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“Miséricorde” : ce que les films de Guiraudie ont de jubilatoire, par Christophe Donner


Alain Guiraudie me rassure. Ses livres, ses films, on peut faire les deux, et on peut raconter dans les uns et les autres deux fois, trois fois autant de fois qu’on veut la même histoire. A condition que l’on respecte le réel, qu’on n’aille jamais chercher dans l’imagination les artifices que la paresse prétend imposer au créateur. D’une œuvre à l’autre, cinématographiques ou littéraires, plus on raconte la même chose, plus les récits diffèrent et nous éclairent en éclairant le sujet. Ils ne sont pas seulement enrichis ou épurés, ces récits, ils sont radicalement autres. Et pourtant l’histoire réelle, ce qui est arrivé, est toujours là, immanente, insaisissable. Et le temps n’arrange pas les choses, la mémoire fuit.

Le héros du dernier film de Guiraudie n’est pas Jérémie, interprété par Félix Kysyl, c’est l’aura qui enveloppe tous les personnages, littéraires ou cinématographiques, de Guiraudie. Une forme d’amour que l’auteur décide de nommer, en même temps que son film, Miséricorde.

Il y a une intrigue, elle est très légère, fluide, ne cherche pas à être crue, le crime arrive sans crier gare, simplement, sans effroi, le cadavre est traîné là où il faut qu’il soit traîné et enseveli de façon très étrange, comme pour être bientôt retrouvé. Tout est fait main dans ce film, jusqu’au trou creusé pour le cadavre. Dans tous les polars, il faut enterrer le cadavre, c’est un “mème” cinématographique ; dans le genre, on n’aura jamais vu un trou aussi peu profond. Le cadavre est traîné avec respect, recouvert d’une fine couverture de feuilles d’automne. Couverture miséricordieuse au sens où sa minceur laisse possibles et même imminentes sa découverte et celle de la vérité sur l’assassin, que l’on connaît, mais envers lequel la miséricorde de Guiraudie agit dès le départ.

Il y a du suspense chaque fois que les ramasseurs de champignons passent à côté du petit tas de feuilles. D’autant plus intense, le suspense, que cinq ou six belles morilles, comme par hasard, ont percé de leur phallique chapeau le naïf tapis de feuilles mortes. L’assassin, qui revient toujours sur les lieux de son crime, les ramasse, et les mange au cours d’un repas partagé avec la famille du défunt. C’est toujours un repas d’exception quand il y a des morilles. Chez les chartreux, le repas moins frugal que de coutume que les moines s’accordent une fois par semaine s’appelle une “miséricorde”. Et moi, ça m’a rappelé la pomme tombée sur le gazon du petit jardin du camp de concentration de Neuengamme où est mort mon grand-père, pomme que j’avais ramassée et croquée. Elle avait, maintenant je le sais, le goût de la miséricorde.

Le chuchotement des idées

Ce qui est troublant, agréable, jubilatoire dans l’écriture cinématographique et littéraire de Guiraudie, c’est l’enveloppement des tabous, le chuchotement des vérités. La volupté des damnations vient ou devient de l’humour, elle couvre le village comme un nuage radioactif qui aurait répandu ses gags, le curé, le gendarme et la gendarmette, la boulangerie qui a fermé et cet ange exterminateur qui semble avoir inventé le contraire de l’extermination… la désinhibition ? Car il a pour tous et toutes une tendresse à laquelle personne ne résiste. L’acte n’est jamais brutal, il est fait de surprise, et reste en devenir.

Jadis, quand Pasolini appelle Terence Stamp pour son Théorème, la beauté, la jeunesse et le vice bien gaulé s’unissent pour rendre impossible tout pardon. Idem quand René Clément appelle Delon pour son Plein soleil. Alain Guiraudie a mis en place d’autres canons en appelant Félix Kysyl pour mettre tout le village à l’épreuve du doute. Ils ne sont guère plus d’une dizaine, mais tous tombent sous le charme de Jérémie et crient miséricorde.

Il lui a fallu aussi, j’imagine, beaucoup de patience et d’astuce pour ôter le masque de Catherine Frot du visage de Martine. La montagne, sans doute, et l’automne, la justesse des dialogues, l’authenticité des décors, la rareté des autres acteurs auront été plus forts que la célébrité, ce poison des villes.




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