complexes, prévoyant le soutien aux efforts politiques de mise en œuvre d’un règlement, la protection des civils, le redressement des pays affectés par la crise. Là, la liste des succès, c’est-à-dire des pays qui ont retrouvé la stabilité avec l’appui d’opérations de maintien de la paix (et non grâce à celles-ci), est très longue : le Sierra Leone, le Liberia, le Timor oriental, l’Angola, le Cambodge dans les années 1990, El Salvador, etc. Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il nous manque un élément fondamental : l’unité du Conseil de sécurité des Nations unies. Une opération, quelle qu’elle soit, est toujours là pour soutenir la mise en œuvre d’un règlement de paix. Mais elle ne suffit pas. Elle doit être accompagnée des efforts actifs et unis des Etats membres pour soutenir les parties et faire pression sur elles. Or, aujourd’hui, nous n’avons plus cette unité. Résultat, dans la plupart des situations où nous nous trouvons, les processus de règlement n’avancent pas.

L’objectif ultime du maintien de la paix est de créer les conditions pour qu’une solution politique soit mise en œuvre, après quoi nous pouvons partir et laisser une situation stabilisée, comme ça a été le cas en Côte d’Ivoire, au Liberia, en Sierra Leone et dans bien d’autres pays. Aujourd’hui, nous avons des cas, comme le Mali, qui sont devenus des sujets de confrontation entre deux groupes d’Etats au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies [NDLR : En janvier 2022, par exemple, la Russie et la Chine ont bloqué un texte en faveur de sanctions contre la junte malienne]. Ce bras de fer au sein même du Conseil de sécurité de l’ONU condamne les opérations de maintien de la paix à des objectifs intermédiaires, à savoir préserver un cessez-le-feu dans la mesure du possible ou créer des zones de sécurité pour les populations civiles. Des centaines de milliers de personnes sont protégées quotidiennement par les opérations de maintien de la paix. Cela empêche certains pays très en difficulté de s’effondrer totalement. Mais ce ne sont que des objectifs intermédiaires, ce qui peut créer des frustrations et le sentiment que les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Les reproches faits aux Casques bleus renvoient d’ailleurs à une critique plus générale sur l’impuissance de l’ONU…

Encore une fois, les Nations unies n’ont d’espace pour agir efficacement que dans la mesure où les Etats membres leur donnent ce pouvoir. Si et seulement si, en situation de crise, les Etats membres du Conseil de Sécurité font prévaloir le choix d’efforts collectifs et multilatéraux sur la compétition. Malheureusement, la plupart des crises font aujourd’hui l’objet d’une compétition entre puissances. Dans ces cas-là, l’espace pour une solution multilatérale et collective est très limité, voire inexistant.




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