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Jérôme Fourquet : “Culturellement, nous sommes devenus des poke bowls”


Depuis la publication en 2019 de L’Archipel français – dont le titre a tant percolé le débat public qu’il en est devenu une expression courante –, Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, fouille les transformations de la société française. Son originalité : mettre au jour nos bouleversements culturels, géographiques, ou politiques à travers une myriade d’indicateurs – parfois classiques, parfois insolites – qui permettent d’appréhender concrètement les tectoniques à l’œuvre en profondeur.

Son dernier ouvrage Métamorphoses françaises (Seuil)revient par le biais de l’infographie sur ces transformations. Au fil des courbes, des cartes et des camemberts, se dessine la grande bascule des quarante dernières années. Nous en publions, avec l’interview de l’auteur, des extraits exclusifs.

L’Express : Ce livre synthétise, avec des infographies, vos travaux depuis L’Archipel français. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette œuvre d’observation du pays ?

Jérôme Fourquet : L’ampleur et la vitesse des transformations. Tout n’était pas figé avant, bien sûr, mais depuis les années 1980, les mutations sont spectaculaires : c’est ce qui saute aux yeux. En une ou deux générations, les différents compartiments de la vie sociale ont été bouleversés : les croyances (la part des baptisés dans les naissances est passée de 70 % en 1980 à 27 % en 2018) ; le rapport au corps (42 % des 25-34 ans sont tatoués aujourd’hui, contre 20 % en 2010) ; la structure familiale (la part des familles monoparentales est passée de 10 % en 1990 à 25 % aujourd’hui) ; l’alimentaire ; le modèle économique et, in fine, les comportements électoraux.

Dans son nouveau livre, Marcel Gauchet explique le bouleversement occidental des quarante dernières années par un double choc : la mondialisation d’une part et l’essor de l’individualisme de l’autre. C’est aussi ce que l’on retrouve dans votre ouvrage…

Ce sont effectivement les deux moteurs qui, pour reprendre une expression chère au sociologue Paul Yonnet, ont “perforé” tous les compartiments de la société. Quand il a décrit l’avènement du “peuple adolescent” avec son tropisme pour le rock made in USA et son sentiment d’absence de limites (1), Yonnet a été l’un des premiers observateurs des transformations puissantes qui ont arasé les barrières de classes comme les frontières géographiques.

Ajoutons que, pour ce qui est de l’hyperindividualisme, l’évolution s’est faite sans qu’on mette un pistolet sur la tempe de qui que ce soit : même si le marché a pu encourager cette évolution, elle a surtout correspondu à une aspiration individuelle et collective, ce qui en fait un mouvement d’autant plus irrésistible.

La dislocation terminale de la matrice catholique se déploie sur trois niveaux.

Jérôme Fourquet

Nous sommes, écrivez-vous, au “stade terminal” de la déchristianisation. Cela signifie-t-il que le réveil d’un catholicisme politique entrepris, notamment, par les médias de Vincent Bolloré, est une cause perdue ?

La dislocation terminale de la matrice catholique se déploie sur trois niveaux. Le premier, déjà bien identifié, est celui de la pratique de la religion et du taux de remplissage des églises. En 1961, 35 % des Français allaient encore à la messe tous les dimanches, contre 6 % en 2012. Le deuxième, est celui de l’influence culturelle et de la connaissance des grands concepts religieux. Là aussi, on mesure à quel point la France n’est plus la fille aînée de l’Eglise.

L’écrivain Nicolas Mathieu l’a bien saisi qui, dans Leurs Enfants après eux, trousse ces quelques lignes : “Le garçon n’avait pas l’habitude de cet endroit. Il regardait les vitraux, les sculptures, ces images de supplice et de gloire, sans rien comprendre. Le sens de cette langue, pour lui et beaucoup d’autres, était perdu. Il ne demeurait qu’un décorum prétentieux et des gestes tournant à vide. Au moins, il faisait frais.” En 2010, 13 % seulement des Français savaient encore ce que représente la Pentecôte (et 7 % des moins de 35 ans !). Enfin, le troisième niveau de cette dislocation s’observe dans le sous-jacent anthropologique, c’est-à-dire dans l’évolution de notre rapport au corps, à la sexualité, à la condition animale…

La condition animale ?

Oui, dans la Bible, l’animal est une créature divine, qui doit donc être respectée, mais qui est au service de l’homme. Il y a une hiérarchie. C’est pourquoi le développement de l’antispécisme ou les succès du Parti animaliste constituent des signes de notre déchristianisation. Pareil pour les rites funéraires : en 1980, la crémation représentait moins de 1 % des obsèques, contre plus de 40 % aujourd’hui, et cela sera bientôt majoritaire. Or si le catholicisme ne condamne plus l’incinération depuis 1963, il s’y est longtemps opposé et préconise toujours l’enterrement. Mais cette prescription n’est plus entendue.

Pour en revenir, enfin, à votre question sur l’entreprise des médias Bolloré, je pense qu’il faut distinguer deux stratégies : une stratégie de niche, visant à parler aux Français qui, sans être forcément très assidus à la messe, se sont redécouvert des racines religieuses et culturelles face à la montée en puissance de l’islam, ou en réaction aux métamorphoses anthropologique (la PMA, le débat sur la fin de vie, etc.). S’y ajoute une seconde démarche, qui considère désormais la France comme une terre de mission, comme aux premiers temps de l’Eglise. C’est une stratégie de ré-évangélisation, très conservatrice, avec l’idée de repartir du début, et de ne plus tenir pour acquis le catholicisme culturel, dont les tenants de cette stratégie constatent objectivement qu’il a disparu dans des pans entiers de la population.

A la sortie de L’Archipel français, en 2019, vos statistiques sur les prénoms arabo-musulmans avaient fait débat. Avez-vous hésité à les publier à nouveau ?

J’espère que nous avons contribué à faire avancer le débat, car le prénom est un indicateur robuste et valide, non seulement du degré d’assimilation culturelle mais aussi des dynamiques migratoires à l’œuvre. On est passé de 7 % de prénoms arabo-musulmans parmi les naissances de garçons en France en 1983 à 21 % en 2021 (il y a eu un tassement sur les deux dernières années, sans doute lié à l’arrêt des flux migratoires durant la période du Covid). Quand on travaille sérieusement, la question du prénom constitue un bon marqueur, permettant de mettre en lumière des évolutions démographiques ou culturelles. J’ai d’ailleurs constaté que pendant les émeutes de 2023, le ministre de l’Intérieur d’alors, Gérald Darmanin, avait fait valoir que parmi les émeutiers, “il y avait aussi beaucoup de Kevin et de Matteo”.

Votre concept d’archipélisation de la société a aussi fait l’objet d’une discussion. Certains lui préfèrent la clé de lecture des “deux France” : celle des métropoles et celle de la périphérie…

Si l’on se concentre sur les seconds tours de la dernière présidentielle et des dernières législatives, alors effectivement, une image bipolaire apparaît, due, surtout, au front républicain contre le RN. Mais est-ce la vraie photo du pays ? Ou alors faut-il regarder l’instantané des premiers tours, qui segmente l’électorat en trois blocs ? Il y a incontestablement deux dynamiques électorales qui se répondent : une puissante montée des eaux bleu Marine (avec un RN qui passe de 18,68 % au premier tour des législatives de 2022 à 33,2 % cette année), et, en réaction, un vote barrage montrant qu’une majorité absolue de Français refuse toujours la perspective d’une accession au pouvoir du RN.

Mais le barrage a-t-il une cohérence sociologique, culturelle, géographique en dehors de sa fonction de digue ? J’entends bien la lecture d’une “alliance des bourgeoisies” contre le vote populo, mais elle a pour moi des limites : on voit bien que les cadres LFIstes et les cadres macronistes incarnent des milieux et des sensibilités totalement distincts. En outre, sur la question du conflit israélo-palestinien, de la dette, etc., il y a des différences majeures entre leurs électorats.

Vous qualifiez LR de “parti bonsaï”. Or celui-ci est aujourd’hui au pouvoir avec Michel Barnier…

D’où la colère, légitime, ressentie par au moins deux tiers de l’électorat qui a voté pour le NFP ou le RN, et qui a vu sortir la fumée blanche de l’Elysée annonçant Michel Barnier, alors même que LR n’a que 46 députés ! Je l’explique par une image géologique : dans notre beau Vercors, on peut observer des reliefs montagneux atypiques voire bizarroïdes qui résultent du choc de plaques tectoniques.

Eh bien, pour moi, le paysage électoral post-dissolution peut se comparer à ce phénomène-là : les deux mouvements tectoniques qui se sont violemment heurtés étant la dynamique RN et la réactivation du front républicain. Résultat : il y a trois blocs à l’Assemblée, mais sans majorité. Et au finish, on voit un parti bonsaï accéder au pouvoir !

Un récent livre du sociologue Vincent Tiberj a relancé le débat : la France s’est-elle droitisée, oui ou non ?

On peut considérer trois axes. Le premier, c’est l’axe économique opposant étatisme et libéralisme. Nous enchaînons cinquante années de budget en déficit, accentué par le “quoi qu’il en coûte” macronien. Nous sommes le pays qui prélève le plus de l’OCDE, et nous comptons 5 millions de fonctionnaires. C’est un niveau de socialisation et d’étatisation sans précédent pour une nation occidentale. La dernière campagne électorale a aussi confirmé qu’il y avait un large consensus autour d’une politique de relance par le pouvoir d’achat, tout comme sur le fait de vouloir revenir sur la réforme des retraites. Dans le domaine économique, il n’y a donc clairement pas de droitisation à l’œuvre.

Le deuxième axe est celui des valeurs sociétales, entre progressisme et conservatisme. Là aussi, nulle droitisation à l’horizon : il existe en France un large consensus sur la PMA, sur la fin de vie, sur le mariage homosexuel, etc. La remise en cause de l’IVG aux Etats-Unis par la Cour suprême a certes provoqué une émotion en France, montrant que par certains aspects, nous sommes bien le 51e Etat des USA. Pourtant, chez nous, on ne constate aucun mouvement culturel ou politique puissant (ni Marine Le Pen ni Jordan Bardella) qui voudrait donner des coups de boutoir à ce droit. Le recours à l’IVG est totalement normalisé. En revanche, quand on considère un troisième axe qui concerne le régalien, la sécurité et l’immigration, là, il y a une droitisation évidente.

Une chaîne comme CNews ne fait que conforter ceux qui la regardent, et qu’au reste ces derniers ne sont pas si nombreux

Jérôme Fourquet

Voilà pour le panorama. Maintenant, tentons d’expliquer le “ressenti”. Il y a bien, à gauche, des intellectuels qui dénoncent une “droitisation des médias”. Mais ils oublient qu’une chaîne comme CNews ne fait que conforter ceux qui la regardent, et qu’au reste ces derniers ne sont pas si nombreux (3 % de l’audimat). La gauche a longtemps bénéficié d’un monopole sur le plan culturel, et voit ces succès de niche comme une OPA. Je pense que c’est exagéré. Dans les médias aussi, on observe surtout une archipélisation, avec des audiences qui n’ont jamais été aussi morcelées sous l’effet du déploiement de la TNT et d’Internet.

Vous accordez une grande place à l’essor des familles monoparentales, qui représentent aujourd’hui 24 % des foyers contre 9,2 % en 1975. Pourtant, c’est un sujet peu traité dans la conversation publique…

Je crois d’abord que la rapidité de cet essor explique une sorte de décalage dans la prise de conscience : la part des familles monoparentales est restée stable jusqu’au milieu des années 1980 avant de doubler dans les années 1990 ! Par ailleurs, si cette évolution traverse toutes les catégories socioprofessionnelles, elle concerne particulièrement la France populaire qui, de manière générale, ne bénéficie pas toujours de l’attention médiatique ni des largesses de la représentation culturelle. Enfin, il y a peut-être un verrou un peu soixante-huitard, qui considère que si on met en avant ce phénomène, c’est qu’on tient forcément un discours moralisateur (la chanson Elle a fait un bébé toute seule de Goldman est assez représentative de cette revendication à vouloir vivre sa vie comme on le souhaite). Mais il va bien falloir parler de cette tendance lourde ! Car les mères célibataires se prennent de plein fouet les évolutions de la société. Des gilets jaunes (rappelons que la deuxième revendication des cahiers doléances concernait le paiement des pensions alimentaires !) aux émeutes de 2023 (60 % des mineurs arrêtés étaient issus de familles monoparentales), les mères célibataires sont la figure récurrente de l’actualité des dernières années : à la fois fortes et mises dans de grandes difficultés.

Vous soulignez que l’essor du yoga reflète une triple évolution : le bien-être physique comme psychologique, mais aussi de nouvelles formes de spiritualité…

On peut y rajouter l’asiatisation et l’américanisation, le yoga étant passé par la Californie. La pratique du yoga irrigue tout le territoire français, des grandes agglomérations aux petits villages. Près de 1 Français sur 5 le pratique au moins occasionnellement, et 1 femme sur 4. Cet été, à Belle-Ile-en-mer, j’ai vu un bouddha trônant dans un jardin à côté d’un drapeau breton. Comme dans les poke bowls, que l’on compose à la carte avec différents ingrédients (les “toppings”) il y a une forme de topping culturel. On se sert de choses très variées et mondialisées, qui n’ont pas forcément une grande cohérence entre elles.

Vous mettez aussi en avant le boom des bric-à-brac et des braderies. Près de 50 000 sont organisés chaque année en France…

Ce sont les nouveaux événements sociaux et festifs dans les villages et les quartiers. Chaque association – pompiers, club de foot… – organise le sien. C’est un aspect convivial, qui permet de boire un coup entre amis à la buvette le week-end. Mais c’est aussi le reflet de l’économie de la débrouille. Un peu comme la France du Bon Coin, qui est son pendant numérique, c’est le retour à des échanges horizontaux. Il peut y avoir chez certains une dimension écologique avec le souci du recyclage. Mais le moteur principal, c’est quand même le fait d’acheter à pas cher et de revendre. Le perdant de ce phénomène, c’est Emmaüs, qui enregistre une forte baisse de sa collecte. Tout ce qui est considéré comme ayant la moindre valeur est désormais revendu. C’est la fin du don qui était central dans la France de Don Camillo comme celle de Peppone. Il y a trente ans, on faisait des ventes pour des associations religieuses ou militantes. Maintenant, tout le monde est à son compte. Nous sommes devenus des colporteurs 2.0.

(1) Jeux, modes et masses. La société française et le moderne, Gallimard, 1985.




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