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Guerre en Ukraine : la stratégie de Poutine pour faire geler la population

C’est avec onze jours d’avance sur le calendrier que l’opérateur ukrainien Energoatom annonce fièrement la remise en état de son dernier réacteur, à la centrale nucléaire de Rivne, dans le nord-ouest de l’Ukraine. “Nous sommes prêts. Le programme de réparation a été achevé et toutes les unités sont chargées”, se félicite Petro Kotin, le président du groupe, interrogé par la télévision ukrainienne ce 15 octobre. Quelques semaines plus tôt, le 26 août, une vague de frappes russes avait entraîné la déconnexion de trois d’entre elles. Lors de cette attaque aérienne – la plus massive depuis le début du conflit – Moscou avait lancé une salve de 236 missiles et drones aux quatre coins du pays contre les infrastructures énergétiques, privant plus de 8 millions de personnes d’électricité, dont les habitants de Kiev. Une panne de cette ampleur n’avait pas été enregistrée dans la capitale ukrainienne depuis novembre 2022…

A l’heure où le thermomètre entame sa chute vers des températures négatives, une grande crainte traverse aujourd’hui le pays : revivre une telle crise en plein cœur de l’hiver. “Notre système énergétique affiche un déficit inédit en ce début de saison de chauffage, atteste Oksana Ishchuk, spécialiste de l’énergie et directrice exécutive de l’institut ukrainien Centre for Global Studies Strategy XXI. L’hiver à venir s’annonce comme le plus difficile depuis le début de la guerre.” Pour la troisième année consécutive, les autorités ukrainiennes s’attendent à une nouvelle campagne de frappes hivernales, visant à briser la détermination de sa population en la privant de chauffage. Les deux précédentes ont déjà laissé les infrastructures énergétiques du pays dans une situation plus qu’inquiétante.

Depuis 2022, les attaques massives de Moscou n’ont laissé à l’Ukraine qu’environ un tiers de ses capacités de production d’électricité d’avant-guerre. Selon un récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’occupation de la centrale nucléaire de Zaporijia – la plus grande d’Europe – par les Russes a, à elle seule, privé Kiev d’environ 6 gigawatts (GW, un gigawatt correspond aux besoins en électricité d’environ 1 million de personnes). Et les frappes opérées par Moscou au cours de 2024 lui en ont fait perdre 9 GW supplémentaires. “Les dommages causés aux infrastructures se sont dangereusement accumulés au cours des deux dernières années, pointe Benjamin Schmitt, chercheur principal au Kleinman Center for Energy Policy de l’université de Pennsylvanie et ancien conseiller au département d’Etat américain. A l’aube du troisième hiver de l’invasion russe, on se trouve face à une situation potentiellement désastreuse.”

Important déficit d’électricité

En juin, une étude de la Kyiv School of Economics a estimé les dégâts subis par les infrastructures énergétiques ukrainiennes à plus de 16,1 milliards de dollars, dont plus de 11,4 pour les seules installations électriques. Les conséquences s’en sont déjà fait durement ressentir. Au cours de l’été, l’Ukraine a connu un important déficit d’électricité avec des capacités de production inférieures de 2,3 GW par rapport à la demande (12 GW), conduisant à des coupures de courant de plusieurs heures par jour dans certaines régions. La baisse des températures lors des mois d’hiver pourrait encore creuser l’écart. Selon l’AIEA, le déficit pourrait cette fois atteindre jusqu’à 6 GW, soit le pic annuel de la demande en électricité d’un pays comme le Danemark. Et ce, si les capacités de production actuelles ne sont pas réduites par Moscou d’ici là.

Loin de bombarder aveuglément, l’armée russe a fait évoluer sa stratégie au fil des années. Alors qu’en 2022 et 2023 les frappes visaient principalement le réseau de distribution d’électricité, celles de 2024 se sont concentrées directement sur les sites de production. Fin mai, autour de 70 % des centrales thermiques d’Ukraine – comme celles à gaz ou à charbon – avaient été endommagées ou étaient occupées par les forces russes. Sur les 36 frappes enregistrées depuis le mois de mars par les Nations unies, 25 ont ainsi visé des centrales thermiques. Dans le même temps, les attaques contre les centrales hydroélectriques ont, elles, triplé.

Photo diffusée le 6 juin 2023 par la société ukrainienne exploitante, Ukrgidroenergo, du barrage hydroélectrique de Kakhovka endommagé, dans la région de Kherson

Cette destruction de ses installations conventionnelles a accru la dépendance de l’Ukraine à ses trois centrales nucléaires encore opérationnelles (Rivne, Khmelnytska, Ukraine du Sud). “L’énergie nucléaire répond aujourd’hui à environ 70 % de la demande en électricité, souligne Haley Nelson, directrice adjointe au Global Energy Center de l’Atlantic Council, à Washington. Or les centrales nucléaires ont besoin de sous-stations à haute tension pour distribuer l’électricité au réseau : si ces dernières venaient à être prises pour cible, cela aurait de graves répercussions car les centrales nucléaires s’adaptent moins facilement que les thermiques aux fluctuations de l’électricité sur le réseau.” Faisant de ces sous-stations une cible de choix pour le Kremlin et sa campagne de terreur.

Lors de l’attaque massive du 26 août, deux d’entre elles avaient été ciblées. “Si l’un de ces systèmes est détruit, il nous faudra plusieurs semaines pour rétablir les opérations – et pendant tout ce temps, nous ferons face à un énorme déficit en électricité, redoute Oleksandr Kharchenko, directeur général de l’institut ukrainien Energy Industry Research Center. Il s’agit de la partie la plus vulnérable de notre secteur énergétique à l’heure actuelle.” Si pour protéger ce talon d’Achille, Energoatom a lancé la construction d’abris en béton pour sa centrale de Rivne, l’opérateur ukrainien a récemment été la cible de critiques pour avoir attendu la fin du mois de septembre avant de signer le contrat de ce chantier. De fait, son échéance n’est prévue qu’en mars 2025 – soit à la fin de la période de chauffage hivernal.

“Des gens meurent dans ces situations”

En dépit des immenses efforts consentis par les ingénieurs ukrainiens pour faire tenir les installations énergétiques du pays, l’équilibre du système reste plus qu’instable. “Nous n’avons pas de réserve, reprend Oleksandr Kharchenko. Si une partie de notre capacité de production d’électricité disparaît, que ce soit à la suite d’un incident technique ou d’une attaque, cela se traduira immédiatement par des restrictions d’énergie pour les consommateurs.” L’aide des Européens, avec le 1,7 GW exporté dans le pays, ne suffira pas à combler ce manque. En septembre, un rapport de l’ONU avait indiqué que les coupures d’énergie pourraient s’étaler sur des plages allant de 4 à 18 heures par jour – à une période où les températures avoisinent parfois les -20 degrés.

Les villes ukrainiennes, qui abritent environ 70 % de la population, sont particulièrement menacées. En cause, la forte concentration de hauts immeubles hérités de l’ère soviétique, nécessitant une alimentation électrique pour faire fonctionner leurs ascenseurs – essentiels aux personnes âgées ou à mobilité réduite – ou encore les systèmes de pompes chargés d’acheminer l’eau aux étages les plus élevés. De même, la moitié des foyers ukrainiens dépendent du chauffage centralisé, qui, pour fonctionner, nécessite là encore eau et électricité. “Les coupures de courant massives sont synonymes de crises humanitaires : des gens meurent dans ces situations, résume le chercheur Benjamin Schmitt. Le danger réside également dans l’impact de ces coupures sur le fonctionnement de services essentiels à la société tels que les hôpitaux, la police, les pompiers, ou les magasins fournissant les denrées alimentaires.” In fine, cette possible détérioration de la situation énergétique pourrait avoir des conséquences lourdes sur le flot de réfugiés fuyant à l’étranger chaque année. Dans un rapport publié en août, la Banque nationale d’Ukraine a estimé qu’elle pourrait se traduire par 700 000 départs supplémentaires entre 2024 et 2025 – s’ajoutant aux quelque 8 millions de personnes ayant déjà quitté le pays.

Des sauveteurs sur le site d'une attaque de missile à Zaporijjia en Ukraine le 29 septembre 2024 - photographie prise et publiée par les services d'urgence ukrainiens
Des sauveteurs sur le site d’une attaque de missile à Zaporijjia en Ukraine le 29 septembre 2024 – photographie prise et publiée par les services d’urgence ukrainiens

Le ciblage des infrastructures est en parallèle un bon moyen pour le Kremlin de paralyser l’activité économique ukrainienne. “Sans électricité, aucune industrie ne peut fonctionner, relève Oksana Ishchuk du Centre for Global Studies Strategy XXI. Poutine essaye de détruire l’économie puisqu’il sait qu’elle constitue le principal soutien du front et de l’armée.” Plus de deux ans et demi après le début de la guerre, l’Ukraine consacre aujourd’hui près de la moitié de son budget national à la défense – soit autour de 40 milliards de dollars. Début octobre, Volodymyr Zelensky a ainsi annoncé qu’au cours du premier semestre de 2024, l’Ukraine avait été capable de produire “25 fois plus” de munitions d’artillerie et de mortier que pendant toute l’année 2022 et était aujourd’hui en mesure de fabriquer 4 millions de drones par an. Une pénurie d’énergie pourrait largement perturber cette machine de guerre, et se traduire par des retards de livraisons essentielles à la défense du front.

Malgré les appels formulés sans relâche par Volodymyr Zelensky auprès de ses alliés, Kiev manque encore et toujours de défense anti-aérienne pour se protéger des frappes russes. “Bien que l’Ukraine ait fait des progrès considérables dans ce domaine avec l’acquisition de systèmes performants tels que les Patriot, les SAMP-T ou les IRIS-T, il reste des lacunes, confirme Haley Nelson, de l’Atlantic Council. En général, la Russie frappe simultanément avec de larges volumes de drones et missiles afin de submerger les défenses, ce qui rend vulnérable de nombreuses installations énergétiques – qui sont en outre disséminées partout dans le pays.”

L’hiver approchant, la question d’autoriser Kiev à utiliser des armes occidentales pour bombarder des bases aériennes situées en Russie – et utilisées par Moscou pour ses frappes contre les infrastructures ukrainiennes – pourrait se poser avec encore plus de vigueur en cas de blackout généralisé dans le pays. Car le régime russe ne lésine pas sur les moyens. A l’issue d’une nouvelle vague d’attaques contre les villes ukrainiennes le 20 octobre, le président ukrainien a révélé que plus de 6100 drones avaient été lancés contre son pays depuis le début de l’année. Et près de 1400 l’ont été rien qu’en septembre. L’hiver s’annonce comme une terrible épreuve de plus pour la population.




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